lundi 16 janvier 2017

La colonie



            La colonie se frayait un chemin parmi la terre. Dans la fraîcheur du soir, une longue file silencieuse avançait entre les racines, sous l’humus. Azyx marchait en tête. Il n’avait jamais vu autant d’individus disposés à le suivre, et c’était avec fierté qu’il creusait le sol devant lui, s’enfonçant toujours plus profondément parmi les végétaux en décomposition, les pierres et la mousse.
            L’odeur de plus en plus forte, ces délicieuses émanations qui avaient attiré la colonie jusqu’ici, avertirent Azyx que leur équipée touchait à son but. La surface dure et plane d’un bois vermoulu, déjà entrouvert par endroit sous l’action de l’humidité et de la pression de la terre, confirma que l’escouade était arrivée au terme de son voyage. Il ne restait plus qu’à s’engouffrer entre les planches disjointes et se partager le festin.
            C’était le périple de leur vie. Les membres de la colonie étaient nés à fleur de terre, il y a longtemps, au tout début du voyage. La marche avait été longue. Des œufs avaient éclos en chemin, et d’autres larves avaient rejoint la troupe. Ce n’était pas fini. D’autres arrivaient encore derrière, lent défilé ininterrompu grouillant sous la terre brune.
            Les premiers arrivants avaient déjà entamé la descente le long des parois de bois. Celles-ci étaient recouvertes de centaines d’individus, les antennes dirigées vers la chair en décomposition qui avait déjà nourri des légions de mouches bleues et de diptères voraces, ayant laissé sur leur passage des quantités d’œufs. Une nouvelle génération de nécrophages avait alors pris le relais, s’enfonçant dans les cavités, rongeant les chairs, pompant les fluides du cadavre en putréfaction.
            Azyx et ses congénères appartenaient à une nouvelle escouade d’arthropodes, les mandibules s’entrechoquant d’impatience à mesure qu’ils approchaient du buffet qui les attendait, allongé sur un drap de satin auquel l’humidité, les racines et la terre qui s’était déversée à travers les déchirures du bois avaient fait perdre sa blancheur immaculée. À leur tour d’entrer en scène !
            Glissant sur la soie fatiguée, il avait atteint un talon, qui se dressait comme une montagne devant lui. Il en entreprit aussitôt l’ascension, les pattes crochetées dans la chair molle, la tête en arrière alors qu’il négociait le surplomb, puis retrouvant son équilibre sur la paroi verticale de la plante du pied. La colonie se dispersait derrière lui, certains individus le suivant à la trace, les autres partant explorer des contrées plus lointaines, aux environs des creux poplités, de l’aine, des organes génitaux, ou plus loin encore, dans les confins, vers la tête et ses cavités hospitalières.
            La peau était crevée, déchirée, à certains endroits elle tombait par plaques, comme la façade d’un très vieux bâtiment. Les microbes y avaient laissé leurs germes, qui en s’ouvrant avaient libéré leurs gaz. Sulfure d’hydrogène, fréon et dioxyde de carbone s’étaient répandus, saturant les alentours d’un capiteux fumet de pourriture. L’insecte avait gravi une dernière bosse sous le gros orteil, dont il atteignait maintenant le sommet. C’est alors qu’il commença à se nourrir, plongeant ses mandibules dans la pulpe de la peau. Il aimait particulièrement s’aventurer sous l’ongle, ce couvercle jaune, cassé, qui renfermait de multiples trésors.
            Il apercevait en contrebas, très loin au-dessous de lui, les troupes d’insectes toujours plus nombreuses qui recouvraient presque entièrement les chevilles, les mollets du cadavre. Il savait qu’à perte de vue, le défilé continuait, que tous les plis, tous les orifices du corps couché là étaient pris d’assaut, colonisés par ses frères. Le bruit était assourdissant. Tout autour de lui, on se nourrissait, on s’accouplait, on pondait. C’était le voyage de sa vie. Azyx allait mourir ici, il le savait, mais avant cela, il aurait mangé, il aurait achevé sa mue, il aurait fécondé une femelle, il aurait vu éclore des œufs, ses enfants, et il aurait gagné un creux propice pour y finir ses jours. Il aurait vécu.  
          Azyx ne craignait pas son propre trépas. Il était bien placé pour savoir que la mort n’est rien, rien d’autre qu’une étape de la vie. Comme le cadavre de cet humain permettait à toute une faune exubérante de se nourrir, de croître et de multiplier, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que de la poussière, son corps à lui, également, accueillerait une nuée de microbes nécrophages. Et eux-mêmes, sans doute, une fois morts, se verraient assiégés par d’autres organismes vivants, encore plus petits. La longue chaîne de la vie ne s’arrête jamais. La mort n’en est que le point de départ.


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