vendredi 26 août 2016

L'oeil de marbre



   
            L’air est doux en ce mois d’avril 1874, et les deux frères marchent le long de la plage de Savin Hill, dans la baie de Dorchester, au sud de Boston. L’endroit est désert à cette heure, les mouettes poussent des cris loin au-dessus d’eux et les promeneurs s’apprêtent à rebrousser chemin, leurs pas les ayant conduits à l’extrémité de la plage, au bord d’un terrain marécageux.
            C’est alors que l’un d’eux remarque une forme blanche, allongée dans la vase, à demi cachée par la boue qui la recouvre. Un mauvais pressentiment : il s’approche et ses craintes sont confirmées. Il a sous les yeux le cadavre à demi nu d’un très jeune enfant. Son torse est une bouillie où le sang séché, bruni, se mêle à la glaise verdâtre du marécage – et l’homme a d’abord cru que l’enfant avait été décapité, tant la plaie sur sa gorge est profonde.
            Les enquêteurs dépêchés sur place sont justement à la recherche d’un enfant. Depuis le 8 mars, John Curran, de Boston, est sans nouvelles de sa fille Katie, âgée de dix ans.
            Mais ce n’est pas le corps de la petite Katie Curran que les hommes de la police de Boston ont sous les yeux. Il s’agit d’un garçon de quatre ans, bientôt identifié comme étant Horace Millen. L’autopsie du petit cadavre confirme l’acharnement du meurtrier : le corps a été frappé de trente-et-un coups de couteau, les organes sexuels en partie arrachés et la tête presque séparée du tronc. L’agresseur a été jusqu’à crever l’œil droit du petit Horace.
            Une telle rage dirigée vers un enfant si jeune rappelle étrangement quelqu’un aux enquêteurs. Ils y avaient déjà vaguement pensé au moment de la disparition de la petite Katie, d’autant plus que le jeune suspect habite tout près du père de la disparue, à South Boston.
            Malgré la jeunesse de Jesse Pomeroy, les policiers n’ont aucun doute quant à sa culpabilité. Le « petit monstre » a déjà prouvé par le passé de quelles atrocités il était capable. Du reste, avec son « œil de marbre », il n’a pas vraiment le visage d’un ange…

*

            Jesse Harding Pomeroy est né le 19 novembre 1859 à Charleston, Massachusetts. Dès sa plus tendre enfance, son œil droit est recouvert d’un voile blanc, séquelles de la variole. Par ailleurs, la tête de Jesse semble trop grosse pour son corps et à onze ans, il est bien plus grand que tous les enfants de son âge. Comme si ça ne suffisait pas, sa bouche est déformée par un bec-de-lièvre. Un aspect qui lui vaudra aussi bien les moqueries des gamins du quartier que le dégoût des adultes. Son propre père refuse de le regarder en face. En revanche, il n’éprouve aucune difficulté à lui infliger de sévères corrections, à grands coups de ceinture. Jusqu’au jour où sa mère, Ruth, prenant la défense de Jesse, flanque son mari hors de la maison de Chelsea où la famille vit désormais.
            Enfant solitaire, Jesse Pomeroy montre très tôt un goût prononcé pour le vol et la violence. Régulièrement fouetté par son père, cul nu dans le jardin, il a sûrement rêvé plus d’une fois du jour où il pourrait enfin se trouver de l’autre côté du fouet. Ce jour où il prendrait le pouvoir, à son tour, et verrait les autres trembler devant lui… En attendant, il commence à s’entraîner avec les animaux du quartier. Quand Ruth découvre ses deux canaris pétrifiés dans un coin de leur cage, le cou brisé, elle devine qui est responsable de cet acte. Le jeune Jesse se fait la main. Il ne va pas tarder à perfectionner ses compétences.
            Le 22 décembre 1871, le petit Billy Paine, qui vit à Chelsea avec ses parents, est retrouvé inconscient, attaché nu à un arbre, à Powder Horn Hill, près d’une vieille remise. L’enfant a été sauvagement battu à coups de fouet, et s’avère incapable de décrire son agresseur.
            Le 21 février 1872, un garçon de sept ans, Tracy Hayden, est emmené au même endroit, dénudé, attaché et battu. Son agresseur le frappe en plein visage avec une planche, lui fracturant le nez et lui brisant deux dents. Après l’avoir menacé de lui couper le pénis s’il parle à la police, il abandonne l’enfant sur place. Terrorisé par ce qui vient de lui arriver, Tracy donne aux policiers une description très succincte, celle d’un garçon plus grand, aux cheveux bruns.
            Le 20 mai, Robert Maier, huit ans, est emmené au même endroit pour y subir le même traitement.
            Une psychose s’empare de la petite ville de Chelsea. L’agresseur, qu’aucune des victimes n’a pu réellement décrire, est recherché activement. Bientôt, une récompense de 500 $ est promise pour tout renseignement pouvant aboutir à la capture du bourreau d’enfants.
            Le 22 juillet, Johnny Bulch, sept ans, est à son tour emmené dans la veille remise abandonnée de Powder Horn Hill, où il subit les mêmes tortures que les précédentes victimes. Cette fois, l’agresseur a attendu que l’enfant retrouve assez de forces pour pouvoir marcher, et il l’emmène un peu plus loin, dans une petite crique, où il nettoie ses plaies avec de l’eau salée.
            Durant l’été 1872, la famille Pomeroy déménage à South Boston, où la mère ouvre une petite épicerie.
            Le 17 août, c’est à South Boston qu’un enfant de sept ans, George Pratt, est enlevé, déshabillé et attaché dans la cabine d’un petit bateau de plaisance où cette fois, l’agresseur apporte quelques améliorations aux tortures habituelles, plantant une pointe dans le bras puis dans l’aine de sa victime, et mordant celle-ci au visage et aux fesses.
            Le 5 septembre, le petit Harry Austen, âgé de six ans, est poignardé à plusieurs reprises aux bras et aux épaules. Son assaillant aurait également tenté sans succès de lui couper le sexe.
            À peine une semaine plus tard, Joseph Kennedy, six ans, est également poignardé. Son agresseur a ensuite frotté ses blessures avec de l’eau salée.
            Six jours plus tard, le même homme poignarde Robert Gould, âgé de cinq ans, au cuir chevelu et au visage, avant de s’enfuir à l’approche d’un promeneur.
            Bien que son agresseur l’ait menacé de le tuer s’il parlait à la police, le petit Robert, le visage en sang, raconte immédiatement aux enquêteurs les sévices qu’il a subis. Il décrit son bourreau comme étant un « grand garçon méchant avec un œil bizarre ». Les enquêteurs lui demandant des précisions quant à cette bizarrerie, l’enfant explique que son œil était blanc comme du lait.
            La police locale commence à soupçonner que l’agresseur de ces enfants est certainement un enfant lui-même, sensiblement plus âgé. Et il n’y a pas beaucoup d’enfants avec un œil blanc dans le quartier : à vrai dire, il n’y en a qu’un. Et justement, alors que l’une de ses dernières victimes, Joseph Kennedy, est interrogée par les enquêteurs, Jesse Pomeroy se présente au poste. Pour quelle raison ? Lui-même sera incapable de le dire. Avait-il l’intention d’avouer ses méfaits ? Toujours est-il que, dès qu’il aperçoit le petit Joseph, il fait demi-tour. Mais l’enfant l’a vu également, et le désigne immédiatement aux adultes qui l’entourent. Par la suite, les huit victimes confirmeront que Jesse, ce gamin de douze ans à l’œil de marbre blanc, est bien celui qui leur a fait subir toutes ces tortures.
            Jesse Pomeroy est condamné à passer les années qui le séparent de sa majorité à Westborough, la maison de redressement du Massachusetts. Là, il s’adapte parfaitement à son nouvel environnement, se tenant à l’écart des gamins plus âgés (les plus jeunes, eux, se tiennent à l’égard de lui, que sa réputation a précédé), travaillant sagement à l’école et acceptant la discipline de l’établissement sans jamais se plaindre. Il sait que seul un comportement exemplaire pourra lui permettre de quitter Westborough avant l’heure. Et ça marche : à la fin du mois de janvier 1874, il quitte la maison de redressement où il a passé dix-huit mois. Sa mère a plaidé sa cause, et afin de le tenir éloigné de ses abominables penchants, elle lui donne un emploi à la boutique familiale.
            Le 8 mars suivant, John Curran prévient la police de la disparition de sa fille de dix ans, Katie, partie acheter un carnet pour l’école. Un témoin dit l’avoir vue entrer dans l’épicerie des Pomeroy, avec sa jupe en tartan et son joli col blanc.

*

            John Curran connaît la réputation de Jesse Pomeroy, mais le capitaine Dyer, de la police de Boston, lui dit que ce n’est certainement pas de ce côté-là qu’il faut chercher. Son séjour à Westborough a fait le plus grand bien au gamin Pomeroy : c’est un autre homme qui est sorti de cette noble institution, vraiment. Et puis Jesse ne s’en est jamais pris qu’aux garçons, il ne s’attaquait pas aux filles !
Harcelés par les parents de la petite disparue, les policiers se rendent tout de même au magasin des Pomeroy, où Ruth les accueille sèchement, leur rappelant que Jesse a été réhabilité, qu’il se tient désormais tranquille, et qu’il n’a pas touché un cheveu de Katie. Les policiers font le tour de la boutique sans rien remarquer d’anormal.
            Pourtant, après la découverte du corps atrocement mutilé du petit Horace Millen ce 22 avril 1874, une désagréable impression de déjà vu s’empare du chef de la police de Boston, Edward Savage. S’il ne savait pas Pomeroy bien à l’écart de la société, derrière les hauts murs de Westborough, il jurerait que cette rage est tout à fait son style. Aussi, dès que ses hommes lui apprennent que le « petit monstre » a été relâché quelques mois plus tôt, Savage leur demande d’aller immédiatement l’arrêter.
            Quand les policiers se présentent à la maison des Pomeroy le lendemain, Jesse a sur lui un couteau dont la lame, qui a été nettoyée, montre encore quelques traces de sang près du manche, et ses chaussures sont pleines de boue. Sur la plage de Dorchester, à l’endroit où a été découvert le corps, des empreintes de pas ont été retrouvées, qui correspondent non seulement à la pointure de Jesse, mais aussi à sa façon de poser les pieds sur le sol.
            L’adolescent à l’œil de marbre refusant obstinément d’avouer son crime, les policiers décident de l’emmener à la morgue afin de le confronter au cadavre de l’enfant. Là, Jesse perd ses moyens. Le policier qui l’accompagne lui demande :
            « Tu connais ce garçon ?
            − Oui, monsieur, répond simplement Jesse.
            − C’est toi qui l’as tué ?
            − Je suppose que oui. »
            Avec un air désolé, le gamin ajoute que « quelque chose » lui a fait commettre cet acte. Il demande aux policiers de le boucler dans un endroit où il ne pourra plus faire « ce genre de choses ».
            Personne à Boston n’a oublié les sévices subis par les huit premières victimes de Jesse Pomeroy, et le meurtre de ce garçon de quatre ans n’a rien fait pour arranger les choses : la mère de Jesse est obligée de fermer sa boutique, désertée par la clientèle. À peine installé, le nouveau propriétaire entreprend la rénovation des lieux. Pendant le mois de juillet, alors qu’ils travaillent à la cave, des ouvriers sont soudain dérangés par une forte odeur de putréfaction. Sous un tas de pierres et de cendres, ils découvrent le corps en décomposition d’une fillette, qui sera rapidement identifiée grâce à ses vêtements : il s’agit de Katie Curran. Comme Horace Millen, elle a été égorgée, et ses organes génitaux lardés de coups de couteau.



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            Le procès de Jesse Pomeroy débute le 8 décembre 1874. Le gamin de quatorze ans a avoué les meurtres de Horace Millen, quatre ans, et Katie Curran, dix ans. L’avocat de la défense veut plaider la folie, assisté par un groupe d’« experts », des aliénistes qui confirment que Jesse Pomeroy souffre de démence. Mais la partie civile contre-attaque avec ses propres experts, qui démontrent que l’accusé était tout à fait capable de discerner le bien du mal au moment des faits, et qu’il est donc responsable de ses actes.
Jesse, qui avait été battu et humilié par son père, et qui ne pouvait avoir aucune relation avec les autres enfants, qui se moquaient de lui et le torturaient, avait certainement trouvé, à travers les sévices qu’il infligeait aux enfants plus faibles que lui, un moyen d’exercer ce pouvoir dont il se sentait trop souvent démuni. On peut aussi trouver particulièrement intéressant la sauvagerie avec laquelle le jeune meurtrier s’est attaqué à l’œil droit du petit Horace, alors que lui-même avait l’œil voilé… La psychologie criminelle de cette fin du XIXe siècle ne s’arrête pas à ce genre de détails. Après cinq heures de délibération, le verdict tombe : Jesse Pomeroy est reconnu coupable de meurtres au premier degré, et condamné à la peine de mort.
            Cette condamnation donnera par la suite lieu à de vifs débats, aussi bien dans la presse que dans l’opinion publique, au sein de la cour de justice et jusque dans les milieux politiques. Il paraît inconcevable de pendre un adolescent qui avait quatorze ans au moment où il commettait ses meurtres. Finalement, en août 1876, la peine de Jesse Pomeroy est commuée en une condamnation à l’isolement à vie.
            À l’âge de seize ans, Jesse Pomeroy est donc emmené à la prison de Charlestown, où il passera les cinquante-trois années suivantes de sa vie – dont quarante-et-une en isolement. Durant sa détention, il aura tout le temps de lire une quantité invraisemblable d’ouvrages, d’approfondir ses connaissances dans les sciences et les arts, d’apprendre plusieurs langues, d’écrire ses mémoires et des poèmes. Il fera bien quelques tentatives d’évasion et consacrera les dernières années de sa vie à réclamer un allègement de sa peine. En 1917, il est autorisé à poursuivre le reste de celle-ci avec les autres détenus.
Au mois d’août 1929, devenu un vieil homme infirme, il est transféré à la prison de Bridgewater. Il avait quitté à seize ans un monde où les voitures étaient tirées par des chevaux, mais à soixante-neuf ans, c’est en automobile qu’il fait le transfert d’une prison à l’autre. N’étant plus une menace pour personne, on pourrait s’attendre à ce que Jesse Harding Pomeroy ait savouré pleinement ce voyage de deux heures, seul moment où il a pu se sentir un peu libre depuis de nombreuses années. Pourtant, il ne montre pas la moindre émotion. Les années d’isolement l’ont brisé moralement et physiquement. Il mourra à Bridgewater le 29 septembre 1932, à l’âge de soixante-douze ans. Aujourd’hui encore, Jesse Pomeroy est considéré comme le plus jeune tueur en série de l’histoire américaine. Il n’a été reconnu coupable que de deux homicides, mais lui-même a toujours su que, si la police ne l’avait pas arrêté, il aurait poursuivi sa carrière criminelle, qui s’annonçait prolifique.