lundi 30 mai 2016

Retour au Royaume des Sept Couronnes (partie 4)

Ceci n'est pas un tableau préraphaélite.


« Les treize chapitres que tu as en main devraient te donner une idée concernant ma stratégie narrative. Les trois livres vont représenter une mosaïque complexe de points de vue qui se recoupent, choisis parmi les différents acteurs de ma troupe vaste et diverse. »
Lettre de George R. R. Martin à son agent Ralph M. Vicinanza, octobre 1993.


            Il y a deux sortes de fans de Game of Thrones : ceux qui se contentent de regarder la série, et ceux qui se sont farcis les cinq tomes déjà parus de la saga A Song of Ice and Fire. Oui, rappelons tout de même le titre original de l’œuvre, et que A Game of Thrones n’était que celui du premier tome… Jusqu’à la sortie de la cinquième saison, les lecteurs possédaient un pouvoir énorme sur le reste de l’humanité : ils pouvaient menacer de révéler des éléments importants de l’intrigue, comme les prochaines morts de personnages. Même Obama et Poutine n’avaient pas une force de frappe aussi badasse. La saison 5 ayant rattrapé le temps des livres, le lecteur de George R. R. Martin est désormais à peu près au même point que le spectateur. Impossible pour lui de deviner ce qui se passera dans la saison suivante, puisque l’auteur n’a pas encore publié le sixième tome, The Winds of Winter.
            Alors le lecteur, loin de s’avouer vaincu, prend des airs hautains en rappelant au simple mortel spectateur que l’univers créé par Martin est si dense, si vaste, que la série ne fait jamais qu’en arpenter la surface, se concentre sur un arbre et en oublie la forêt…
            Et je vous épargnerai les airs hautains, mais quand même, il faut bien reconnaître qu’il y a du vrai là-dedans.
            Se lancer dans la somme de George R. R. Martin, c’est s’embarquer pour un long voyage semé d’embûches et de déviations, dont le lecteur/passager n’est même pas sûr de voir le bout. La métaphore du roman comme voyage, ça vous la coupe, ça, hein ? Une originalité pareille, c’est l’Académie direct, et la Légion d’honneur ! Rigolez, rigolez… N’empêche que la saga de Martin est autant une Iliade qu’une Odyssée. Un monde rongé par la guerre et les trahisons d’un côté, des pérégrinations sans fin de l’autre. Je vous ai déjà fait un topo sur lesdites pérégrinations, je n’y reviens pas.

Points de vue et rumeurs : à propos du style

            Parlons un peu des livres, et notamment du style. Le style de Martin a été critiqué pour sa simplicité et son aspect répétitif. Moi qui, en littérature, préfère la simplicité, je suis enclin à la clémence envers l’auteur sur ce point. Reste le problème de la traduction. Jean Sola, qui a traduit en français les quatre premiers tomes de la saga, a veillé à revêtir le texte original de tenues médiévales. Une idée qui se défend, et qui donne souvent de très belles pages – mais trop souvent aussi des phrases maladroites, mal foutues, sur lesquelles le lecteur va trébucher une ou deux fois avant de pouvoir les comprendre. Il suffit de lire la première phrase du premier tome pour s’en convaincre : « “Mieux vaudrait rentrer, maintenant…, conseilla Gared d’un ton pressant, tandis que, peu à peu, l’ombre épaississait les bois à l’entour, ces sauvageons sont bel et bien morts. […]” » Trop de virgules à la suite, et bim, on se prend les pieds dans le tapis au moment où, après la dernière virgule, le dialogue reprend. Ce n’est qu’un léger croche-pied, rien de bien méchant : dommage que ça arrive dès la première phrase…
La traduction de Sola n’est pas déplaisante, loin de là, mais elle demande un certain temps d’acclimatation. Le plus grave étant qu’avec cette manie de contorsionner la phrase, le traducteur a une fâcheuse tendance a complexifier certaines sentences qui auraient eu beaucoup plus de force si elles avaient conservé leur simplicité originale. Lorsque Jaime pousse Bran du haut de la tour, le « Ce que me fait faire l’amour, quand même ! » de Jean Sola est nettement moins efficace que le sobre « The things I do for love » de Martin. Avec ce clownesque « quand même ! », Jaime a l’air d’en rajouter des caisses. Il ne lui manque plus que de froncer les sourcils avec les poings sur les hanches, et de conclure d’un « Rhô là là ! » pour que le tableau soit parfait. Vous allez me dire, ça lui fait de belles jambes, à Bran…

Bran apprend à voler.

            Passons sur les choix de traduction parfois gênants (traduire direwolf par « loup-garou », c’est quand même difficile à avaler sans tousser), et les manies typographiques (Jean Sola raffole des points de suspension suivis de virgules, il en met partout, alors que George R. R. Martin n’a pas ce genre de lubies), la lecture intégrale de A Song of Ice and Fire procure des heures d’intense jubilation et fait entrer le lecteur dans un monde extraordinairement complexe dont la série, aussi brillante soit-elle, n’est qu’un pâle reflet – et c’est tout ce qu’on attend d’elle.
            La grande idée de Martin, c’est le chapitre point de vue. Chaque chapitre est écrit à la troisième personne, mais en focalisation interne. Il s’agit du point de vue d’un personnage, qui n’a pas plus d’informations que le lecteur sur ce qui est en train de se passer, et parfois même moins. Ainsi, lorsque dans le cinquième tome, Tyrion, en exil après son évasion de Port-Réal, est enlevé par Jorah Mormont, le lecteur peut identifier le ravisseur, qu’il a déjà rencontré, avant que sa victime ne le fasse. Évidemment, Martin ne fait qu’appliquer là un principe de l’intrigue vieux comme le monde. Ce qui est intéressant, c’est la systématisation de ce principe sur une œuvre aussi longue, et aussi riche en personnages.
            On pourrait s’amuser à établir une liste des personnages point de vue. Nous pouvons nous dispenser de cet effort, d’autres l’ont déjà fait. Il est surtout curieux de voir quels personnages ne tiennent jamais ce rôle. Au début de l’histoire, Tyrion est le seul Lannister à bénéficier de chapitres point de vue. On peut le comprendre : permettre au lecteur d’entrer dans la tête de Jaime ou de Cersei Lannister, c’est lui donner la clé de leurs stratagèmes. On va éviter de se tirer une balle dans le pied tout de suite… Autres personnages en majorité dispensés de chapitres dédiés : les rois. Robert Baratheon n’est jamais personnage point de vue, pas plus que Joffrey, Tommen, Robb Stark (le Roi du Nord) ou Stannis. Il n’y a guère que Daenerys et Cersei qui échappent à la punition. Honneur aux dames ! Les rois gouvernent, mais ce sont les subalternes qui observent et analysent ce qui se passe. Le règne de Joffrey est passé au crible du regard de Tyrion, la Main du Roi (ainsi que de Sansa, la femme répudiée), comme celui de Robert était considéré par Eddard Stark ; les conseils de guerre de Stannis sont observés par le fidèle Davos, le chevalier-oignon ; quant à Robb, il entraîne le Nord dans la guerre sous l’œil bienveillant et inquiet de Catelyn, sa mère.

Tout le monde n'e peut pas donner son point de vue.

            L’auteur ayant établi avec soin ce partage entre les personnages qui bénéficient de chapitres dédiés et les autres, le récit se construit autant sur des scènes auxquelles le personnage point de vue, et donc le lecteur, assistent, que sur des scènes rapportées, des anecdotes, des rumeurs. Ainsi, les batailles menées par Robb Stark dans le Conflans sont observées de l’arrière par Catelyn, qui ne les perçoit que par ce que les hommes en racontent. Lorsque Theon Greyjoy, après sa prise désastreuse de Winterfell, est capturé par Ramsay Snow, à la fin du deuxième tome, il disparaît corps et bien. Le lecteur ne le retrouve en personnage point de vue que dans le cinquième tome, sous le nom de Schlingue (Reek). Sa réapparition, d’ailleurs, est l’occasion de pages magnifiques nous plongeant dans le cerveau tourmenté d’un homme enfermé dans le noir, affamé, torturé, sans aucun repère temporel, se nourrissant de rats dans une peur constante des mauvais traitements, allant jusqu’à oublier son propre nom… Avant cela, ce n’est qu’indirectement, de loin en loin, que le lecteur a pu avoir de ses nouvelles, notamment lorsque Roose Bolton a voulu offrir un doigt coupé de Theon à Catelyn. Autre rumeur qui se met à circuler après l’épisode fameux des Noces pourpres : celle de la « malédiction » des Frey (maudits pour avoir tué leurs hôtes), dont le lecteur n’aura un véritable aperçu que dans le tome 5.

Histoire et fiction

Il y aurait des tonnes de choses à dire encore sur l’univers de Game of Thrones. On sait que George R. R. Martin s’est inspiré de la Guerre des Deux Roses, qui opposa les Lancastre aux York durant la deuxième moitié du XVe siècle, et qu’il est par ailleurs un grand amateur des Rois maudits, la fresque historique de Maurice Druon. Mais là où Druon respecte scrupuleusement la réalité historique, à laquelle il ne fait qu’ajouter – avec talent – des intrigues parfaitement crédibles, Martin réinvente sa propre Guerre des Deux Roses, la transposant dans un univers fictionnel où dragons et morts-vivants existent. Tywin Lannister n’est pas Edouard Ier, pas plus que Tyrion n’est Richard III, Cersei Marguerite d’Anjou ou Robert Baratheon Edouard IV, mais l’auteur est allé puiser dans la biographie de ces différents personnages historiques de quoi façonner les siens. Daenerys tient autant de Cléopâtre que de Jeanne d’Arc (dans sa version ignifugée) ou d’Henri Tudor. Le reste, c’est la petite cuisine de Martin.

Cléopâtre et ses dragons.

Qu’il puise son inspiration dans la Guerre des Deux Roses ou dans l’Antiquité, qu’il se souvienne du Mur d’Hadrien pour bâtir ce Mur gigantesque séparant la civilisation de la barbarie, que les Noces pourpres soient une réminiscence du Black Dinner écossais de 1440 ou du massacre de Glencoe, que la Garde de Nuit rappelle les ordres de moines soldats, le peuple dothraki les hordes d’Attila et les Immaculés les spartiates ou les mamelouks, il ne s’agit là que d’ingrédients qui, savamment mélangés, donnent naissance à cet univers complexe et cohérent qu’est Game of Thrones.
C’est ce mélange qui séduit. Le lecteur est certes projeté dans un monde imaginaire, mais c’est un monde dont il possède déjà certaines clés. L’univers de Game of Thrones s’inspire du système féodal, on y retrouve le principe des fiefs et de la vassalité, la question des droits de succession et l’importance des alliances par le mariage, on y retrouve des armures et des bannières, des cachots et des conseils royaux, des espions, des putains et des courtisans, des gueux et des princesses. Étant dans un monde dont il connaît les codes mais qu’il sait fictif, le lecteur, ou le spectateur, est déjà captif quand déferlent sur lui dragons, magie noire et autres monstruosités. Piégé !
J’aurais pu faire un point sur le rôle des armes dans Game of Thrones, du lien qui les unit aux personnages qui les portent. Il y aurait beaucoup à dire sur Glace, l’épée de Ned Stark, qui a servi à sa décapitation et qui a été fondue pour forger deux nouvelles épées : celle de Joffrey, et celle qui était destinée à Jaime et que celui-ci donne à Brienne. Et je suppose que vous avez noté que Grand-Griffe, l’épée bâtarde (tiens donc) que lord Mormont donne à Jon Snow, est celle de son propre fils, Jorah Mormont, le protecteur de Daenerys ? Je n’en conclus rien, c’est une remarque en passant…
J’aurais pu faire une liste des châtiments que l’on retrouve dans la saga. Martin a, semble-t-il, voulu montrer dans son histoire une véritable anthologie de la torture et de la mise à mort. Décapitations, écorchages, supplices bestiaux (Brienne luttant contre un ours, des victimes dévorées par les chiens de Ramsay Snow, d’autres brûlées par les dragons de Daenerys ou grignotés par les rats dans les ruines d’Harrenhal), bûchers, précipitations dans le vide (à travers la Porte de la Lune, au sommet des Eyriés), égorgements, crucifiements, mutilations, empoisonnements… Ne faites pas ça chez vous.
On n’en a jamais fini avec Game of Thrones, événement littéraire et télévisuel passionnant et riche, quoi qu’en disent les pédants qui ne jurent que par les classiques et le cinéma, et ne voient là-dedans qu’un amusement populaire de peu d’intérêt. Alexandre Dumas, Jules Verne, Stevenson étaient aussi des auteurs populaires. Quand la littérature populaire atteint cette hauteur là, je demande volontiers du rab. 

 
Des répliques qui  tuent.

            

lundi 9 mai 2016

Retour au Royaume des Sept Couronnes (partie 3)

Viens voir papa...

« Le Maître de la Lumière veut qu’on brûle ses ennemis, le Dieu Noyé qu’on les noie. Pourquoi les dieux sont-ils tous des connards malveillants ? Où est le dieu des nichons et du vin ? »
Tyrion Lannister.

Croyances et magie : le retour du refoulé

L’épopée de Game of Thrones se déroule dans un monde où les saisons s’étendent sur plusieurs années. Si l’on excepte cette particularité, l’œuvre de George R. R. Martin se présente comme une histoire de medieval fantasy où la fantasy se montre tout d’abord assez discrète. Bien que le prologue du premier tome, tout comme la scène d’exposition de l’épisode pilote, nous ait déjà mis en présence des « Marcheurs blancs », ces cadavres ambulants aux yeux bleus qui vous coupent en deux avec une facilité quelque peu humiliante, l’histoire se concentre ensuite sur les luttes de pouvoir, les manigances, les trahisons – le grand jeu de chaise musicale (au singulier) autour du trône de fer. On lorgne beaucoup plus vers la Guerre des Deux-Roses que vers Le Seigneur des Anneaux. Pas de gobelins ni d’orcs à l’horizon. Les Marcheurs blancs, vous dites ? De vieilles légendes ! Les dragons ? Les dragons ont disparu depuis des siècles. Le fantastique ne va se révéler que progressivement aux différents personnages, qui n’en reviendront pas de voir une princesse dothrakie – une khaleesi – ressortir saine et sauve d’un bûcher, entourée de trois bébés dragons ; de faire face pour la première fois à un revenant vindicatif ou à un géant ; de parvenir à entrer dans l’esprit d’un loup…
            C’est certainement ce qui a séduit même ceux qui ne sont pas familiers des histoires d’heroic fantasy : on vous présente avant tout un drame shakespearien – les élucubrations à la Tolkien sont une toile de fond d’abord discrète, qui prend de plus en plus d’ampleur à mesure que l’hiver approche.
            Je l’ai déjà dit : lorsque nous entrons dans l’histoire des Sept Couronnes, à travers les livres ou la série, nous entrons dans un monde déjà vieux, un monde dont le passé remonte à 12 300 ans. Et ce n’est pas le moindre des talents de Martin que de parvenir à nous faire sentir réellement ce passé, cette longue histoire qui survit à travers les récits des anciens, le temps ayant fait son œuvre à tel point qu’on ne sait plus vraiment ce qui appartient à l’Histoire véritable et ce qui n’est que pure légende. Les aventures vécues par les héros semblent parfois la répétition de faits plus anciens, enfouis dans la mémoire collective, le comportement de Daenerys rappelle celui de Rhaegar Targaryen, son frère mort lors de la Bataille du Trident, et qu’elle n’a jamais connu.

Janos Slynt, un sceptique.

Au contraire des habitants du sud, les « nordiens », dont font partie les Stark, ont conservé des liens très forts avec le passé, notamment à travers la religion, puisqu’ils continuent d’honorer les anciens dieux sans nom, ces dieux auxquels se vouaient les Enfants de la forêt, premiers occupants de Westeros, qui creusaient des visages dans les arbres sacrés. La religion des Sept, importée par les Andals qui se sont installés à Westeros trois mille ans avant l’histoire racontée ici, est la religion dominante. Elle est marquée par la croyance en sept dieux qui sont en fait les sept visages d’un dieu unique : le Père, la Mère, l’Aïeule, le Guerrier, le Ferrant, la Jouvencelle et l’Étranger – le dieu de la mort. Les habitants des Îles de Fer, peuple de marins, vénèrent le Dieu Noyé. Vient ensuite R’hllor, le Maître de la Lumière, qui est adoré par les prêtres rouges venus d’Asshaï, à l’extrême sud-est d’Essos. Une religion encore très rare à Westeros, mais qui fait son chemin petit à petit, grâce à Thoros de Myr et Mélisandre. Enfin, pour compliquer encore un peu plus les choses, il faut ajouter le dieu multiface, qui fait l’objet d’un culte très secret au sein de la Demeure du Noir et du Blanc, à Braavos.
La secte des prêtres rouges est considérée avec méfiance par les habitants de Westeros, tant son culte semble imprégné de sorcellerie, de magie noire. Le feu et le sang sont les éléments principaux du culte, des sacrifices humains y sont pratiqués. Thoros de Myr avait sans succès tenté de convertir à cette croyance le roi Aerys II Targaryen, dit le Roi Fou, et désormais, il est essentiellement préposé à la résurrection de lord Béric Dondarrion, qui a une fâcheuse tendance à mourir pour un oui ou pour un non. Mélisandre d’Asshaï, quant à elle, s’est mise au service de Stannis Baratheon, qu’elle veut aider à reconquérir le trône de fer. Elle a vu sa victoire dans les flammes, paraît-il, mais à l’heure où nous mettons sous presse, elle n’est plus aussi sûre de ce qu’elle a vu.

Lady Mélisandre n'y voit que du feu.

Ainsi, tout l’univers fantastique qui compose l’arrière-plan de Game of Thrones est connu des habitants des Sept Couronnes, notamment des nordiens, qui continuent à raconter aux enfants des histoires de dragons et de marcheurs blancs – mais il a été refoulé. Y croire paraît aussi stupide que croire au Père Noël ou à une princesse qui aurait dormi cent ans avant d’ouvrir les yeux sous le baiser d’un prince (je vous dis pas l’haleine au réveil). Les dragons, certes, ont existé, personne ne le nie : mais il y a près de deux siècles qu’ils ont disparu. Seuls les dix-neuf crânes des derniers spécimens restent encore visibles dans les sous-sols du Donjon Rouge. Quand Tyrion Lannister accompagne Jon Snow au Mur, ce n’est que la curiosité qui le pousse.  Pas plus qu’un autre, il ne croit à ces histoires de créatures d’au-delà du Mur. Le patrouilleur Gared, qui a déserté la Garde de Nuit après avoir vu les marcheurs blancs à l’œuvre, est exécuté par Ned Stark qui le croit dément. Pourquoi pas des vampires et des sorcières, pendant qu’on y est ?
Lorsque les œufs de dragon que transporte Daenerys éclosent et qu’elle-même surgit intacte des flammes – dans le livre, elle y a tout de même laissé sa chevelure ; il faut croire que l’actrice Emilia Clarke n’était pas prête à se la jouer Ripley dans Alien 3 – et lorsque les plus incrédules doivent se rendre à l’évidence que ce qu’ils ont sous les yeux est bien un cadavre ambulant et énervé, c’est tout l’univers que les hommes avaient voulu enfouir dans l’oubli qui refait surface. Le passé reprend sa place et soudain, les guerres humaines ont l’air bien vaines. Stannis Baratheon en prend conscience qui, après avoir essuyé une défaite dans les eaux de la Néra, comprend que le véritable combat doit se mener au nord. Que les Lannister s’accrochent à leur misérable trône de fer ! La véritable menace est ailleurs… Même les hommes de la Garde de Nuit n’ont pas conscience du danger, et s’imaginent encore que le Mur a été construit pour les protéger des sauvageons. Jon Snow est le seul à avoir compris qu’ils ont besoin des sauvageons et que ce qui se cache derrière le Mur est bien plus terrible qu’une bande de pillards et d’assassins. Cette clairvoyance lui attirera quelques ennuis.
Bran, l’estropié, est peut-être celui qui, pour avoir suivi la corneille à trois yeux jusque dans les confins au-delà du Mur, sauvera l’univers des Sept Couronnes, et qui le fera sans aucun intérêt pour les luttes de pouvoir autour d’un siège ridicule. C’est une hypothèse… Au fond, Game of Thrones n’est peut-être rien de plus qu’une fable écolo visant à nous rappeler que toutes nos ambitions sont bien futiles si nous ne savons pas nous réconcilier avec la nature. (Et si c’est vraiment ça, alors okay, c’est nul.)

Notre Sauveur ?

 On the road again

            Game of Thrones met à l’honneur une figure emblématique de la littérature médiévale, celle du chevalier errant. D’un bout à l’autre de Westeros et d’Essos, on n’arrête pas de marcher. Il n’y a pas que les chevaliers, d’ailleurs, pour prendre la route : enfants en fuite, brigands, soldats sans bannière, armées en marche… Du reste, peu de chevaliers, dans Game of Thrones, méritent réellement ce titre. Sandor Clegane, le « Limier », refuse de le porter. Lui sait bien que la plupart des hommes d’armes qui gravitent autour du roi Joffrey ne méritent pas leur titre de noblesse, à commencer par son frère Gregor, la « Montagne »…
            Des chevaliers errants, on peut en dénombrer quelques-uns : Brienne de Tarth et Jaime Lannister, notamment. Mais tout le monde erre, en quête de quelque chose… Souvent, il s’agit simplement d’une question de survie : il faut fuir. Le voyage a rarement l’honneur pour point de mire. Le Limier quitte Port-Réal parce qu’après la bataille de la Néra, il ne veut plus servir Joffrey. Barristan Selmy, véritable chevalier, lui, s’en va humilié, renvoyé de la Garde royale. À l’exception des grands seigneurs qui partent livrer bataille et espèrent se couvrir de gloire (ils sont souvent déçus), les personnages de la saga sont souvent jetés sur la route la queue entre les jambes, quand ils en ont une. Mais Game of Thrones, tout de même, a son Graal : comment désigner autrement cette corneille à trois yeux vers laquelle Bran s’est lancé avec toute la vigueur de ses jambes mortes ?

Promenons-nous dans les bois...
            La route a une importance capitale dans Game of Thrones, parce qu’elle rythme le récit. On ne voyage pas tranquillement de Port-Réal à Winterfell, ou de Winterfell au Mur. On n’arrive pas à destination comme une fleur, en l’espace d’une ellipse, d’un fondu-enchaîné – non, le trajet demande du temps, beaucoup de temps, et de nombreux obstacles peuvent se rencontrer en chemin. Certains voyageurs n’atteignent jamais leur but, d’autres sont détournés de leur chemin par les hasards des rencontres, heureuses ou malheureuses. Plus souvent malheureuses, on va pas se mentir…
            Tiens ! Amusons-nous à suivre un de ces trajets. Où était censée aller Arya Stark, à la mort de son père, déjà ? Ah oui ! Au Mur, déguisée en garçon, avec Yoren, Gendry (l’un des nombreux bâtards de Robert) et une poignée d’autres. Hélas pour elle, la reine-mère Cersei a lancé ses hommes à la recherche du bâtard et, après ce qu’il faut de massacres, la voilà prisonnière dans le château d’Harrenhal pour un bon moment. Elle finit tout de même par s’évader grâce à la complicité de Jaqen H’ghar et tente de rejoindre Vivesaigues. En chemin, elle tombe sur des hommes de la Fraternité sans bannière, qui la mènent à lord Béric Dondarrion. Elle y trouve le Limier, également prisonnier de la Fraternité. Après un duel judiciaire entre Béric et le Limier (Béric meurt, mais il va tout de suite mieux), elle s’enfuit à nouveau, mais Clegane la rattrape et veut l’emmener aux Jumeaux pour la livrer contre rançon à son frère Robb Stark. Ils arrivent au moment où Robb et Catelyn Stark sont assassinés par les Frey. Caramba ! Encore raté. C’est donc de nouveau vers Vivesaigues que Sandor Clegane et Arya se dirigent, mais après un combat contre des hommes de Gregor Clegane, Arya abandonne le Limier blessé à mort (le combat contre Brienne de Tarth est une invention (brillante) de la série télé) et s’embarque, enfin, pour Braavos. Ces pérégrinations occupent deux tomes sur les cinq écrits par George R. R. Martin, trois saisons de la série. Les voyageurs qui se plaignent des retards de la SNCF ne connaissent pas leur bonheur.
            Quant à Daenerys, elle est censée rentrer à Westeros, plein ouest, impossible de se tromper, et depuis le début de la saga, elle ne cesse de s’enfoncer toujours plus loin vers l’est. Mais ça, j’en ai déjà parlé la dernière fois…

Quand on arrive en ville...

            Tous ces déplacements, donc, imposent leur rythme à l’histoire. Tandis que certains restent fixés à un endroit, au moins pour un temps – les Lannister à Port-Réal, la Garde de Nuit au Mur, etc. – d’autres sont en mouvement, des informations sont transmises, des nouvelles arrivent (quand les corbeaux messagers ne sont pas tués en vol), et la géographie du royaume, telle qu’elle apparaît en images de synthèse au générique de la série, la carte évoluant à chaque épisode, prend tout son sens. Des fans se sont amusés à créer une carte interactive sur laquelle il est possible de suivre tous les déplacements des personnages principaux. Le lecteur à l’âme vagabonde pourrait même, crayon en main, se faire un véritable Guide du Routard de Westeros et d’Essos. En notant scrupuleusement les bed & breakfast qui jalonnent le parcours : l’auberge de Masha Heddle, au carrefour du Trident, où Catelyn s’empare de Tyrion, ou celle de l’Homme-à-genoux, où Arya, Gendry et Tourte s’imaginent avoir trouvé refuge… Il est possible d’attribuer quelques étoiles, mais dans l’ensemble, on est assez mal reçu, et on court toujours le risque de se retrouver avec plusieurs centimètres de fer dans le ventre. Je ne sais pas ce qu’en pense TripAdvisor.


(A suivre)

dimanche 1 mai 2016

Des buveurs, 14.

Dessin paru dans Zapoï, 2012.