jeudi 26 février 2015

Le roman graphique

 
Fabrice Neaud, Journal 3. Ed. Ego comme X
Au cours d’une de nos promenades, Anne-Marie s’arrêta comme par hasard devant le kiosque qui se trouve encore à l’angle du boulevard Saint-Michel et de la rue Soufflot : je vis des images merveilleuses, leurs couleurs criardes me fascinèrent, je les réclamai, je les obtins ; le tour était joué : je voulus avoir toutes les semaines Cri-Cri, L’Épatant, Les Vacances, Les Trois Boys-Scouts de Jean de la Hire et Le Tour du monde en aéroplane d’Arnould Galopin, qui paraissait en fascicules le jeudi. D’un jeudi à l’autre, je pensais à l’Aigle des Andes, à Marcel Dunot, le boxeur aux poings de fer, à Christian l’aviateur beaucoup plus qu’à mes amis Rabelais et Vigny.
Jean-Paul Sartre, Les Mots.

            Le novice à qui l’on demande de citer de grands écrivains aura tendance à se creuser la cervelle pour recracher les noms qui lui viennent en premier à l’esprit, ceux qu’il entend prononcer le plus souvent à la télé, ceux qu’il voit le plus souvent dans la vitrine de France Loisirs. Il s’y trouvera peut-être Marc Lévy, Guillaume Musso, Anna Gavalda, vous voyez le genre – et les gens du métier auront tout loisir de lui jeter des pierres et de lui enfoncer le nez dans la bouse.
            Pourtant, le novice ne devrait pas avoir honte de son ignorance. La littérature est tellement à la portée de tous, désormais, qu’on la trouve même dans la bande dessinée.
            Je suis tout à fait d’accord pour ne pas déranger la hiérarchie des arts. La bande dessinée n’est pas de la littérature, ni de la peinture, okay. La bande dessinée est un art populaire, okay. « Populaire », à prononcer en se pinçant le nez, comme si on tenait à la main une paire de chaussettes sales retrouvées sous un lit. Il n’empêche qu’Astérix a autant participé à mon éducation culturelle qu’Homère, que je dois à Lucky Luke autant de bonheur de lecture qu’à Stevenson, et que Quino et sa Mafalda m’ont forgé l’esprit au même titre que Montaigne ou Cioran.
            En tout cas, que les uns n’empêchent pas les autres.
            Pour moi, c’était une évidence. J’ai toujours tenu la bande dessinée en haute estime. Il faut dire que je n’ai pas été de ces enfants dont les parents se lamentent parce qu’ils passent leur temps à « lire des BD », puisque j’étais tout autant boulimique de « vraie » littérature. J’ai au moins échappé à ce complexe (on ne peut pas tous les avoir).
            Ce complexe que je n’avais pas, moi, la bande dessinée elle-même, visiblement, en souffrait. Certains dessinateurs se désespéraient qu’on puisse penser qu’ils ne s’adressaient qu’aux enfants, que leur art était « mineur », frivole. Ils se sont retroussé les manches, ont lancé à la face des cieux : « On va voir ce qu’on va voir ! » et se sont lancés dans des récits destinés à un public adulte. Et comme le terme de « bande dessinée » leur faisait honte, ils ont appelé ça « roman graphique ». Et les cieux n’ont plus trop fait les malins.
            Le Genevois Rodolphe Töpffer, que l’on considère comme l’inventeur de la bande dessinée au XIXe siècle, appelait ses créations des « histoires en estampes ». D’abord conçues pour amuser ses élèves et ses amis, ces œuvres, des illustrations accompagnées de dialogues, tombent entre les mains de Goethe, au début des années 1830, et celui-ci trouve à leur lecture un « plaisir extraordinaire ». C’est grâce à l’auteur de Werther que Töpffer s’est décidé à faire circuler ses œuvres dans la société aristocratique du temps. Il va lancer un genre, suivi par de nombreux artistes tels que Wilhelm Busch, Rudolph Dirks, Windsor McCay… Comme la littérature, la bande dessinée a ses classiques, de Max et Moritz à Tintin, en passant par Little Nemo ou les Pieds Nickelés.
            Alors, où est le problème ?
            Eh bien, le problème, voyez-vous, c’est que tout cela ne fait pas très sérieux. Thierry Groensteen a identifié les cinq « handicaps symboliques » qui empêcheraient la bande dessinée d’être estimée à sa juste valeur :
            - elle mélange le texte et l’image,
            - elle est considérée comme « intrinsèquement infantile »,
            - elle est liée au comique et à la caricature,
            - elle n’a pas suivi l’évolution des arts au XXe siècle, demeurant figurative au moment où l’art abstrait s’imposait,
            - la multitude des cases et leur petit format empêcheraient la contemplation.
            Et voilà pourquoi votre fille est muette et votre bande dessinée de l’art populaire.
            Alors, pour ne plus avoir à rougir devant leurs planches, leurs cases et leurs bulles qui leur ont coûté tant de sueur mais ne leur rapporteront jamais la légitimité culturelle dont ils rêvent, les auteurs de bande dessinée, un jour, inventèrent le roman graphique.
            Et voilà, d’un coup d’un seul, la bande dessinée avait fait son entrée dans la cour des grands. Mais dans la cour quand même. Mais celle des grands. Will Eisner, Art Spiegelman, Joe Sacco, Marjane Satrapi, Étienne Davodeau : enfin des noms d’auteurs qu’on pouvait aligner sans rougir ! « Alors comme ça, vous faites de la bédé ? Non môssieur, je fais du roman grâphique ! »
            Entendons-nous bien : je n’ai rien contre le roman graphique. De Maus à Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa, en passant par le From Hell d’Alan Moore ou le Journal de Fabrice Neaud, je suis même un grand amateur de ces œuvres qui ont brisé la norme de l’album cartonné de 48 pages en couleurs pour courir sur des volumes entiers… « Un roman graphique, d’après Spiegelman, c’est une bande dessinée qui nécessite un marque-page. » Son arrivée a permis de diversifier les genres : reportage, autobiographie, fiction pure… Je suis bien d’accord. C’est cette course après la légitimation culturelle que je trouve absurde, ce besoin de trouver un nouveau nom, comme s’il fallait avoir honte de faire de la bande dessinée. « Attention, je suis dessinateur, mais moi, je ne fais pas des petits mickeys, hein ! »
            Mais c’est très bien aussi, les petits mickeys, les gars… D’ailleurs Maus en est rempli, de ces mignons rongeurs. C’est bien la preuve…



jeudi 19 février 2015

Les fous


Le cercle n’est autre chose qu’une ligne droite réunie par les deux bouts.
Pierre Roux, La Science de Dieu.

            On aurait tendance à penser qu’ils le sont tous, fous, les écrivains. Que c’est une marque de fabrique, une option offerte avec le pack de départ. De toute façon, pour remplir des tonnes de papier, tout seul, sans avoir la moindre certitude qu’un quelconque éditeur sera intéressé par votre prose, il faut en tenir une sacrée couche.
            Et pourtant, parmi ces fous d’écrivains, il s’en trouve quelques-uns qui, ayant fait le mur de l’asile d’aliénés, se sont mis en tête d’en trouver de plus dérangés qu’eux. Un besoin, bien compréhensible, de se rassurer et de se trouver une tribu. Ayant réussi à dénicher ces dingues parmi les dingues, ces modèles dans le pétage de fusibles, ils les ont tout simplement appelés les « fous littéraires ».
            Ça a commencé avec les surréalistes. Évidemment, dès qu’il est question de folie, les surréalistes ne sont jamais loin. Eux qui sont nés pour ainsi dire avec la psychanalyse, qui ne juraient que par l’écriture automatique et les rêves, ne pouvaient que s’intéresser à des auteurs que les médecins avaient jugés irrationnels.
            Pour les surréalistes, ça ne faisait pas de doute : la folie était l’autre nom du génie. Les fous étaient des poètes, et réciproquement. Pour appuyer leur thèse, ils ne manquaient pas d’ouvrages érudits sur la question, à commencer par celui de Charles Nodier, publié en 1835, De quelques livres excentriques. Dans L’Homme de génie (1877), Cesare Lombroso prétend notamment que l’inspiration artistique et scientifique sont liées à l’épilepsie, et entend démontrer l’aliénation mentale de trente-six « génies » parmi lesquels on trouve Baudelaire, Newton, Nerval, Rousseau, Schopenhauer… Pour lui, ce n’est pas tant que les fous sont des génies : ce qui est sûr, c’est que les génies sont des fous. Rappelons tout de même que c’est le même Lombroso, médecin légiste, qui prétendait qu’il existait des criminels-nés, que l’on pouvait reconnaître à certaines caractéristiques physiques les rapprochant de la bestialité : déformations crâniennes, bras démesurément longs, etc. Ses thèses concernant les génies sont rapidement contestées, mais les liens entre la création et la folie continuent à intéresser les chercheurs et produit une abondante littérature : Talent poétique chez les dégénérés de Vigen (1904), Poésie et folie d’Antheaume et Dromard (1908)…
Au début des années 30, le jeune Raymond Queneau, ayant quitté le groupe d’André Breton, décide d’approfondir ses connaissances des « fous littéraires » découverts avec les surréalistes, tels que Pierre Roux, Joseph Lacomme ou Jean-Pierre Brisset. Il se lance dans un travail d’érudition de plusieurs années, étudiant quantité d’ouvrages, ceux de ces excentriques, ainsi que des livres de psychiatrie, et entamant lui-même une psychanalyse. Il en sort un manuscrit de sept cent pages, qu’il parvient à réduire de moitié pour le proposer aux éditeurs dans le courant de l’année 1934. L’ouvrage, finalement intitulé Aux confins des ténèbres, sera successivement refusé par Gallimard puis par Denoël.
Queneau décide donc d’intégrer son essai à l’intérieur d’un roman, Les Enfants du limon, dans lequel un proviseur, Chambernac, prétend constituer une Encyclopédie des sciences inexactes, sous-titrée Aux confins des ténèbres et divisée en quatre parties dont les titres sont ceux du manuscrit initial de l’auteur : « Le Cercle », « Le Monde », « Le Verbe », « Le Temps ».
Et qui sont-ils, ces « fous littéraires » ?
Raymond Queneau, qui s’avoue peu satisfait de ce terme (et lui préférera plus tard celui d’« hétéroclites »), en identifie de deux sortes : ceux qui soutiennent des thèses scientifiques extravagantes (quadrature du cercle, système du monde, origines du langage) et les « persécutés », « messies » et autres « prophètes ». Mais finalement, il doit confesser sa déception d’avoir trouvé parmi ces « fous » bien peu de véritables poètes : « N’étaient guère exhumés que des paranoïaques réactionnaires et des bavards gâteux. »
En 1982, André Blavier a repris et prolongé le projet de Queneau dans une somme monumentale, Les Fous littéraires. On y retrouve les mêmes : le linguiste Jean-Pierre Brisset qui, analysant le langage sur la base du calembour, prétendait démontrer que l’homme descend de la grenouille ; Pierre Roux et sa théorie sur la nature excrémentielle et satanique du soleil ; Charbonnel et son Histoire d’un fou qui s’est guéri deux fois malgré les médecins et une troisième fois sans eux (1837) ; et des centaines d’autres prophètes, quadrateurs, persécutés et « faiseurs d’histoire(s) »…
On dit souvent que dans les hôpitaux psychiatriques, il n’est pas toujours évident de différencier les médecins des malades. Edgar Poe y a trouvé la trame d’une nouvelle, Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume. On peut se poser la même question : entre tous ces « fous littéraires », et ceux qui ont choisi de passer plusieurs années de leur vie à les recenser et à se faire les exégètes de leurs délires, lesquels sont les plus dérangés ?


jeudi 12 février 2015

L'amour


GUÉTHENOC. – Au moins, offrez-lui des fleurs à la con ! C’est plus facile, vous comprenez… J’vous en coupe un gros tas, comme ça. Mieux, mieux, mieux ! Offrez-lui une brouette ! Comme ça, j’vous la remplis à ras bord de fleurs…
ARTHUR. – Fleur. Unique. Belle. Vite. J’ai besoin d’exprimer mon transport.
GUÉTHENOC. – Pour le transport, vaut mieux la brouette.
Alexandre Astier, Kaamelott.

            Bon, d’accord. La Saint-Valentin arrive, la journée mondiale de l’éjaculation précoce, alors on va parler d’amour, puisque vous y tenez tant. Le sujet pas chiant, déjà…
            Alors voilà : de toute temps, gningningnin, l’amour a inspiré les écrivains. Il y a ça et la guerre. La guerre, ça au moins, c’est un sujet intéressant ! Malheureusement, on l’a déjà traité, il va donc falloir se coltiner l’autre.
            Il faut bien comprendre un truc : l’écrivain est avant tout un mec qui a envie de baiser. Sauf si c’est une femme, enfin disons que là, je sais pas bien comment ça marche… On a déjà évoqué ici la dédicace : si Ronsard a été inspiré par Cassandre, Marie ou Hélène, plutôt que par Pierre, Paul ou Jacques, et s’il a regroupé ses poèmes sous le titre Amours, c’est qu’il n’escomptait pas simplement se trouver un partenaire pour la pêche. Alors quand il ne baise pas, l’écrivain, ou quand il baise et qu’il se rend compte que finalement, ce n’est pas si amusant que ça, il se met à écrire des histoires d’amour qui terminent en eau de boudin. Parce que finalement, quitte à parler d’un truc chiant, autant que ça se passe mal. C’est plus drôle.
            Enfin là, je schématise, hein.
            L’homme amoureux, ce caniche mis à la portée de l’infini, est forcément malheureux. Et s’il ne l’est pas encore, il va le devenir. C’est ce qu’on appelle un thème récurrent.
            Prenez Tristan et Iseut, par exemple. Tristan s’éprend d’Iseut, et Iseut de Tristan, au moment même où la jeune femme s’apprête à épouser le roi Marc’h. C’est quand même pas de bol. Et les deux amants ont absorbé un philtre d’amour, histoire d’être bien prisonniers de leur passion. Tout cela finira évidemment par leur mort, et c’est bien fait.
            L’histoire d’Héloïse et Abélard a l’avantage sur celle de Tristan et Iseut d’être véridique. Nous sommes au tournant du XIe et du XIIe siècle, le philosophe Pierre Abélard tombe amoureux de sa jeune élève Héloïse, ce qui n’est pas du goût de l’oncle de celle-ci. Abélard enlève Héloïse et l’épouse, mais l’oncle, furieux, fait castrer le jeune marié. On avait l’esprit pratique, à l’époque.
            Il faut bien comprendre une chose : l’amour est une aberration. Si on se mariait par amour, ça se saurait ! De nos jours, oui, les couples qui se forment tâchent, autant que faire se peut, d’être à peu près amoureux l’un de l’autre – mais de toute façon, de nos jours, on fait n’importe quoi. On se marie par intérêt financier, pour la dot ou, dans les grandes familles de la noblesse, pour faire des alliances. L’amour, on laisse ça aux maîtresses et aux amants, entre deux portes… Il n’y a guère que dans les romans qu’on se laisse aller à la confusion et qu’on se retrouve à parler de l’amour unissant deux époux !
            Les auteurs du Moyen Âge se sont amusés à compliquer tout ça en inventant l’amour courtois. Étant donné petit a, un jeune chevalier et petit b, une noble dame d’un rang supérieur, donc forcément inaccessible. Le chevalier se met au service de la dame et se lance dans de longues quêtes en vue d’obtenir son amour. Là encore, il n’est pas question de mariage – d’ailleurs, la dame peut très bien être déjà mariée et se laisser courtiser. De toute façon, le désir du chevalier est censé rester inassouvi, ce qui ne l’empêche pas de coucher avec des jouvencelles de passage s’il en a envie : il doit fidélité à la dame qu’il aime, mais cette fidélité consiste à ne pas courtiser une autre dame de son rang. L’amour courtois n’est que l’une des épreuves à laquelle le chevalier est confronté, à côté des joutes, des combats contre des créatures merveilleuses ou des libérations de châteaux soumis à des coutumes maléfiques.
            Après la littérature classique, après Shakespeare, après Molière, on s’est donc mis à faire n’importe quoi, à conjuguer l’amour et le mariage alors que jusque là, ça n’avait aucun rapport, et voilà que les romans se sont mis à baver d’amour dans tous les sens, Aurélien par ci, Belle du Seigneur par là, Le Diable au corps, L’Amant… On s’aime, on s’aime, et pendant ce temps-là, il n’y a plus personne pour faire la guerre. J’ai jamais pu blairer les baba-cools.


jeudi 5 février 2015

De l'hommage à l'outrage : figures de la mère dans le rock

[Cet article aurait dû paraître dans PILC Magazine.]



Le 5 juillet 1954, un jeune homme de dix-neuf ans pousse la chansonnette dans le studio de Sam Phillips, à Memphis, Tennessee. Il y a quelques temps déjà que le gamin essaie de poser sa voix sur microsillon. D’ailleurs, il a déjà produit une galette avec les studios Sun, un seul exemplaire… qu’il a offert à sa mère, Gladys. Personne n’est vraiment convaincu, mais on lui trouve une voix intéressante : il ferait un bon chanteur de ballades. Sam Phillips, lui, attend de voir. La chanson qu’il est venu enregistrer, accompagné par Scotty Moore à la guitare et Bill Black à la contrebasse, une romance country, n’impressionne pas vraiment le producteur. Ni les musiciens, d’ailleurs. Le môme lui-même n’est pas franchement satisfait. À la fin de la séance, ça cause blues, country, hillbilly… On évoque Arthur Crudup, et le gosse se met à improviser sur un de ses morceaux : That’s All Right Mama. Là, il se passe quelque chose : depuis le temps que Phillips recherchait un Blanc capable de swinguer comme un Noir ! Ce gamin-là vient tout simplement de transformer un vieux blues en quelque chose de nouveau – en un morceau de rock’n’roll.
That’s All Right Mama, rebaptisée That’s All Right, sort en 45 tours le 19 juillet, avec en face B Blue Moon of Kentucky. Il s’agit du premier disque enregistré par Elvis Presley – autant dire du premier disque rock de tous les temps.

Les fils à maman

            Dans le rock comme ailleurs, la mère est donc à l’origine de tout. C’est le premier amour, le seul qui n’a jamais déçu. On enregistre son premier disque pour elle, rien que pour elle, on veut qu’elle soit fière de son fils. Elle le sera : c’est une mère. Et même lorsqu’elle s’oppose à nos choix, on veut encore la rassurer. Tout va bien, maman. Tu n’aimes pas cette fille ? Tout va bien. Je vais quitter la ville, je ne vais plus t’embêter, tout va bien. Voilà ce que raconte That’s All Right. La mère, même si on la quitte, c’est sans haine, ne t’inquiète pas. Et quand Little Richard chante True Fine Mama, c’est à la mère consolatrice qu’il s’adresse. Des années plus tard, Ian Curtis, le tragique chanteur de Joy Division, cherchera auprès de la sienne le pardon pour toutes les erreurs commises, les démissions et les échecs, dans Interzone :

            Mother I’ve tried, please believe me
            I’m doing the best that I can

            Dès qu’on parle du rock, il y a des images qui s’imposent. La posture de l’adolescent en rébellion contre l’autorité parentale en est une. N’oublions pas que le Rock Around The Clock de Bill Haley constitue le générique de Blackboard Jungle (Graine de violence), ce film de Richard Brooks qui montre des adolescents en opposition violente avec leurs professeurs… Alors, le rock comme révolte contre les parents ? Visiblement, ce n’est pas si simple. Si le père est souvent représenté comme dominateur, alcoolique ou simplement absent, la mère, elle, protège son enfant, le nourrit, l’habille. Tout est résumé en quelques mots dans The House of the Rising Sun, ce blues immortalisé par The Animals en 1964 :

My mother was a tailor
She sewed my new bluejeans
My father was a gamblin’ man
Down in New Orleans

Papa joue, maman coud.

La vérité, bien souvent, c’est que les parents feraient tout pour leur enfant. Et d’ailleurs, qui lui a offert sa première guitare ? Qui l’a entendu casser ses premières cordes dans sa chambre en criant comme un chat qu’on égorge, et il appelait ça chanter ? Qui l’emmenait à ses premiers concerts quand il n’avait pas encore l’âge de passer le permis ? Il pouvait bien alors gueuler dans le micro toute sa révolte contre le vieux monde de papa et maman, les principaux intéressés savaient bien, eux, que c’était un bon fils, bien content que papa et maman soient aussi cool… « Mon Dieu que c’est triste / D’avoir des parents twist ! » chantait la jeune Stella, future madame Christian Vander, en 1963. Eh oui, c’est triste : on les préférerait de la vieille école, bien autoritaires et remplis de traditions – ça nous ferait au moins une bonne raison de nous opposer à eux… Que peut-on imaginer de plus déchirant que cette histoire, racontée plus que chantée par Johnny Cash, d’un jeune homme amoureux qui arrache le cœur de sa mère pour l’offrir à sa petite amie et, dans son empressement, trébuche, tombe, lâche le cœur… et le coeur se met à crier : « Mon fils, t’es-tu fait mal en tombant ? » (Mother’s Love, 1968).

Ma mère me rend folle !

            Le rock a porté les cheveux courts et gominés, le pantalon cintré et la cravate ficelle : élégance, bonne humeur, bal le samedi soir et église le dimanche. On remuait le bassin pour affoler les filles, et on rentrait gentiment chez sa mère avec l’argent des recettes. Et puis le rock s’est habillé de cuir noir, les bananes ont poussé, aussi longues que les santiags en peau de lézard, le déhanché s’est accentué, la voix a pris des hoquets terrifiants… La wild thing chantée par les Troggs s’est matérialisée sur scène dans ces torsions bestiales du corps – et les bons pères de famille n’ont plus reconnu leurs enfants. À quel moment nos chérubins ont-ils pu se transformer en ces créatures diaboliques nommées Screamin’ Jay Hawkins ou Jerry Lee Lewis ?
            La rupture est consommée : il est désormais établi que les gamins ne pensent qu’à s’amuser, rouler dans de belles voitures et draguer tout ce qui bouge, et que leurs parents, heureusement, sont là pour leur rappeler la dure réalité. En 1958, Eddie Cochran le chante de sa voix légèrement éraillée, dans Summertime Blues :

            Oh well my mom and dad told me
            Son you gotta make some money
If you wanna get the car to go ridin’ next Sunday...

Avec C’mon Everybody, il est encore assez gentil : on attend que papa et maman aient vidé les lieux avant de faire venir les potes : « Now the house is empty and my folks are gone… Ooh ! C’mon everybody ! »

Que les relations conflictuelles entre parents et enfants soient réelles ou imaginaires, au fond, peu importe : le rockeur a définitivement adopté cette image du mauvais garçon qui par son énergie de jeune chien fou électrique est prêt à dynamiter le vieux monde des « croulants ». Que le rock se fasse pousser cheveux et barbes ou qu’il les rase, qu’il les porte hérissés, décolorés ou à l’iroquoise, il est désormais établi que le teenager et ses parents vivent dans deux mondes séparés. Il n’y a pas incompatibilité totale, on peut même discuter à l’occasion, mais bon, on n’a plus les mêmes centres d’intérêt.
En France, nous avons eu Antoine, ses Problèmes et ses Élucubrations (1966) :

Ma mère m’a dit : Antoine, fais-toi couper les ch’veux
Je lui ai dit : Ma mère, dans vingt ans si tu veux !

Mais en France, on est à la traîne. On en est encore à la crise d’adolescence guillerette, la révolte capillaire. On lève le poing discrètement, avec dix ans de retard. En Angleterre, les Who ont débarqué, ils sont violemment agités, ils prennent des acides, ils sont… bègues ?!? Des types qui chantent en bégayant, on aura tout entendu ! Et ils nous imposent leur g-g-g-génération chevelue, grimaçante, briseuse de guitares. Au revoir, maman et papa : vos lois ne sont plus les nôtres… Le garage rock débarque aux États-Unis, ça ne rigole plus, une mèche vient de s’enflammer qui fera exploser la dynamite punk dix ans plus tard.
Bien des années après, en 1998, Didier Wampas, chanteur dont les influences formeraient à elles seules une honorable encyclopédie du rock, fait écho aussi bien à la petite insubordination solitaire d’Eddie Cochran qu’aux Élucubrations d’Antoine avec Ma mère me rend folle. Voix criarde, texte volontairement enfantin, c’est une révolte pour rire : « Mais un beau jour elle va bien voir / Qu’je partirai où ça me plaît… »

L’amour maternel, pourtant, n’est-ce pas tout ce qui compte ? Frank Zappa et ses Mothers of Invention (les mères sont partout, on vous dit !) l’ont déclaré une fois pour toutes dans Motherly Love :

            Forget about
            The brotherly and otherly love
            Motherly love
            Is just the thing for you
            You know your mother gonna love ya
            Till ya don’t know what to do

Zappa l’a dit, oui, mais la chanson est un pied-de-nez ! Les mères en question sont les Mothers of Invention, et… t’as beau n’avoir que dix-huit ans, tu sais que j’ai de l’amour maternel pour toi, chérie ! Voilà les mamans et leur amour si pur ridiculisés à grand renfort de kazoo et d’allusions salaces ! Plus aucun respect. Nous sommes en 1966, et deux ans plus tard, la figure maternelle réapparaît dans une insulte crachée sur une scène de Detroit par Rob Tyner, le chanteur du MC5 : « Kick out the jams, motherfuckers ! » Une insulte immortalisée par l’album live du groupe, sorti en 1969, et qu’on n’a pas fini d’entendre. Ça ne rigole plus.

Psychés, punks et autres motherfuckers

            Entre l’amour maternel de Frank Zappa et le glapissement sauvage du MC5, il y a eu en 1967, les Doors et la chanson The End. Bande sonore idéale à n’importe quelle apocalypse (Coppola ne s’y est pas trompé), le morceau s’étend sur plus de onze minutes d’une rythmique lente et tendue sur laquelle la voix de Jim Morrison semble improviser des paroles de plus en plus inquiétantes, la chanson vire à l’expérience chamanique, on y croise un tueur qui se lève avant l’aube… et tout explose en une crise œdipienne qui s’achève en rugissements :

            Father ? – Yes, son ?
            ‒ I want to kill you.
            Mother, I want to...

            Inutile de hurler la suite, tout le monde a compris quels outrages allait subir la malheureuse génitrice. That’s not quite all right, Mama

            En quelques années, le rock est devenu adulte, et son émancipation ne s’est pas faite sans douleur. Comme les enfants qui finissent par avoir honte que leur mère les accompagne jusqu’au portail de l’école et les embrasse ostensiblement devant les copains, les musiciens en ont eu assez d’être de gentils garçons, polis et bien peignés. Les parents sont définitivement passés à l’ennemi, la famille est une plaie, un carcan dont il faut se libérer. Image d’une famille « heureuse » en 1977 :

            Daddy’s telling lies
            Baby’s eating  flies
            Mommy’s on pills
            Baby’s got the chills
            (Ramones, We’re A Happy Family)
           
            Les punks ayant pour credo de ne plus accepter d’ordres de quiconque, la mère n’est plus guère pour eux, au pire qu’une figure autoritaire et possessive, au mieux qu’une ombre délavée, inconsistante et sous sédatif. Le modèle plus ou moins avoué du punk, comme celui du chanteur de hard-rock, est le délinquant juvénile, le fouteur de merde. Rien d’étonnant à ce que deux groupes, AC/DC et The Damned, en cette même année 77, aient tous deux composé un morceau intitulé Problem Child ! En 1989, un groupe français, Les Rats, enregistrera sa propre version, Enfant à problèmes. Quelques années auparavant, un autre groupe punk français, BB Doc, a fait une remarquable synthèse de la situation :

            Ton père par ci, ta mère par là
            Y’en a plein l’cul d’tout ça !
            La seule famille qu’on veut
            Elle n’a qu’un nom, c’est oï ! oï !

            Il serait fastidieux – voire titanesque – de recenser les occurrences de l’expression motherfucker (et de ses équivalents dans la langue de Ribéry) parmi toute la production rock de ces soixante dernières années. En 1977 toujours, Johnny Thunders et les Heartbreakers en font le titre d’un album mythique, L.A.M.F., autrement dit Like a Motherfucker. En 1992, Prince utilise les mêmes initiales maudites pour son single Sexy MF, qui marque les esprits. Même au Top 50, désormais, on crache au visage de maman. C’est donc officiel, l’insulte n’est plus réservée à la sphère underground, au vinyle indé que seuls les connaisseurs sauront dénicher chez leur disquaire. Elle passe en boucle à la télévision, elle est reprise en chœur dans les cours de récré… Et, comme toute révolte, elle perd tout son sens à se voir institutionnalisée. Heureusement, la même année, le groupe Nirvana sort un album intitulé Incesticide – les œdipes mal résolus ont encore de beaux jours devant eux…

            Mais les années 90 voient aussi la scène hip-hop prendre son envol, et c’est dans le flow des MC que les motherfucker et autre nique ta mère vont jaillir. Le rock a pris un coup de vieux, mais derrière leurs tables de mixage, d’autres jeunes ont repris le flambeau. La figure de la mère, elle, n’est toujours pas réhabilitée. On est bien loin de Gladys Presley recevant émue, des mains de son fils, l’exemplaire unique de son tout premier enregistrement. Le rock a voulu grandir, il a voulu qu’on enlève les petites roues de son tricycle, puis il en a eu marre qu’on lui demande de faire ses devoirs, de mettre son col correctement et de bien se laver derrière les oreilles. Il fallait en passer par là. Maintenant, maman, si tu pouvais me foutre la paix… Il ne reste plus qu’à conclure avec les sales gosses de Green Day qui, dans leur chanson Brat (1994), résument assez bien l’aspect pratique des parents :

            I’ll just wait for Mom and Dad to die
            And got my inheritance

            Penser à l’avenir, c’est important, et ça les enfants, votre mère vous l’a souvent dit.