mardi 30 septembre 2014

Bag of Bones [épisode 12]



Ce qu’il y a de bien, quand on veut être un groupe local, c’est qu’il suffit d’habiter dans une ville. N’importe laquelle, au hasard, hop : du moment que vous montez votre groupe dans une ville, vous êtes un groupe local. Pratique. Ensuite, pour devenir le meilleur groupe local du monde, c’est plus compliqué. Ça facilite les choses si vous êtes le seul groupe du coin ou que tous les autres sont des gros nuls.
            On pourrait croire que Laval, c’est une petite ville et que ça doit pas être trop difficile de se faire remarquer à partir du moment où vous avez une guitare dans les mains et juste ce qu’il faut d’électricité. Eh bien, détrompez-vous. Des mecs qui font de la zique, il y en a un paquet à Laval et dans les environs, faut pas croire. Justement, avec les potes, on s’est dit qu’on irait un peu voir jouer tout ce monde-là, histoire de rencontrer un peu les collègues, serrer des mains et parler boutique. « Et toi, t’utilises quoi comme médiator ? Et sinon vous êtes plutôt Marshall ou Peavey ? » Des trucs de professionnels, quoi.
            Bon, des groupes lavallois, on en a déjà vu jouer. Des métalleux, des rockeurs, des électro, des jazzeux, des musiques du monde. Mais du coup, quand on a su que Tranzistor organisait une soirée spéciale pour la sortie de son n°53, avec tout le gratin des gratouilleurs du département, on s’est dit que ce serait un bon moyen de voir tout le monde d’un coup. Et si possible, de faire signe qu’on est là aussi, et que si on nous laisse un petit peu de temps pour nous préparer, on pourrait bien être les futurs Birds in Bridge ou Throw Me Off The Row. Après tout, on n’en sait rien.
            Alors le concept de la soirée, c’est que les grosses vedettes, c’étaient les Bajka, et qu’ils faisaient monter sur scène plein d’invités, des zicos de la région. Et des zicos de tous les styles, justement, les Jack & Lumber, les Bretelle et Garance, les Joy Squander, les Quentin Sauvé, les Claude Renon, les Mad Lenoir… C’était un peu le vide-grenier de la musique, le tout-à-huit-balles des décibels. Nous, le trip Balkans-tsigane-machintruc de Bajka, c’est pas vraiment notre rayon, faut bien dire ce qui est. Mais du coup, écouter ça mélangé à du rock, des samples ou des rythmes africains, ça nous a donné une bonne idée de la tambouille qu’on peut faire en plongeant plusieurs musiciens dans la même marmite. Faut quand même bien remuer pour pas laisser de grumeaux… Bon, ça nous a surtout donné une idée du chemin qu’il nous reste à faire, parce que pour pouvoir s’accorder avec les trompettes de Bajka, il faudrait déjà qu’on s’accorde entre nous !
            Et qu’on se mette à aimer la trompette…

Tranzistor, n° 54, septembre 2014.

lundi 29 septembre 2014

Bag of Bones [épisode 11]



            Je sais pas si c’est parce qu’il se sent coupable d’avoir laissé tomber le groupe, mais Florian a pris son rôle de manager grave au sérieux. Il nous a dit comme ça que si on voulait faire des concerts, il fallait qu’on se vende. Et que si on voulait se vendre, y’avait pas 36 solutions, il nous fallait une démo.
            Ouais, sauf que nous, on n’a pas les moyens d’enregistrer une vraie bonne démo qui arrache ! En répèt’, pour se souvenir de nos morceaux d’une semaine sur l’autre, vu qu’on sait pas écrire la musique, on s’enregistre sur nos portables. D’après Florian, c’est déjà pas mal. D’après nous tous, ce serait mieux si la batterie couvrait pas tous les autres instruments. L’avantage, c’est qu’on entend bien mes pains. Evidemment, le top du top, ce serait de louer un studio pour quelques jours, histoire d’enregistrer quatre ou cinq morceaux dans des conditions de ouf. Mais on n’a pas assez de thunes pour ça, ou pas assez de relations…
            Donc, si je résume : pour faire des concerts, il nous faut une démo, mais pour faire une démo, il faudrait qu’on multiplie les concerts. Et qu’on se fasse payer pour ça, en plus. Pour l’instant, c’est pas gagné. On était déjà bien contents l’autre jour qu’un patron de bar accepte de nous faire jouer et nous paye le repas et les boissons. Ça aide d’avoir des relations de bistrot.
            Du coup, on s’est posés comme ça et on a étudié sérieusement la question. On est allés comparer sur Google les différents logiciels audio, et finalement on en a trouvé un gratuit. Restait plus qu’à revoir nos branchements, nos micros, on était prêts. Le Florian il était tout fou, le plus enthousiaste de nous tous, je crois bien : en plus, il disait, on va avoir un vrai enregistrement live ! Et nous, on est quoi ? Un groupe qui joue en live ! Ouais, okay. Enfin lui il joue plus trop en live, quoi. Moi, j’étais sceptique : le coup de la gratuité, ça m’inquiétait. Je me disais que c’était un peu trop facile, je m’attendais à un son foireux, mais même pas ! On arrivait même parfois à comprendre ce que chantait Noémie.
            Ce qu’il y a de bien, c’est que l’enregistrement de la démo, ça a pas trop changé nos habitudes. Il suffisait qu’on répète plusieurs fois le même morceau, et une fois qu’on avait réussi à faire un truc pas trop crade, c’était dans la boîte. La seule différence, c’est qu’une fois qu’on a eu les quatre morceaux enregistrés live, on les a gravés sur CD, et Adrien a fait un joli dessin sur la pochette, avec le nom du groupe en grand juste au-dessus. Et on a tous voulu en avoir un exemplaire, et on avait l’impression d’avoir dans les mains un truc en métal précieux, vachement rare, le genre de truc que tu chopes dans World of Warcraft seulement après avoir explosé un boss de niveau 90. Je sais pas ce que les patrons de bar en feront, de notre démo, mais nous, putain, on l’a écoutée en boucle !

Tranzistor, n° 53, mai 2014.

jeudi 25 septembre 2014

Le retrait




C’est assez ! Je n’éprouve plus ce fanatisme à écrire que j’ai éprouvé toute ma vie. L’idée d’affronter encore une fois l’écriture m’est impossible !
Philip Roth, interview aux Inrockuptibles, octobre 2012.

            Un jour, il y en a qui décident d’arrêter d’écrire. Ils mettent le point final à leur dernier manuscrit, se reculent un peu sur leur fauteuil, se font peut-être même craquer les vertèbres, et décident que ce livre sera leur dernier. Et ce n’est pas une décision prise à la légère, sur un coup de cafard, le genre d’idée sur laquelle on va revenir dès le lendemain, parce que finalement la lumière a changé et qu’on a même entendu chanter un merle. Non, c’est mûrement réfléchi, on s’y tiendra, on l’a annoncé dans la presse, répété dans toutes les interviews : « Le Monde des nombrils sera mon dernier roman. »
            Moi, je peux comprendre tous les renoncements. L’art de laisser tomber. Personnellement, j’abdique tous les jours : c’est ma gymnastique à moi. Mais ça ne fait jamais partie d’un plan préétabli, plutôt d’un découragement subit, spontané. Oui, le renoncement, je le comprends ; c’est la prise de décision définitive qui me laisse pantois. Comment peut-on décider un beau jour qu’on a dit tout ce qu’on avait à dire, et qu’à partir de maintenant, on arrêterait d’écrire ? Et savoir que, même dans six mois, dans un an, on n’aura pas envie de revenir sur sa décision ? Vraiment, j’admire cette détermination dont je me sens parfaitement incapable. J’ai envie de renoncer tous les jours. Mais je suis sûr que si j’annonçais au monde entier (enfin, mettons dans le bulletin Côté Laval et sur France Bleu Mayenne, pour commencer) que j’ai décidé d’arrêter d’écrire… c’est à ce moment là que me prendrait vraiment l’envie de commencer.
            Il faut dire que ça a de la gueule, le retrait. La tentation du désert, du silence. Tout de suite, on passe pour une sorte de sage. Regardez tous ces joyeux lurons qui se « retirent de la vie politique » ! Si seulement, ces promesses-là, ils les tenaient… Mais non, ils disent ça sur le coup de la colère ou de la déception, après une chute vertigineuse dans les sondages, mais ils reviendront comme la grippe dès que le vent sera un peu plus favorable… Seulement, on est habitué aux mensonges politiques. Si ces gens-là se mettaient à faire réellement ce qu’ils disent, c’est là qu’on se sentirait arnaqués. En revanche, un écrivain nous a tellement habitué à ses fictions, à nous faire prendre ses récits pour des lanternes, que le jour où il nous dit : « J’arrête », on ne peut que le croire. Non, sans déconner : c’était François Busnel, en face de lui ! Tu vas pas mentir devant François Busnel, quand même ?
            Vous allez me dire : il y a bien des gens qui arrêtent de fumer, ou de boire. Pourquoi ne pas arrêter d’écrire ? Mais ces gens-là se font aider, justement ! Et ils ne se décident à arrêter que parce qu’ils sentent que leur santé en dépend. Alors qu’écrire ne nuit pas à votre santé ni à celle de votre entourage – enfin, pas directement, en tout cas… Oui, bien sûr, ça peut arriver quand même. Mais les écrivains n’arrêtent pas d’écrire pour se refaire une santé, en général. C’est plutôt comme un départ en retraite. Alors oui, je veux bien admettre qu’un auteur de quatre-vingts ans se dise qu’il est temps d’arrêter – mais le plus étrange, ce sont les auteurs plus jeunes qui, un jour comme ça, posent le stylo. E. M. Forster, c’est à quarante ans qu’il a décidé que plus jamais ça. Robert Walser, l’homme qui s’est promené jusqu’à la mort, n’a plus rien écrit durant les vingt-deux dernières années de sa vie. Mais c’est une période qu’il a passée à l’asile. Au fond, l’écrivain qui renonce à l’écriture, c’est peut-être justement celui qui se sent devenir fou… D’une mauvaise folie, une folie qui nuirait à leur création.
            Et bien sûr, vous croyez me voir venir de loin, avec mes gros sabots : « Il est en train de nous dire qu’il arrête La Bibliothèque de Jupiter. » En fait, vous ne voyez rien venir du tout : je n’ai pas prévu d’arrêter. Comme chaque semaine, j’ignore parfaitement sur quoi portera ma prochaine chronique, mais en voilà toujours une de plus de terminée. C’est tout ce que je peux dire pour l’instant. Je n’arrête pas, non, non : mais de là à dire avec certitude qu’il y aura encore une chronique la semaine prochaine, ouh là, pas si vite : une semaine, c’est long – ça fait sept jours de renoncements et de désertions en tous genres… Je ne sais jamais, à chaque fois, si j’aurais encore le courage de trouver un thème et de m’y tenir, la prochaine fois. Suspense, suspense…

jeudi 18 septembre 2014

L'île




L’homme qui écrit un livre, c’est Robinson dans son île : il faut qu’il fasse tout lui-même.
Léon-Paul Fargue

            Il y en aura toujours un pour vous poser la question : « Sur une île déserte, quel livre emporterez-vous ? » La réponse du petit malin qui ne veut pas se mouiller : un guide de survie en milieu hostile, ou alors carrément Robinson Crusoé. Très mauvaise idée, ça, Robinson Crusoé : quand il fait naufrage sur son île, le héros de Daniel Defoe commence par aller chercher sur l’épave de son navire tout ce qui pourra lui servir à établir un camp de base. Si vous vouliez y apprendre comment se débrouiller à partir de rien, à partir de ce que la nature vous donne, c’est loupé. Il aurait mieux valu vous taper avant de partir en voyage l’intégrale de la série Man VS Wild, vous auriez eu l’air un peu plus dégourdi…
            Quant à moi, je ne me suis pas constitué une bibliothèque d’un millier d’ouvrages pour y renoncer au profit d’un seul à emmener avec moi sur une île déserte. De toute façon, je n’aime pas les îles. Moi, perdu sur un caillou entouré d’eau sans une seule librairie, sans une seule jolie fille à mater, ce n’est pas un livre qu’il faut que j’emporte – c’est une corde.
            Et puis d’abord, les îles désertes, ça n’existe plus. Si vous pensez réellement être seul sur votre île, c’est que vous ne l’avez pas explorée à fond : en cherchant bien, vous auriez fini par le trouver, le grand hôtel avec piscine et vue sur la plage infestée de touristes. Si vous êtes tombé sur un bout de terre totalement vide d’êtres humains, c’est que vous n’avez vraiment pas de bol…
            L’île déserte, c’est un truc d’écrivain. (Et paf ! Vous avez vu comme je retombe toujours sur mes pattes hebdomadaires ? La semaine prochaine, je vous expliquerai aussi que la glace à vanille ou, je sais pas, la veste en velours côtelé marron, c’est un truc d’écrivain…)
            L’île déserte, donc, c’est un truc d’écrivain. Déserte pour les uns, ou mystérieuse pour les autres. Parfois pas suffisamment déserte, d’ailleurs. Il suffit qu’on y ait placé un docteur Moreau adepte de la vivisection et des expériences en tous genres sur les animaux pour que déjà, vous regrettiez la solitude…
            Imaginez un peu ça : l’île, c’est une page blanche. Tout est à inventer. Étant donné une île, que se passe-t-il dessus ? Le B.A.-ba du scénario, avec ça vous faites King Kong, Les Chasses du Comte Zaroff, Lost… Sur son île, Stevenson a ajouté un trésor, et tout un contingent de pirates avides. Jules Verne y a planté des hélices, ou encore les enfants du Capitaine Grant…
            Au fond, le principe est d’une simplicité enfantine : un bout de terre perdu quelque part dans l’océan. Le héros y débarque par hasard. Par quelle sorte de hasard ? Est-il seul ou fait-il partie d’un groupe ? Et cette île, est-elle habitée ou non ? Vous voyez, c’est l’idéal : on dirait un sujet pour atelier d’écriture ! Vous pouvez aussi vous amuser à transposer ça dans l’espace : s’il y a encore un endroit peu exploré, c’est bien celui-là ! Méfiez-vous quand même : peu exploré dans la réalité, peut-être – mais la fiction, par contre, a déjà constitué un atlas détaillé, faune et flore comprises, depuis Bételgeuse jusqu’aux confins de l’hyperespace. C’est une chose d’aller y semer vos astronautes de papier, encore faut-il qu’ils y trouvent du nouveau…
            C’est assez curieux que ce concept d’île déserte fonctionne encore aussi bien aujourd’hui. Il est fini, le temps des grands explorateurs. Toutes les terres à découvrir ont été découvertes, de nos jours, peu ou prou. Et pourtant, c’est toujours un élément de fiction qui « marche ». On s’y fait prendre. Mince alors, Machin vient de se réveiller sur une île perdue au milieu de nulle part. Et comme par hasard, elle a l’air particulièrement hostile. Maintenant, il faut survivre. Parce que finalement, ce qui intéresse le plus les lecteurs, en ces temps d’apocalypse, c’est cette idée de survie. L’île, on s’en fout un peu. Toutes les roches se ressemblent, toutes les forêts dissimulent les mêmes dangers – ce qui compte, c’est manger, boire, se protéger des bêtes sauvages et s’abriter. Ça s’accorde parfaitement avec nos fantasmes de fin du monde : quand la grande catastrophe arrivera, il faudra bien apprendre à tout réinventer pour survivre. Étant donnée une île infestée de zombies, que se passe-t-il dessus ?     
Si en plus il n’y a pas de réseau, on est mal barré… Parce que c’est pas en emportant un livre  que vous vous en sortirez !

jeudi 4 septembre 2014

La ponctuation





Chacun ses plaisirs. Moi, c’est les mots. J’essaye, avec des mots, de faire apparaître des moments, des visages, des fragments d’existence. J’ai toujours eu ces goûts-là. Mettre des mots à côté des mots, sérieusement, soigneusement. En cherchant le plus court chemin d’un point à un point-virgule.
Georges Hyvernaud, Le Wagon à vaches.

            C’est souvent ce qu’il y a de plus discret dans l’œuvre d’un auteur, et pourtant tout le monde vous dira que c’est la chose la plus importante. La ponctuation, c’est la respiration de la phrase. On ne place pas une virgule n’importe comment, attention à l’arythmie ! Votre prof d’E.P.S. vous le répétait déjà au collège, alors que vous faisiez le tour de la cour en pas chassés : « Pensez à bien respirer ! » Un effort de trop, une expiration loupée, et c’est l’essoufflement, le point de côté. Le souffle, c’est la vie. C’est à peu près la seule chose que j’ai retenue des cours d’E.P.S. J’en discutais avec le prof : « C’est un peu comme dans une phrase, finalement : si on place pas la virgule au bon endroit… » En général, il me coupait : « Dis donc, Juldé, t’es v’nu là pour t’échauffer ou pour glander ? Tu veux mon pied au cul pour t’aider à courir plus vite ? »
Au fond, on était du même avis sur la question.
On croit que c’est naturel, la ponctuation. Que ça vient tout seul, à l’usage, un peu comme l’apprentissage de la marche (je vous ai déjà dit que j’ai marché à vingt mois ?). Ce n’est pas simple du tout, oh là là ! C’est une question de musique, double croche, croche, triolet ! Il faut être un peu danseur, si vous voulez. Et il y en a pas mal qui dansent sur des œufs. La phrase qui trébuche, qui se prend les pieds dans le tapis, il n’y a rien de pire. Et ce n’est pas la chose la plus facile à enseigner non plus : au-delà des règles simples, point, point d’exclamation, point d’interrogation, virgule, deux points, parenthèses, guillemets, ce qu’on apprend à utiliser dès l’école primaire, il y a la pratique. Et la ponctuation, ça se ressent. Allez expliquer à un élève de sixième pourquoi sa phrase serait meilleure s’il avait placé une virgule à cet endroit… Si la ponctuation bancale ne gêne pas la compréhension, on s’en contentera. « Mais c’est pareil, sans la virgule, m’sieur ! La phrase elle veut dire la même chose ! » Oui, Jean-Ulrick, c’est pareil. Après tout, on ne forme pas de futurs écrivains, ça se saurait !
Moi, un signe de ponctuation mal placé me fait sursauter. C’est comme un bouton sur le nez d’une jolie fille : ça me choque. À la fin du dix-neuvième siècle, certains écrivains se sont mis à placer des virgules entre le groupe sujet et le verbe, notamment lorsque le premier était un peu long. Huysmans en faisait partie. J’ai beaucoup aimé À rebours, mais alors, pendant ma lecture, il me prenait des envies de déterrer l’auteur pour gifler son cadavre. « Les viveurs poitrinaires qu’on exporte dans le Midi, meurent, achevés par la rupture de leurs habitudes… » La ponctuation, ou du croche-pied en littérature…
Parmi les écrivains, il y a ceux qui font dans la finesse, et ceux qui font de la ponctuation leur marque de fabrique. Ils en mettent partout, de la ponctuation, c’est à peine s’ils ne vont pas rajouter des points entre les virgules ! L’exemple le plus parlant étant évidemment Céline et ses « trois points », qui viennent mitrailler la phrase, syncoper le discours. Rugissement, précipitation, halètement, cri, onomatopée, réflexion définitive sur la condition humaine – les trois points céliniens, auxquels s’ajoutent de temps à autres points d’exclamation ou d’interrogation, mêlent tout cela dans un même rythme. Musique et peinture : Céline comparaît sa pratique de la ponctuation au pointillisme des impressionnistes. Une technique comme une autre, par laquelle Céline essayait peut-être d’amener ses phrases à ressembler aux dentelles que sa mère réparait dans la petite boutique familiale du passage Choiseul.

« J’écarquille, je vois… c’est bien le jardin de Barbe-Bleue !... clématites… géraniums… bleuets… et d’autres espèces !... inconnues !... ah ! ce Barbe-Bleue ! Lili peut pas me contredire ! jamais il a eu de géraniums, Barbe-Bleue ! il profite de la féerie ! des merveilles de la réflection… » (Normance)

Il y aurait beaucoup à dire aussi de l’usage de la majuscule chez Céline, ou de son absence, mais ce n’est pas le propos.
D’autres ont essayé de l’imiter en imposant leur propre usage de la ponctuation, mais n’est pas Céline qui veut. Yann Moix s’est amusé à placer dans ses romans des « deux points » au petit bonheur la : chance. Tentative qui ne présente guère d’intérêt.
Sans tomber dans l’excès célinien, tous les écrivains ont leur propre pratique de la ponctuation. Il y en a qui abusent des parenthèses (je pense à Jaenada, notamment (mais il s’est un peu calmé, sur ce point)). Moi, c’est le tiret – mais je ne sais pas si on peut vraiment me considérer comme un écrivain.
Tout cela pour dire, avec un petit air sentencieux pour qu’on ne voit pas trop que j’enfonce des portes ouvertes, que la ponctuation fait partie intégrante de l’art d’écrire. Super, merci Captain Obvious ! C’est dans ces moments là qu’il faut savoir tirer un trait sur le point final.