jeudi 24 avril 2014

L'impuissance

  
Il était bien loin de penser qu’il aimait, il avait ce sentiment en horreur. Il s’était juré mille fois depuis quatre ans que jamais il n’aimerait. Cette obligation de ne pas aimer était la base de toute sa conduite et la grande affaire de sa vie.
Stendhal, Armance
           
Toute œuvre créatrice a partie liée avec l’impuissance sexuelle.
            Voilà une belle phrase d’accroche, je la laisse donc marcher seule en tête et passe directement à la ligne. Pour aussitôt préciser, et donc atténuer l’effet.
Évidemment, l’acte de création et l’acte sexuel ont de nombreux points communs. Personne ne le niera. Et donc la sécheresse créatrice, la page blanche, a beaucoup à voir avec la débandade – avec le fiasco. Voilà, vous avez compris où je voulais en venir, merci, bonsoir, à la semaine prochaine.
            Le grand roman de l’impuissance sexuelle est Armance de Stendhal (1827), un livre dans lequel l’impuissance n’est jamais nommée. On tourne autour du problème sans jamais le toucher – comme Octave tourne autour d’Armance sans jamais la prendre. Toute l’intrigue du roman est centrée sur ce grand secret du héros, « secret affreux » dont l’aveu est constamment retardé.
« ‒ Oui, chère amie, lui dit-il en la regardant enfin, je t’adore, tu ne doutes pas de mon amour ; mais qui est l’homme qui t’adore ? c’est un monstre.
            À ces mots, l’attendrissement d’Octave sembla l’abandonner ; tout à coup il devint comme furieux, se dégagea des bras d’Armance qui essaya en vain de le retenir, et prit la fuite. »
            Toujours la fuite ! Les hommes sont lâches. Surtout quand ils dissimulent leur trouille derrière des actes de courage. Pour échapper à Armance, Octave veut se faire… canonnier ! Substituer l’érection du canon à ses défaillances viriles ! Autant dire que ce n’est pas gagné.
            Le sexe est la grande affaire de la littérature. Du Roman de la Rose aux badinages du XVIIIe siècle, des Mémoires de Casanova à Charlot s’amuse de Bonnetain (plus grand livre du monde sur la masturbation) et de Sade au Septentrion de Calaferte, amoureux, pervers et grands séducteurs se taillent la part du lion. Les bande-mous, eux, se font plutôt discret. Ça peut se comprendre : on ne se ramène pas avec un malheureux sifflet dans un orchestre de cuivres… On peut bien dépeindre tous ses déboires amoureux, se montrer en amant toujours déçu, éperdu de passion, bavant devant toutes les femmes – oui, mais Priape quand même ! Priape toujours ! Le cœur brisé, mais la queue dressée ! Amant ridicule, peut-être, apollon minable – mais en érection.
            L’eunuque ne fait pas recette.
            Même Tristan Corbière, mon cher Tristan Corbière, pourtant champion toute catégorie de la misère sexuelle, parvient dans ses Amours jaunes à comparer son sexe à un phare. Lui qui se présentait pourtant avec « De l’amour, – mais pire étalon » dans son grand poème-autoportrait-tombeau Épitaphe, a la faiblesse de ne pas être tout à fait impuissant. À qui se fier ?
            Il faut croire que la sécheresse, en littérature, n’est pas très vendeuse. Un écrivain qui ne jouit pas est un écrivain qui ne saura pas faire jouir sa phrase. Mieux vaut éviter d’aborder le sujet. Malheur aux mous !
            Dans son Histoire amoureuse des Gaules (1665), qui lui valu plusieurs années de prison, Bussy-Rabutin décrit le fiasco du comte de Guiche, dans le lit de la comtesse d’Olonne. Et cette fois, la scène est explicite : "Ainsi tous deux couchés, nous nous baisâmes mille fois, n'en voulant pas demeurer là, et cherchant quelque chose de plus solide, mais de ma part inutilement. Il faut se connoître, Vineuil, et savoir à quoi l'on est propre. Pour moi, je vois bien que je ne suis pas né pour les dames ; il me fut impossible d'en sortir à mon honneur, quelque effort que fit mon imagination et l'idée et la présence du plus bel objet du monde." De Guiche, après avoir tenté de se rattraper et n'ayant fait qu'empirer les choses, quelque peu blessé dans son orgueil, décide de régler le problème, ce qui inspire à Bussy quelques vers savoureux :

            D’un juste dépit tout plein,
Je pris un rasoir en main ;
Mais mon envie étoit vaine,
Puisque l’auteur de ma peine,
Que la peur avoit glacé,
Tout malotru, tout plissé,
Comme allant chercher son centre,
S’étoit sauvé dans mon ventre.

            La bandaison, papa, ça n’se commande pas.


mardi 22 avril 2014

Van Gogh, Artaud et Gustave Doré...

Deux expositions au Musée d'Orsay

Samedi 12 avril 2014.

            D’un courage exemplaire, je me lève une fois de plus dès les premières lueurs de l’aube. J’aimerais bien y voir le signe d’un changement profond de ma personnalité, mais je ne suis pas dupe. Pierre m’a conseillé d’être à Orsay dès neuf heures afin qu’il puisse me faire entrer au moment de moindre affluence, et comme je veux avant cela prendre un petit déjeuner quelque part, je quitte l’appartement de Jean-Rémi dès 7 h 30. Je prends la ligne 5, change à Gare d’Austerlitz et le RER C me dépose devant le musée. Je prends une table dans le café le plus proche. Le petit déjeuner, c’est sacré. En prenant mon café, je vois passer Pierre qui va au boulot, vers neuf heures moins le quart. Un peu plus tard, je suis devant le musée, et je considère avec empathie ces pauvres gens obligés de faire la queue, alors que je vais pouvoir rentrer gratis comme un putain de privilégié…

            Pierre me fait donc entrer, et me conseille de commencer d’abord par visiter l’exposition sur Van Gogh et Artaud, puis de le retrouver avant 10 h 30 (heure de sa pause) au cinquième étage, dans la deuxième partie de l’expo Gustave Doré.



            « Non, Van Gogh n’était pas fou, mais ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont l’angle de vision, à côté de toutes les autres peintures qui sévissaient à cette époque, eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la bourgeoisie second Empire et des sbires de Thiers, de Gambetta, de Félix Faure, comme ceux de Napoléon III. » L’exposition présente en parallèle les parcours d’Artaud et de Van Gogh : manuscrits et dessins d’Artaud d’un côté, lettres à Théo et autoportraits de l’autre. Une salle est consacrée aux paysages de Van Gogh : Les Alyscamps aux arbres gigantesques et rougeoyants comme des rangées de torches enflammées au-dessus des promeneurs minuscules ; le Jardin de l’asile de Saint-Rémy entièrement dévoré par la végétation, des verts lumineux qui emplissent toute la toile ; ou encore sa Forêt de pins au déclin du jour où les arbres tordus du premier plan se découpent sur un ciel d’un jaune éclatant – beaux exemples du « pinceau en ébriété » de Van Gogh. Ailleurs, les Souliers noirs contrastent brutalement avec la palette habituelle du peintre : les couleurs sombres, noirs et verts profonds, tranchent avec les couleurs vives des Tournesols ou de la Chambre à Arles. Je connais bien Van Gogh, qui a longtemps été mon peintre de prédilection, et pourtant j’avais oublié ces Lauriers roses, près desquels est posé le roman de Zola, La Joie de vivre, dont le titre paraît cruellement ironique quand on connaît le destin du peintre…



            Un écran montre des vues du Champ de blés aux corbeaux, ce tableau où le suicide est omniprésent, tandis que la voix d’Alain Cuny lit des passages d’Artaud : « Il n’est pas ordinaire de voir un homme, avec, dans le ventre, le coup de fusil qui le tua, fourrer sur une toile des corbeaux noirs avec au-dessous une espèce de plaine livide peut-être, vide en tout cas, où la couleur lie-de-vin de la terre s’affronte éperdument avec le jaune sale des blés. »

            Antonin Artaud occupe la deuxième partie de l’exposition. Son visage torturé et vieilli photographié à Ivry accueille le visiteur. De nombreux dessins à la mine graphite sont exposés : visages et corps piquetés, tailladés, poignardés par la mine, glossolalie et imprécations, et cet autoportrait au regard chargé d’une mélancolie millénaire, où la douleur et le travail de la mort sont sensibles dans chaque trait de crayon. Il y a aussi ce dessin terrible, La Projection du véritable corps, qui m’évoque les « maîtres-fous » que filmera Jean Rouch dix ans plus tard, et leurs transes hallucinatoires…



            Van Gogh fait son retour avec La Nuit étoilée – sans doute mon tableau fétiche –, L’Église d’Auvers-sur-Oise et une série de fusains et de dessins au crayon qui font un beau parallèle avec ceux d’Artaud, avant de terminer par quelques spécimens de lettres à Théo, ornées d’ébauches commentées par le peintre.

            Après cela, je monte au cinquième étage pour entamer la visite de l’expo Gustave Doré par la fin, puisque c’est là que se trouve Pierre, et que nous allons pouvoir causer un peu. Le grand sujet de moment, avec Pierre, c’est sa remarquable faculté à se brouiller avec ses amis sur Facebook. Jean-Rémi l’a « défriendé » mais ça ne l’empêche pas de continuer à apprécier Pierre in real life ; en revanche avec G. et P., la rupture est officielle. Moi qui suis désespérément incapable de me brouiller avec qui que ce soit – parce que je ne prends rien au sérieux – tout cela me dépasse un peu. Remarque au passage : je ne suis pas à l’abri d’amis qui pourraient me reprocher, justement, cette propension à me foutre de tout, et à tout juger avec légèreté… Pierre me donne rendez-vous à l’heure de sa pause, d’ici une demi-heure, pour qu’on discute plus sereinement autour d’un café, et je prends donc l’expo Doré à rebrousse-toile.


            Je commence par ses croquis humoristiques, ses caricatures de la vie parisienne, des peintres du Salon, ses croquis militaires, ses Des-agréments d’un voyage d’agrément – finalement la part de l’œuvre de Gustave Doré avec laquelle je suis le plus familier (sans parler, évidemment, de ses illustrations des contes de Perrault). C’est ici qu’on voit que la bande dessinée existait bien avant de s’appeler « bande dessinée ». Rodolphe Töpffer, qui en est le véritable précurseur, l’appelait « littérature en estampes ». Cette narration par séquences illustrées, où l’on devine l’héritage des récits épiques sous forme de hiéroglyphes, est un prélude à la bande dessinée de Louis Forton ou au « roman graphique » théorisé par Will Eisner. Tout était déjà en place, seul manquait un nom pour définir cet art…


            Nous passons ensuite, justement, aux illustrations d’ouvrages littéraires : Le Juif errant, Gargantua, Pantagruel… Aquarelles aux sujets « hénaurmes » : Pantagruel bébé jouant dans son lit d’enfant avec des animaux vivants, vaches et bœufs, qui ressemblent à des miniatures entre ses mains, le tout sous le regard de ses gigantesques parents et d’une poignée de curieux grands comme des timbres-poste. Le Grand Derby, de 1870, est une aquarelle d’une exquise finesse, dans la manière, disons… « foutraque » de Doré, qui est le grand peintre des foules et des enchevêtrements, les corps des femmes en grande tenue se confondant en un ample désordre organisé de plis, de coiffes et de parures de bijoux ruisselantes. Gustave Doré flirte avec l’expressionnisme lorsqu’il brosse ses Pauvresse de Londres ou ses illustrations de Coleridge. Ses lavis où les bleus glacials se heurtent aux orangés du soir qui tombe, où la lumière déclinante, qui embrase les façades décrépites, ne suffit plus à réchauffer la scène couverte de neige et de givre, sont des visions d’apocalypse. Sa Maison de jeu, baignée d’une lumière ocre de chandelles, est presque un La Tour. Je poursuis mon chemin en admirant ses illustrations de Macbeth, dans la continuité de celles de Coleridge, et m’interromps à sa période espagnole – olé ! – en retrouvant Pierre, qui s’apprête à prendre sa pause.


Puisqu’il a une demi-heure devant lui, nous allons prendre un café en face du musée. Assez parlé de ses querelles sur Facebook, nous parlons un peu de moi et de mon projet de co-working. Il n'y a à peu près que ça qui m'intéresse en ce moment...

De retour à Orsay, je reprends donc l’expo Doré par le début. Daté de 1862, Entre ciel et terre est un bel exemple de l’imaginaire de l’artiste et de ses prouesses d’exécution : un batracien accroché par une patte à un cerf-volant est arraché du sol et un oiseau fond sur lui, bec grand ouvert – ce n’est pas tous les jours qu’un festin lui est envoyé directement dans la gueule ! Les sujets que privilégie encore Doré sont les scènes populaires : saltimbanques attendant leur entrée en scène, Pierrot grimaçant (où l’on retrouve tout l’attrait du caricaturiste pour les visages déformés), etc. Attachement, aussi, à la vie artistique et à son lot de misère : la Mort de Gérard de Nerval où l’allégorie, déjà, prend place dans cette manière encore mineure qu’est la lithographie.

Quand il s’attaque à la sculpture, avec L’Effroi ou l’Amour maternel, Doré reste dans l’allégorie, qui est au fond assez proche de la caricature. Toute l’œuvre de Gustave Doré témoigne de cette proximité : il s’agit toujours de résumer un concept, une idée, par une seule image forte, singulière, immédiatement compréhensible. Ici, la mère menacée par un serpent qui commence à s’enrouler autour de ses jambes, lève à bout de bras son enfant pour le protéger du monstre…


Lorsqu’il illustre L’Enfer de Dante, Doré peut lâcher la bride à sa passion pour l’allégorie. Quand il s’attaque à ce vers : « Poète, volontiers parlerais-je à ces deux qui vont ensemble et paraissent si légers au vent », il brosse une sorte de Vénus anadyomène de la mort. C’est au fond tout le « problème », avec Doré : ces œuvres en rappellent toujours d’autres. Ici Botticelli, là Michel-Ange ou Raphaël… Pompier, alors ? Mais quel pompier de génie ! Et qui, ignoré de son temps par la critique qui le cantonnait à son rôle d’illustrateur, dédaignant ses grandes pièces, est aujourd’hui un maître incontesté. Pourtant, sa peinture reste encore peu connue, et sa sculpture, n’en parlons pas : La Parque et l’Amour, accueillie froidement par les critiques de l’époque, est loin d’être ce qu’on retient en premier de l’œuvre de Doré. Pourtant, quel soin dans les détails, quel travail sur l’expression des visages – déformation professionnelle : un caricaturiste qui ne chercherait pas dans chaque visage l’expression la plus vive, la plus « parlante », serait un piètre caricaturiste…

Intertextualité toujours : Dante et Virgile dans le neuvième Cercle de l’Enfer évoque irrésistiblement Delacroix et Michel-Ange et, plus loin, l’immense Christ quittant le prétoire rappelle l’École d’Athènes de Raphaël ou (moins glorieux, à mon avis) les Romains de la Décadence de Thomas Couture…

À partir de là, je remonte au cinquième pour finir la deuxième partie. Je passe rapidement devant ce que j’ai déjà vu, pour retourner à l’Espagne à travers les yeux de Gustave Doré, parti en voyage dans le but d’illustrer Don Quichotte. On retrouve la manière de l’artiste amoureux des visages du peuple, corps difformes, trognes inoubliables… Son Guitariste (La Bandura) me fait songer au Pied-bot de José de Ribera – décidément, Doré est une anthologie de l’histoire de l’art à lui tout seul ! Ses scènes de rue (Mendiants à Burgos, Exécution d’un assassin à Barcelone…) ou ses personnages (la Diseuse de bonne aventure) évoquent de nombreux tableaux de peintres espagnols. Mais il faut croire que c’est l’Espagne de ce temps-là qui ressemblait furieusement à du Goya !



L’œuvre de Gustave Doré est en permanence tiraillée entre le grand genre, le gigantisme, et l’attachement au petit, au plus humble. Quand il se lance dans la peinture d’Histoire, ou plus exactement d’actualité, en déclinant le thème du Siège de Paris dans toute une série de tableaux, il retrouve ses grandes figures allégoriques, des créatures fantastiques telles que l’hippogriffe ou le sphinx, mais aussi des femmes du peuple, comme cette Pétroleuse obèse, débordante de seins, baïonnette au canon et bonnet phrygien surmonté d’une auréole…

C’est en abordant la peinture religieuse de Doré, et notamment ses illustrations d’épisodes bibliques, que m’a frappé ce rapport étroit entre la caricature et l’allégorie. Au fond, même dans ses œuvres les plus ambitieuses, Doré n’a jamais cessé d’être un caricaturiste – ce qui explique le peu d’intérêt des critiques d’art à son endroit. Dans ces tableaux, l’artiste montre une parfaite maîtrise du clair-obscur – ce qui n’a rien d’étonnant pour quelqu’un qui a commencé par l’illustration en noir et blanc, la gravure et la lithographie… Son Néophyte, notamment, est baigné d’une lumière extraordinaire, le pur visage du jeune moine apparaissant diaphane au milieu des vieillards enveloppés d’ombre…

La dernière partie de l’exposition est consacrée à la peinture de paysages. Et si Doré traite encore de sujets anecdotiques ou de faits divers (L’Ascension puis la Catastrophe du Mont Cervin…), il excelle dans le sublime. Paysages d’Écosse où aux reliefs gigantesques et aux ciels bouleversés répond la ligne placide du lac, comme une lame brillante traversant la toile. Paysages de montagnes où des alpinistes courageux sont à peine visibles dans l’immensité des roches et le bouillonnement des torrents. Et là, on baigne en plein romantisme, et Caspar Friedrich n’est pas très loin…


Ayant fini ma visite, je retrouve Pierre. Je ne poursuivrai pas par une visite de l’exposition permanente, que j’ai déjà vue maintes fois, alors je le salue, on évoque le prochain vidéodrome, qui n’aura sans doute pas lieu avant la rentrée de septembre, au train où vont les choses et mes finances…

Après Orsay, mon après-midi va être un peu plus détendue : j’ai déjà suffisamment marché à mon goût. Je rejoins à pieds le boulevard Saint-Michel et déjeune rue de La Harpe, à la terrasse de la Petite Hostellerie, à côté d’une Espagnole et d’une Italienne, si j’ai bien compris, qui parlent en français de leurs récents déboires amoureux. Après cela, je reprends mes pérégrinations de librairie en librairie et cette fois-ci, chez Gibert, je me laisse tenter par une réédition d’Henri Calet, De ma lucarne, que j’achète. Ma seule faiblesse. Alors que je m’apprête un peu plus tard à entrer à L’Écume des Pages, je suis arrêté par une diseuse de bonne aventure, une vraie, tout juste échappée d’une toile de Gustave Doré. Elle s’exclame en me voyant : « Oh ! Qu’il est beau !... » (Hum… Ça commence très fort…) Puis m’attrape la main, commence à faire courir ses doigts sur ma ligne de vie, et poursuit : « Il est très aimé, mais il est très fatigué, hein… » (Oui, admettons… Le soleil cogne et j’ai beaucoup marché…) Avant de conclure : « Il aurait pas une petite pièce à me donner ?... » Ben non, et ça, elle aurait dû pouvoir le prédire… Si c’est pour me dire ce que je sais déjà, merci, mais ça ne m’intéresse pas !

L’aboutissement de ma promenade est la terrasse du Mondrian, où je léthargise sous le soleil, devant un Coca et près de deux jolies étudiantes qui parlent français avec toutes deux un accent différent, et expliquent au garçon qui essayait gentiment de leur parler anglais (en les draguant peut-être un peu) qu’elles sont ici pour s’entraîner à parler notre langue.

Mon train n’est qu’à 18 h 45, mais j’arrive à Montparnasse avec trois quarts d’heure d’avance : plus rien à faire à Paris. M’asseoir dans le train et roupiller jusqu’à Laval – voilà mon projet de vie pour le moment.

jeudi 17 avril 2014

La chambre

« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. »
Blaise Pascal

            Tout le monde n’a pas la chance d’être en prison. Et de l’être dans les meilleures conditions qui soient : cellule individuelle avec petite tablette pour écrire, encre et papier à disposition permanente. Et même un ordinateur, si possible. L’idéal étant la cellule monacale, entièrement vouée aux « choses de l’esprit ».
            Sade, par exemple, a eu beaucoup de chance. De nos jours, un écrivain qui se retrouve en prison risque fort de partager sa cellule avec quelque délinquant mal élevé et brutal, peu respectueux de la quiétude nécessaire à la réflexion et à l’écriture. Les prisons sont des lieux de plus en plus mal fréquentés, c’est une honte.
            Virginia Woolf constatait en 1929 que pour qu’une femme se mette à écrire, elle devait disposer de deux choses : une chambre à soi, qu’elle puisse fermer à clé afin de n’être dérangée par personne, et cinq cent livres de rente pour être à l’abri du besoin. Deux choses impensables pour l’époque : les femmes ne pouvaient pas disposer de l’argent qu’elles gagnaient, qui revenait au père ou au mari. Quant à avoir un lieu clos où elles pouvaient rester seules sans rendre de comptes à personne, inutile d’y songer : de toute façon, une femme n’a pas besoin de penser, encore moins d’avoir des secrets…
            Une chambre à soi, donc, et suffisamment d’argent pour se consacrer exclusivement à l’écriture : voilà les deux outils indispensables à l’écrivain. En refusant aux femmes la possibilité de les obtenir, on s’épargnait le désagrément de voir le monde se peupler de Shakespearettes ou de Flaubertines. On restait entre couilles, et c’était très bien comme ça.
            De nos jours, une femme peut étudier et écrire sans que son mari n’éprouve immédiatement le besoin d’appeler l’hôpital psychiatrique le plus proche. Sauf peut-être chez certains couples caricaturaux, le genre qui cause avec l’accent picard et qu’on voit témoigner dans Confessions intimes sur TF1. Il n’empêche que cette question de la chambre, du lieu pour écrire, de l’atelier, restent pertinentes.
            Laissons de côté le problème de l’argent, on a déjà parlé ici du « vrai métier » des écrivains.
            Reste l’idée qu’une œuvre littéraire ne peut se concevoir que dans un espace clos, hors du monde et de ses distractions. Bien sûr, on pourra nous objecter quelques écrivains baroudeurs, aimant la foule, le bruit, capables d’écrire en musique, debout sur une jambe ou la tête en bas. Il y en a toujours qui font les malins. Mais les écrivains normaux, eux, ont besoin de concentration.
            En soulevant la question d’une chambre à soi, Virginia Woolf parlait des femmes, les intellectuels de son temps étant des hommes qui avaient tous réglé ce problème. Mais aujourd’hui, avec la télévision, Facebook et Twitter, même une chambre close n’est pas suffisante à nous couper du monde. On ne ferme pas la porte à la procrastination.
            L’écriture étant une activité solitaire, elle subit les aléas de la solitude : manque d’entrain, manque de motivation, découragement… « Pourquoi me mettre à écrire maintenant, puisque je pourrai tout aussi bien le faire demain… et que de toute façon, personne n’attend aucun texte de moi ? » Une chambre à soi, très bien, mais qui dit chambre dit lit, et pourquoi quitterais-je la position horizontale, si confortable, si naturelle, si propice à la méditation ? Pour m’asseoir et mettre par écrit les fruits de cette méditation ? Bof…
            Parfois, sortir de la chambre est une solution. Trouver un lieu d’écriture hors de chez soi, qui nous incite à respecter des horaires, qui nous tienne à l’écart de toute tentation (vagabondages sur le Net, visionnage de DVD, musique…). Du temps de Virginia Woolf, il suffisait de s’enfermer dans sa chambre pour trouver le calme propice à l’écriture. Maintenant que le monde grouille jusque dans notre chambre, s’insinuant par câble ou Wi-Fi, il est nécessaire de fuir les lieux trop familiers. Certains écrivains préconisent la chambre d’hôtel – ce qui se rapproche le plus de la cellule monacale : une table, une chaise, un lit, un cabinet de toilettes. Et, misère de misère, trente-six chaînes de télé. Aujourd’hui, même enfermé dans sa chambre du Grand Hôtel de Mayenne, Antoine Blondin trouverait encore de quoi se détourner de son manuscrit. Mais l’idée est là, quand même. S’extraire du lieu où l’on a amassé des années de mauvaises habitudes et de mauvaise volonté pour se dénicher un endroit tout neuf, entièrement dévolu au travail. Quitter la chambre à soi.


jeudi 10 avril 2014

Le chat


Chat (n.). Automate doux et indestructible fourni par la Nature pour prendre des coups de pied quand quelque chose ne va pas dans le cercle familial.
Ambrose Bierce, Le Dictionnaire du Diable

            Si l’écrivain était un animal, il serait un chat. Si les chats pouvaient parler, ils se mettraient à écrire. Aucun doute là-dessus. L’écrivain envie au chat son indépendance, sa royale paresse, son petit air comme ça de se foutre de tout, et son aptitude à retomber toujours sur ses pattes, alors que bien souvent, en commençant un texte, l’auteur ne sait pas lui-même s’il réussira cette acrobatie.
            En fait, fainéant par nature, l’écrivain apprécie surtout d’avoir un animal de compagnie qu’il ne faut pas sortir toutes les deux heures pour qu’il fasse ses besoins.
            On pourrait faire une anthologie des chats dans la littérature : du Chat Botté au Chat Murr d’Hoffmann, en passant par les chats de Baudelaire et celui de Céline, Bébert. Certains auteurs leur préfèrent les chiens, bien sûr : on trouve des pervers partout.
            Un chat, c’est du silence en manteau de fourrure. Idéal pour les travaux de l’esprit. Déplacements légers, inaudibles bruits de pas, le chat se faufile dans l’entrebâillement d’une porte qu’un chien, plus pataud, aurait repoussée d’un coup de patte ou de griffe asséné lourdement sur le chambranle. Même s’il se met à bondir sur un meuble, il a la délicatesse de le faire sans un son. Je soupçonne les chats de tous plus ou moins se prendre pour des grands fauves en train de chasser l’antilope, parfois… Flaubert, d’ailleurs, les voyait comme des « tigres de salon ». Même quand il miaule, le chat le fait doucement. Assoupi, son ronron se mêle à celui de l’ordinateur. Le chat, c’est un peu le pendant animal de la plante verte. Un géranium avec un petit cœur qui bat.
            Baudelaire a su bien mieux que moi parler de la voix des matous, et en rimes embrassées s’il vous plaît :

            « Cette voix, qui perle et qui filtre
            Dans mon fonds le plus ténébreux,
            Me remplit comme un vers nombreux
            Et me réjouit comme un philtre. »

            On dit des chats qu’ils sont cruels. On le dit aussi de certains écrivains. Ces derniers, par contre, ne savent pas sauter sur les meubles sans faire de bruit ou casser un bibelot. Si vous jetez un écrivain par la fenêtre, vous avez de grandes chances d’obtenir un écrivain paraplégique. Même – et surtout – s’il retombe sur ses pattes. Le chat est donc une sorte d’écrivain en mieux. Un écrivain abouti.
            Le chat est l’avenir de l’homme de lettres.
            Posé sur son coussin et toisant le monde d’un regard à la fois perçant et dédaigneux, un regard qui enregistre tout et qui se moque de tout, le chat est un bourgeois anarchiste. L’idéal même de l’écrivain : le ventre plein, les nougats au chaud, mais aucune reconnaissance ni concession. Liberté totale. Peinard en charentaises, mais avec en plus un petit côté mendiant ingrat, si vous voyez ce que je veux dire…
            « Grands sphinx allongés au fond des solitudes », les chats transportent leur mystère de fauteuil en matelas, portant leur regard énigmatique sur les choses avant de bâiller d’ennui. Rien d’étonnant à ce que les Égyptiens, tout aussi mystérieux avec leur écriture bizarroïde et leurs pyramides, les aient à ce point sacralisés.
            On se demande, ceux que ça intéresse tout du moins, si le Danemark a sauvé Céline. Si c’est là qu’il a échappé au peloton d’exécution. Une chose est sûre : Bébert a sauvé Céline. Son greffier, c’est son côté humain. Léautaud ne s’y était pas trompé, qui avait admiré la bonté de l’auteur de Bagatelles pour un massacre, parti s’exiler en Allemagne avec son chat, et revenu avec.
            Un peu de tendresse, donc, dans ce monde à feu et à sang : « Vous direz un chat c’est une peau ! Pas du tout ! Un chat c’est l’ensorcellement même, le tact en ondes… » (Louis-Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois)

            Aucun animal n’a été blessé pendant la rédaction de cette chronique.


jeudi 3 avril 2014

La librairie


La presse marche bien dans l’ensemble (sauf les journaux littéraires et les journaux de cinéma). Avec ça, et un gentil petit fonds de livres « classiques », + polars, espionnage et romans à l’eau de rose, on peut à peu près s’en sortir (…). Il faut être terriblement terre à terre dans ce genre de boulot, et surtout bien se garder de vendre ce que l’on aime !
Jean-Pierre Martinet, lettre à Alfred Eibel.

            L’écrivain peut bien travailler chez lui ou dans une chambre d’hôtel, face à la mer ou face à un papier peint déprimant, dans une chemise à fleurs, un caleçon à paillettes ou un peignoir de bain, c’est dans une librairie qu’il va rencontrer son lecteur. Ou dans une bibliothèque, bien sûr, ou à l’école, ou sur le banc de square où son livre aura été oublié – mais en tout cas, la librairie est toujours l’étape numéro un.
            Il peut bien puer l’alcool et le tabac froid, avoir les pieds moisis et les cheveux gras, l’écrivain se montre au lecteur sous ses plus beaux atours : couverture souple et papier blanc, reliure collée ou brochée, prix fixe et quatrième de couverture alléchante. Le livre, c’est Brad Pitt jeune, nanti d’un chef opérateur talentueux. L’écrivain, c’est Brad Pitt dans la vraie vie, sans maquillage ni lumière savamment orientée : le poil qui grisonne, la peau qui s’affaisse, la brioche qui pousse. Céline le disait : le lecteur n’a pas besoin de visiter les cuisines. Ce qu’il veut, c’est du rêve, de l’aventure, du dépaysement. Une belle couverture, un titre bien trouvé, un volume épais : autant de promesses de longues heures de lecture passionnée.
            Je sais bien qu’on est à l’ère de la dématérialisation et qu’il faut être de son temps. Je suis comme vous, il m’arrive de passer des commandes sur Amazon. Mais je crois bien qu’une bonne librairie est le lieu où, en dehors de mon domicile, je me sens le plus chez moi.
            Il y en a qui rêvent devant des canapés en cuir, des cuisines équipées avec hotte électrique, des téléviseurs HD, des voitures avec double airbag et air conditionné, des bijoux ou des vêtements. Au fond, je ne comprendrais jamais ces gens-là. Je suis un être bienveillant, j’accepte donc de dialoguer avec eux, mais il y a un fossé entre nous. Il n’y a rien qui ressemble plus à un canapé qu’un autre canapé, ou à une voiture qu’une autre voiture. Vous pouvez dire ce que vous voulez, je ne vois aucune différence entre une Fiat Panda et une Peugeot 308 (élue voiture de l’année 2014). Comptez avec moi : elles ont exactement le même nombre de roues. Maintenant, entrez avec moi dans une librairie, je vous tiens la porte, ding-dong, je m’efface pour vous laisser passer : tadaaa ! Qu’est-ce que vous remarquez ?
            Des livres ! Des livres partout, sur les tables, dans les rayons, des gros, des petits, des grands, des à la couverture crème, rouge, verte, jaune, noire, des richement illustrés, des avec des bandeaux rouges, des que vous pourriez mettre dans votre poche, des qu’il vous faudrait des épaules de déménageur pour ramener chez vous : pas deux identiques. Ou alors il s’agit de plusieurs exemplaires du même, mais là vous cherchez juste à me contredire.
            Alors vous vous promenez devant tous ces livres, prêt à en saisir un au hasard, mais non, le hasard n’a rien à voir là-dedans. Vous en prenez un parce que le titre vous plaît, parce que la couverture vous a tapé dans l’œil ou parce que vous connaissez déjà l’auteur. Vous l’ouvrez, vous lisez les premières lignes, hop ! vous êtes déjà happé – vous voyagez. Gratis. Vous n’allez pas trop loin, de peur que le libraire qui vous surveille du coin de l’œil vous demande de lui régler la course. Vous descendez du véhicule, vous le remettez à sa place sur la pile. Gardez son titre en tête, vous reviendrez peut-être l’acheter après avoir poursuivi votre lèche-vitrine. D’ailleurs, vous vous en êtes peut-être déjà emparé : je ne suis pas au courant de tout. Et puis vous faites ce que vous voulez. Peut-être que vous, les librairies, ce n’est pas votre truc. La lecture, tout ça, pfff… Oui, ben je vous ai pas forcé à venir, hein. Maintenant, laissez-moi, je vais un peu traîner au rayon BD.