samedi 11 janvier 2014

Bernard et Martin


Un jour, Martin Clermont se réveilla dans le corps d’un autre.
Il ne s’en rendit pas compte immédiatement : dans le flou cotonneux du réveil, il se sentait peut-être un peu plus lourd que d’habitude, comme après un repas trop riche. Sa femme n’était pas à ses côtés. Pour le savoir, il n’avait même pas besoin de se tourner vers la droite, là où ses boucles brunes auraient dû dépasser de la couette parme et s’étendre en étoile sur l’oreiller. Non, il le savait d’instinct : il connaissait par cœur la respiration de sa femme, et le silence qui l’environnait ne laissait aucun doute. Cette absence n’avait rien d’étonnant, d’ailleurs : Camille, infirmière, travaillait à l’hôpital deux nuits par semaine.
La conscience que quelque chose n’allait pas s’imposa lentement. Il était plus lourd, mais plus corpulent aussi. Un lit vide, mais où jamais personne d’autre que lui n’avait couché, apparemment. La lumière qui filtrait entre les stores lui révélait des murs inconnus, une tapisserie, un mobilier qu’il voyait pour la première fois. La fenêtre, d’ailleurs, ne s’était jamais trouvée sur le mur de droite, mais en face du lit. Il n’était plus chez lui et – cette certitude le fit se dresser brusquement, une expression d’horreur sur le visage – il n’était même plus lui.
Debout, l’état des lieux était alarmant. Martin n’avait jamais été particulièrement fier de son physique, il s’efforçait humblement de composer avec ce que la nature lui avait donné, mais c’était son physique. La première chose qu’il remarqua, c’est qu’il avait perdu dix bons centimètres. Peut-être même quinze. Lui qui culminait hier encore à 1,85 mètre avait désormais l’impression d’être au ras du sol. Et ce ventre… Non, il n’était pas seulement corpulent. Obèse fut le mot qui lui vint à l’esprit, en même temps qu’une expression de dégoût tordit sa bouche cernée de poils naissants. Cette panse dodue, ces bras épais et flasques…
Encore un sursaut de conscience. L’évidence, décidément, prenait son temps pour le frapper. Dans la mollesse du réveil, l’incrédulité dominait. Mais plus les secondes passaient, plus la réalité s’imposait : il se trouvait dans le corps d’un inconnu. Dans la maison d’un inconnu. Il dut se retenir à la table qui se trouvait juste devant lui pour ne pas tomber. Ses jambes le trahissaient. Son cœur aussi – l’espace d’un instant, il crut qu’il allait succomber à une attaque.
Il chercha un interrupteur sur le mur et aperçut la porte. Tant pis pour la lumière, il se précipita sur la poignée, l’ouvrit brutalement. Un couloir s’offrait à lui. Une porte à gauche, une autre à droite, et au bout du couloir, un angle ouvrait sur une autre partie du logement. Martin comprit ce qu’il cherchait : il voulait voir son visage. Il lui fallait un miroir. L’une des deux portes menait sans doute à une salle de bain.
Il prit au hasard celle de droite et eut le réflexe de songer « Bingo ! » avec un très léger sentiment de satisfaction. La salle de bain n’était pas beaucoup plus petite que la sienne, mais elle n’était pas disposée de la même façon. Plus de baignoire mais une simple douche carrelée d’une couleur saumon. L’interrupteur était sur sa droite, et le néon blanc le fit cligner des yeux. Il croisa enfin son regard dans le miroir. Son regard ? Mais ces petits yeux aux paupières tombantes, ce nez épais, cette bouche mal rasée, il ne les avait jamais vus !
Il resta un moment à se contempler dans le miroir, incapable de réfléchir. Puis il voulut se secouer : nom de Dieu, il faut faire quelque chose ! Mais l’incrédulité était toujours là. Faire quelque chose, oui, mais quoi ? Il ne parvenait pas à fixer sa pensée sur la réalité terrifiante qu’il avait sous les yeux : il n’était plus lui-même ! Il n’était même plus chez lui ! Il se trouvait peut-être à des milliers de kilomètres de son domicile et… Et même si… Même s’il parvenait à retrouver le chemin de sa maison, comment Camille pourrait-elle le reconnaître dans ce corps ? Comment Antoine, son fils de sept ans, pourrait-il comprendre ce qui était en train de se passer ?
Martin fut pris d’un fou rire nerveux. Lui-même ne parvenait pas à comprendre ce qui se passait ! Hier au soir, il était encore Martin Clermont, modeste technicien de maintenance en informatique, marié, père d’un enfant de sept ans et habitant les Yvelines. Aujourd’hui, il était… Qui ?
Son fou rire remballé aussi brutalement qu’il s’était déclenché, Martin – ou ce qui en tenait lieu – se précipita dans la chambre à nouveau, actionna l’interrupteur et chercha des yeux le moindre indice pouvant lui permettre d’en savoir un peu plus sur ce qu’il était devenu. Il vit un manteau sur une chaise – une doudoune bleue, le genre de chose qu’il n’aurait jamais porté – et entreprit de faire l’inventaire de ses poches. Dans un geste de colère un peu théâtral, il en vida le contenu sur le sol. Un paquet de Kleenex entamé, un étui d’Amsterdamer qui se répandit en poudre brune sur la moquette bleu ciel, des clés accrochées à un absurde petit Mexicain endormi sous un sombrero, un portefeuille en cuir usé. Martin se contenta de ramasser celui-ci et de l’ouvrir. Il reconnut sur la photo de la carte d’identité le visage rond qu’il venait de découvrir dans la glace, et lut :

Nom : Derval
Prénom : Bernard
Sexe : M
Né(e) le : 13.03.1967
À : Châteaudun (28)
Taille : 1, 72 m

            Une nouvelle fois, Martin eut l’impression que son cœur allait le lâcher. Il se laissa tomber lourdement – du haut de son pauvre mètre 72 – sur le lit, qui couina. L’incrédulité persistait, et pourtant ces informations le glaçaient par leur réalité. Il était bien dans le corps d’un autre, dans la vie d’un autre. Un corps et une vie qui lui répugnaient. Bernard ! Mais qu’est-ce que c’était que ce prénom de vieillard ? Ce type, d’ailleurs, avait dix ans de plus que lui, fumait, vivait seul dans un appartement en désordre, vieux garçon adipeux, sûrement pervers sur les bords (Martin ne serait pas étonné de trouver des films porno sur l’ordinateur portable qui trônait sur le bureau, où parmi les piles de DVD posées sur la moquette)… Un petit gros dégueulasse, ce Derval !
            Martin se laissait gagner par une douce colère. Évidemment, s’il ne trouvait que des défauts à cet homme, c’est tout simplement parce qu’il ne pouvait pas se faire à l’idée qu’il avait pris sa place. La vie de Martin n’était pas toute rose, non, mais au moins, il avait une femme aimante, un gentil gamin, un bon travail… Derval avait apparemment une situation professionnelle bien plus précaire que lui, et personne pour partager sa vie. « Avec la chance que j’ai, il est au chômage », songea-t-il, en constatant avec amertume que même dans une situation comme celle-ci, il parvenait à faire de l’ironie…
            Il se releva brusquement, en proie à la fureur. Il venait de réaliser que si lui, Martin, avait pris la place de Derval, ce dernier s’était sans doute réveillé dans le lit de Martin ! Il était sûrement, en ce moment même, dans la maison de Martin, auprès de Camille et d’Antoine ! Cette pensée lui était insupportable. Cette fois, la réalité de la situation se dévoilait dans toute son horreur. Il poussa un hurlement de rage et s’écroula au pied du lit, où il se mit à gémir et à sangloter comme un enfant, la tête dans les mains. Il aurait voulu chasser les images qui tournaient dans sa tête : sa femme dans les bras d’un autre, touchée par des mains qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux siennes, mais qui ne lui appartenaient pas…
            Et qu’est-ce qu’il pouvait faire ? Camille elle-même n’aurait aucun moyen de le reconnaître, dans ce corps qui le dégoûtait de plus en plus ! Il était pris au piège, enfermé dans l’existence d’un autre !

            Un éclair de jalousie puérile le traversa. Le Derval, il s’en sortait bien, en comparaison ! C’était tout bénef pour lui, ce petit changement : voilà qu’il s’était dégotté une femme et un enfant sans remuer le petit doigt – et financièrement, il n’était pas à plaindre non plus, dans sa nouvelle peau…
            Non, ce n’était pas possible, il fallait faire quelque chose ! Martin se ressaisit : Derval avait bien une voiture ! Il suffisait de la trouver, et de rouler jusqu’à la maison ! Là, au moins, il verrait sa femme ! Il était peut-être possible de lui expliquer les choses, de réparer cette erreur…
            Martin ramassa sur le sol les clés pendues à leur moche Mexicain et se mit debout. D’abord, il fallait s’habiller : il était toujours en tee-shirt et en caleçon. Une bonne douche et un rasage soigné s’imposaient aussi. Avec ce nouveau physique, il n’avait pas intérêt à se négliger, s’il ne voulait pas que Camille appelle la police dès qu’il s’approcherait d’elle…
            Pour la salle de bain, il connaissait déjà le chemin. Il n’avait plus qu’à trouver la garde-robe de Derval et à y puiser ce qu’il y avait de plus « portable » parmi ses vêtements. Martin sentit déjà qu’il allait mieux : la perspective d’agir venait de lui remonter le moral. Il n’allait pas se laisser faire. « Je suis Martin Clermont », se dit-il en retirant son tee-shirt. Il faisait bien attention à ne pas se laisser perturber par le ventre mou et enflé qui gigotait sous ses yeux. Il était concentré, il était fort, il était sûr de lui. « Je suis Martin Clermont, dit-il à haute voix en jetant négligemment son caleçon sur le couvercle du bac à linge sale. Je suis Martin Clermont. » L’eau froide gifla ses bras d’obèse alors qu’il tournait les boutons pour régler la température. « Je suis Martin Clermont. » Il glissa sa tête sous l’eau, espérant encore vaguement que sa fraîcheur allait le tirer de ce mauvais rêve – mais il savait très bien qu’il ne rêvait pas.
Je suis Martin Clermont.


Zapoï n°5, décembre 2013.

1 commentaire:

Pierre Driout et sa mastectomie a dit…

Tous des frimeurs ces acteurs de composition ... oui on sait c'est à qui comparera le nombre de kilos pris pour tel ou tel tournage, Stallone dans Copland, Brando dans Le Parrain sans parler de Shia Le Boeuf qui sort sa bite pour avoir un rôle ! Et moi est-ce que je me fais poser des implants pour avoir l'air d'Angelina Jolie après sa mastectomie ?