Un jour, Martin Clermont se réveilla dans le
corps d’un autre.
Il ne s’en rendit pas compte
immédiatement : dans le flou cotonneux du réveil, il se sentait peut-être
un peu plus lourd que d’habitude, comme après un repas trop riche. Sa femme
n’était pas à ses côtés. Pour le savoir, il n’avait même pas besoin de se
tourner vers la droite, là où ses boucles brunes auraient dû dépasser de la
couette parme et s’étendre en étoile sur l’oreiller. Non, il le savait
d’instinct : il connaissait par cœur la respiration de sa femme, et le
silence qui l’environnait ne laissait aucun doute. Cette absence n’avait rien
d’étonnant, d’ailleurs : Camille, infirmière, travaillait à l’hôpital deux
nuits par semaine.
La conscience que quelque chose n’allait pas
s’imposa lentement. Il était plus lourd, mais plus corpulent aussi. Un lit
vide, mais où jamais personne d’autre que lui n’avait couché, apparemment. La
lumière qui filtrait entre les stores lui révélait des murs inconnus, une
tapisserie, un mobilier qu’il voyait pour la première fois. La fenêtre,
d’ailleurs, ne s’était jamais trouvée sur le mur de droite, mais en face du lit. Il n’était plus chez lui
et – cette certitude le fit se dresser brusquement, une expression d’horreur
sur le visage – il n’était même plus lui.
Debout, l’état des lieux était alarmant. Martin
n’avait jamais été particulièrement fier de son physique, il s’efforçait
humblement de composer avec ce que la nature lui avait donné, mais c’était son physique. La première chose qu’il
remarqua, c’est qu’il avait perdu dix bons centimètres. Peut-être même quinze.
Lui qui culminait hier encore à 1,85 mètre avait désormais l’impression d’être
au ras du sol. Et ce ventre… Non, il n’était pas seulement corpulent. Obèse fut le mot qui lui vint à l’esprit,
en même temps qu’une expression de dégoût tordit sa bouche cernée de poils
naissants. Cette panse dodue, ces bras épais et flasques…
Encore un sursaut de conscience. L’évidence,
décidément, prenait son temps pour le frapper. Dans la mollesse du réveil,
l’incrédulité dominait. Mais plus les secondes passaient, plus la réalité
s’imposait : il se trouvait dans le corps d’un inconnu. Dans la maison
d’un inconnu. Il dut se retenir à la table qui se trouvait juste devant lui
pour ne pas tomber. Ses jambes le trahissaient. Son cœur aussi – l’espace
d’un instant, il crut qu’il allait succomber à une attaque.
Il chercha un interrupteur sur le mur et aperçut
la porte. Tant pis pour la lumière, il se précipita sur la poignée, l’ouvrit
brutalement. Un couloir s’offrait à lui. Une porte à gauche, une autre à
droite, et au bout du couloir, un angle ouvrait sur une autre partie du
logement. Martin comprit ce qu’il cherchait : il voulait voir son visage.
Il lui fallait un miroir. L’une des deux portes menait sans doute à une salle
de bain.
Il prit au hasard celle de droite et eut le
réflexe de songer « Bingo ! » avec un très léger sentiment de
satisfaction. La salle de bain n’était pas beaucoup plus petite que la sienne,
mais elle n’était pas disposée de la même façon. Plus de baignoire mais une
simple douche carrelée d’une couleur saumon. L’interrupteur était sur sa
droite, et le néon blanc le fit cligner des yeux. Il croisa enfin son regard
dans le miroir. Son regard ?
Mais ces petits yeux aux paupières tombantes, ce nez épais, cette bouche mal
rasée, il ne les avait jamais vus !
Il resta un moment à se contempler dans le
miroir, incapable de réfléchir. Puis il voulut se secouer : nom de Dieu,
il faut faire quelque chose ! Mais l’incrédulité était toujours là. Faire
quelque chose, oui, mais quoi ? Il ne parvenait pas à fixer sa
pensée sur la réalité terrifiante qu’il avait sous les yeux : il n’était
plus lui-même ! Il n’était même plus chez lui ! Il se trouvait
peut-être à des milliers de kilomètres de son domicile et… Et même si… Même
s’il parvenait à retrouver le chemin de sa maison, comment Camille
pourrait-elle le reconnaître dans ce corps ? Comment Antoine, son fils de
sept ans, pourrait-il comprendre ce qui était en train de se passer ?
Martin fut pris d’un fou rire nerveux. Lui-même
ne parvenait pas à comprendre ce qui se passait ! Hier au soir, il était
encore Martin Clermont, modeste technicien de maintenance en informatique,
marié, père d’un enfant de sept ans et habitant les Yvelines. Aujourd’hui, il
était… Qui ?
Son fou rire remballé aussi brutalement qu’il
s’était déclenché, Martin – ou ce qui en tenait lieu – se précipita dans la
chambre à nouveau, actionna l’interrupteur et chercha des yeux le moindre
indice pouvant lui permettre d’en savoir un peu plus sur ce qu’il était devenu.
Il vit un manteau sur une chaise – une doudoune bleue, le genre de chose qu’il
n’aurait jamais porté – et entreprit de faire l’inventaire de ses poches. Dans
un geste de colère un peu théâtral, il en vida le contenu sur le sol. Un paquet
de Kleenex entamé, un étui d’Amsterdamer qui se répandit en poudre brune sur la
moquette bleu ciel, des clés accrochées à un absurde petit Mexicain endormi
sous un sombrero, un portefeuille en cuir usé. Martin se contenta de ramasser
celui-ci et de l’ouvrir. Il reconnut sur la photo de la carte d’identité le
visage rond qu’il venait de découvrir dans la glace, et lut :
Nom : Derval
Prénom : Bernard
Sexe : M
Né(e) le : 13.03.1967
À : Châteaudun (28)
Taille : 1, 72 m
Une nouvelle fois, Martin eut l’impression
que son cœur allait le lâcher. Il se laissa tomber lourdement – du haut de son
pauvre mètre 72 – sur le lit, qui couina. L’incrédulité persistait, et pourtant
ces informations le glaçaient par leur réalité. Il était bien
dans le corps d’un autre, dans la vie d’un autre. Un corps et une vie qui lui
répugnaient. Bernard ! Mais qu’est-ce que c’était que ce prénom de
vieillard ? Ce type, d’ailleurs, avait dix ans de plus que lui, fumait,
vivait seul dans un appartement en désordre, vieux garçon adipeux, sûrement
pervers sur les bords (Martin ne serait pas étonné de trouver des films porno
sur l’ordinateur portable qui trônait sur le bureau, où parmi les piles de DVD
posées sur la moquette)… Un petit gros dégueulasse, ce Derval !
Martin se laissait gagner par une
douce colère. Évidemment, s’il ne trouvait que des défauts à cet homme, c’est
tout simplement parce qu’il ne pouvait pas se faire à l’idée qu’il avait pris
sa place. La vie de Martin n’était pas toute rose, non, mais au moins, il avait
une femme aimante, un gentil gamin, un bon travail… Derval avait apparemment
une situation professionnelle bien plus précaire que lui, et personne pour
partager sa vie. « Avec la chance que j’ai, il est au chômage »,
songea-t-il, en constatant avec amertume que même dans une situation comme
celle-ci, il parvenait à faire de l’ironie…
Il se releva brusquement, en proie à
la fureur. Il venait de réaliser que si lui, Martin, avait pris la place de
Derval, ce dernier s’était sans doute réveillé dans le lit de Martin ! Il
était sûrement, en ce moment même, dans la maison de Martin, auprès de Camille
et d’Antoine ! Cette pensée lui était insupportable. Cette fois, la
réalité de la situation se dévoilait dans toute son horreur. Il poussa un
hurlement de rage et s’écroula au pied du lit, où il se mit à gémir et à
sangloter comme un enfant, la tête dans les mains. Il aurait voulu chasser les
images qui tournaient dans sa tête : sa femme dans les bras d’un autre,
touchée par des mains qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux siennes,
mais qui ne lui appartenaient pas…
Et qu’est-ce qu’il pouvait
faire ? Camille elle-même n’aurait aucun moyen de le reconnaître, dans ce
corps qui le dégoûtait de plus en plus ! Il était pris au piège, enfermé
dans l’existence d’un autre !
Un éclair de jalousie puérile le
traversa. Le Derval, il s’en sortait bien, en comparaison ! C’était
tout bénef pour lui, ce petit changement : voilà qu’il s’était dégotté une
femme et un enfant sans remuer le petit doigt – et financièrement, il n’était
pas à plaindre non plus, dans sa nouvelle peau…
Non, ce n’était pas possible, il
fallait faire quelque chose ! Martin se ressaisit : Derval avait bien
une voiture ! Il suffisait de la trouver, et de rouler jusqu’à la
maison ! Là, au moins, il verrait sa femme ! Il était peut-être
possible de lui expliquer les choses, de réparer cette erreur…
Martin ramassa sur le sol les clés
pendues à leur moche Mexicain et se mit debout. D’abord, il fallait
s’habiller : il était toujours en tee-shirt et en caleçon. Une bonne
douche et un rasage soigné s’imposaient aussi. Avec ce nouveau physique, il
n’avait pas intérêt à se négliger, s’il ne voulait pas que Camille appelle la
police dès qu’il s’approcherait d’elle…
Pour la salle de bain, il
connaissait déjà le chemin. Il n’avait plus qu’à trouver la garde-robe de
Derval et à y puiser ce qu’il y avait de plus « portable » parmi ses
vêtements. Martin sentit déjà qu’il allait mieux : la perspective d’agir
venait de lui remonter le moral. Il n’allait pas se laisser faire. « Je suis
Martin Clermont », se dit-il en retirant son tee-shirt. Il faisait bien
attention à ne pas se laisser perturber par le ventre mou et enflé qui gigotait
sous ses yeux. Il était concentré, il était fort, il était sûr de lui.
« Je suis Martin Clermont, dit-il à haute voix en jetant négligemment son
caleçon sur le couvercle du bac à linge sale. Je suis Martin Clermont. »
L’eau froide gifla ses bras d’obèse alors qu’il tournait les boutons pour
régler la température. « Je suis Martin Clermont. » Il glissa sa tête
sous l’eau, espérant encore vaguement que sa fraîcheur allait le tirer de ce
mauvais rêve – mais il savait très bien qu’il ne rêvait pas.
Je suis Martin Clermont.
Zapoï n°5, décembre 2013.
1 commentaire:
Tous des frimeurs ces acteurs de composition ... oui on sait c'est à qui comparera le nombre de kilos pris pour tel ou tel tournage, Stallone dans Copland, Brando dans Le Parrain sans parler de Shia Le Boeuf qui sort sa bite pour avoir un rôle ! Et moi est-ce que je me fais poser des implants pour avoir l'air d'Angelina Jolie après sa mastectomie ?
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