Ah ! c’est un peu dégoûtant, la cuisine des
prix !
Jacques Brenner, Journal, 6 novembre 1989.
Vous ai-je déjà dit que les
écrivains étaient de grands enfants ? Il faut les voir se faire beaux pour
la remise des prix de fin d’année, dès qu’arrive le mois de novembre ! Oh,
il y en a bien aussi quelques uns pour se moquer ouvertement de ces cérémonies
dérisoires, mais ce sont toujours les mêmes : les jaloux, les cancres,
ceux qui savent déjà qu’ils ne seront jamais les chouchous des jurés de chez
Drouant !
Au fond, on en rigole, on dénigre la
« cuisine des prix », mais on a quand même envie d’être sur la photo,
verre de pouilly en main et chèque de dix euros en poche. Dix euros ? Oui,
c’est ça, le Goncourt : un chèque de dix euros. Juste de quoi payer le
taxi pour rentrer chez soi. Ça, et puis la notoriété, un bandeau rouge sur la
couverture, des tirages énormes et la satisfaction d’être enfin reconnu par sa
boulangère… On ne va pas cracher sur les ventes record qui nous permettront
d’acheter enfin cet appartement parisien planté au beau milieu du sixième
arrondissement, nombril intellectuel de la Ville-Lumière…
Le prix imaginé par Edmond de
Goncourt récompensait d’abord « le meilleur ouvrage d’imagination en prose
paru dans l’année ». Il s’élevait à l’époque à un montant de cinq mille
francs or. L’inflation est venue remettre un peu d’ordre dans tout ça et la
valeur du chèque est devenue symbolique. « Mon vœu suprême,
écrivait Goncourt, vœu que je prie les jeunes académiciens futurs d’avoir
présent à la mémoire, c’est que le prix soit donné à la jeunesse, à
l’originalité du talent, aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de
la forme. »
Les « jeunes
académiciens »… La formule est un oxymoron : Philippe Claudel, le
plus jeune des jurés, a cinquante-et-un ans, et la doyenne, l’inusable Edmonde
Charles-Roux, en a quatre-vingt-quatorze. Quant à la « jeunesse » des
œuvres primées – décidément une lubie chez le père Goncourt, qui avait pourtant
lui-même dépassé son demi-siècle au moment de rédiger son célèbre
« testament » –, cette « jeunesse », donc, est
aujourd’hui purement rhétorique. À l’exception de Jonathan Littel en 2006, on
veille désormais à ne jamais décerner le Goncourt à un premier roman –
d’ailleurs, il existe maintenant un prix Goncourt du Premier Roman pour régler
la question, et un prix Goncourt des Lycéens pour que les jeunes aient
l’impression d’avoir un avis qui compte.
Le Prix Goncourt est une
institution. Le recevoir, une consécration. Mais il suffit de lui ajouter des
compléments pour qu’il perde tout son charme. Recevoir le Goncourt, c’est la
grande classe. Recevoir le Goncourt du Premier Roman, c’est plutôt sympa.
Recevoir le Goncourt des Lycéens, c’est pas de bol.
Pour les recalés du Goncourt, il
existe également des prix de consolation, le premier d’entre eux étant le
Renaudot. Il y a aussi le Femina, le Grand Prix du roman de l’Académie
Française, le prix Décembre, le prix de Flore, le Médicis, le prix des
Lectrices de Elle, le Prix de la Closerie des Lilas, et la liste est
encore longue… Si un jour, un de vos romans se voit décerner l’un de ses prix,
vous aurez au moins une certitude : vous n’avez pas eu le Goncourt.
Un bel exemple du jeu de chaises
musicales en quoi consiste la répartition des prix littéraires se trouve dans
le Journal de Jacques Brenner, à la page du 7 novembre 1988 :
« … nous n’avons parlé que
du Renaudot. Berger a commencé par cette phrase extraordinaire : “De toi
va dépendre le choix du lauréat Goncourt !” Il m’explique : “Orsenna
est actuellement le favori, mais les Goncourt ne voudraient pas voler leur
lauréat aux Renaudot : ainsi, si dimanche Orsenna obtient le Renaudot,
c’est Rousseau qui aura le Goncourt lundi.”
J’ai répondu que je défendrais
d’abord Anger, mais qu’ensuite je pourrais me rallier aux partisans d’Orsenna.
“Après Orsenna, peux-tu proposer Deplant ? – Non, je préférerais proposer
Rousseau. Après tout, Orsenna pourrait quand même recevoir le Goncourt. Le
Renaudot serait alors une consolation pour Rousseau. – Mais n’est-il pas écarté
de vos votes pour avoir obtenu le Médicis ? – Non, c’était il y a sept
ans…” »
Reste à vous donner le quarté pour
lundi : Karine Tuil, Frédéric Verger, Pierre Lemaître et Jean-Philippe
Toussaint. Je vous précise qu’il est inutile d’essayer de voter par SMS.