Gaston Lavy, Ma Grande Guerre
Journal d'oisiveté
Avril 2013
Lundi
1er avril.
Encore une fois, je me lève très tard. Ce week-end
pascal, je l’aurai surtout vécu de nuit. Heureusement, je publie ce soir le
mois de mars de mon Journal d’oisiveté sur mon blog, ce qui me donne
l’illusion d’avoir tout de même produit quelque chose.
Mardi
2 avril.
Ayant lu mes réflexions du mois dernier concernant le
métier de professeur de français, Cécile m’explique par mail que lorsqu’elle a
commencé à enseigner en tant que vacataire, elle a été jetée dans la fosse aux
lions sans préparation, et que c’est le lot de la majeure partie des professeurs
remplaçants, ce que je sais très bien. Mes hésitations et mes craintes sont
donc fondées, mais la chose n’a rien d’exceptionnel ni de réellement
dramatique. C’est moi qui me dresse des barrières infranchissables en pensant
que je ne serai jamais capable d’affronter une classe entière sans y avoir été
préparé à l’avance. Je sais tout ça, mais ça a toujours été ma pente :
avant de prendre la moindre décision, évaluer tous les risques que je cours,
dresser la liste de toutes les difficultés que je vais rencontrer – et en
conclure que je ne serai jamais à la hauteur. Je vais de l’avant à reculons.
Mercredi
3 avril.
J’ai vraiment tort de m’enfoncer
dans l’inertie par peur de je ne sais quel danger – puisque le danger me guette
même dans les moments où je ne fais rien. Alors que je buvais un café au Parvis
en lisant Le Golem de Meyrink, la grande toile qui était accrochée au
mur derrière moi est tombée de sa cimaise. Je ne l’ai pas prise sur la tête,
mais ce n’était pas loin. Si même l’art m’agresse, maintenant, qu’est-ce qu’il
va me rester ? Le jardinage ? C’est à peine si je sais dans quel sens
on tient une bêche… Tremblez, laitues !
Fred, le créateur de Philémon, est mort. Dieu seul
sait sur quelle lettre de l’océan Atlantique il erre maintenant…
Jeudi
4 avril.
Futilité et blessures d’ego : j’ai mis en ligne la
deuxième chronique de la Bibliothèque de Jupiter, et seul Matthieu a
« liké » le lien que j’ai posté sur ma page Facebook. C’est idiot,
mais toute la journée, j’ai guetté un autre signe, en vain. Ça y est, je
produis trop : mes lecteurs n’arrivent déjà plus à suivre…
Vendredi
5 avril.
Kas Product, c’est ce soir, et
malgré mes finances déplorables, il était inimaginable que je rate ce groupe
mythique. J’ai conservé les treize euros nécessaires pour réserver ma place dès
lundi – réservation superflue d’ailleurs, puisque lorsque j’arrive devant le
6par4, sous la pluie, je vois qu’il n’y a que trois personnes à attendre.
Moyenne d’âge cinquante ans. Ça ne me dit rien qui vaille, et quand la salle
ouvre et que je discute avec Yoan, qui est bénévole pour la soirée, celui-ci
m’apprend qu’il n’y a eu que vingt-cinq pré-ventes, autant dire une misère. Si
on arrive à déplacer une soixantaine de personnes ce soir, on pourra déjà
s’estimer heureux… Moi qui pensais qu’il y aurait foule… Laval n’a vraiment pas
l’esprit cold wave ! La moyenne d’âge est retombée à 40 ou 45 ans, je
dirais, mais je m’attendais à ce que les vieux rockeurs du Palindrome se soient
déplacés en masse – ce n’est pas vraiment le cas. Il y a tout de même
« Ernst » Lamballais, l’ancien chanteur de Réseau d’Ombres, qui est
venu initier son fils au rock électronique. J’ai mis du temps à le reconnaître,
d’ailleurs, en tout cas à me persuader qu’il s’agissait bien de lui et pas d’un
sosie. Je discute avec un animateur de radio basé à Tours et qui a vécu à Laval
dans les années 80. Il présente une émission consacrée au post-punk et à la
cold.
La première partie de la soirée est
assurée par les Rennais de Frakture, un groupe que je ne connaissais pas. Cold
wave un peu classique, chantée en allemand, avec des références au nucléaire
(un morceau s’intitule « Nagasakind »)… Pour le coup, ça a un peu
vieilli, mais ça ne m’empêche pas de me trémousser. Ils jouent une reprise des
Saints, « Demolition Girl ».
Généralement, je vois d’un mauvais
œil les reformations de groupes. Je n’ai aucune envie d’aller voir aujourd’hui
un concert de Métal Urbain, par exemple, ni même des Cadavres dont j’étais
pourtant tellement fan à seize ans. Il ne me serait pas venu à l’idée non plus
d’aller voir les Sex Pistols sur scène quand ils se sont reformés en 96. Mais
cette fois, j’avais vraiment besoin de sortir un peu de chez moi, d’oublier ma
triste condition humaine l’espace d’une soirée – et Kas Product à Laval, merde,
ça ne se reproduirait sans doute jamais. J’y allais donc en pensant passer un
bon moment, de toute façon, et tant pis si la prestation n’était pas à la
hauteur du son et de l’énergie de l’époque.
Eh bien ! Quelle bonne idée
j’ai eu là ! Non seulement le groupe n’a rien perdu de son énergie, de sa
spontanéité, mais Mona Soyoc, qui a pourtant dépassé la cinquantaine, est
envoûtante, féline, incroyablement belle – tous les mecs de l’assistance sont
tombés amoureux, je crois. Quelle silhouette ! Quelle grâce ! Belle
entrée en scène de Mona, en ombres chinoises derrière un paravent de toile
blanche qu’elle lacère petit à petit de coups de couteaux au rythme des sons
électroniques jaillissant des claviers de Spatsz qui, durant ces trente
dernières années, a su conserver ses deux mèches noires interminables – ce qui
me rend un peu jaloux. Je suis au premier rang, bien sûr, ce qui est d’autant
plus facile que nous sommes peu nombreux dans la salle. « C’est bon d’être
entre nous à Laval… », nous dit Mona. Après avoir bu quelques gorgées
d’eau, elle jette sa bouteille en m’aspergeant au passage : ça
s’arrose ! Et comme si ça ne suffisait pas, sur le morceau
« Underground Movie », elle sort un flingue et me tire dessus !
Coups de feu qui fusent à droite à gauche dans le public ensuite, mais il
n’empêche qu’elle a commencé par moi. Please kill me, Mona ! Je
danse comme un sauvage, la belle électrise tout le monde quand elle se fraie un
chemin parmi nous, je ne touche plus terre. Dès les premières mesures de
« Never Come Back », le public exulte. Pas besoin d’être cinq cents
dans une salle de concert, décidément, pour frissonner d’extase. « So
Young But So Cold », toujours aussi jeunes, mais toujours aussi chauds. Et
lorsqu’elle joue l’érotique « Pussy X » au rappel, se faisant plus
chatte que jamais, je suis au bord de l’attaque cardiaque.
J’aurais voulu que ça ne s’arrête jamais, mais rien n’est
éternel. Je ne peux même pas m’acheter le deuxième album du groupe, celui qui
me manque (le troisième n’a jamais été réédité), et pourtant j’aurais bien
voulu moi aussi avoir ma petite dédicace de Mona Soyoc. Tant pis, il me restera
les souvenirs et ce journal. Je n’arrive pas à quitter le 6par4, j’espère que
la chanteuse quittera un peu les loges pour voir son public, mais non. Yoan,
lui, part en coulisses et ressort sourire aux lèvres et dédicace sur la
pochette. Moi, je m’attarde en écoutant la musique proposée par le DJ, tout à
fait dans le ton de la soirée, novö à mort. Quand il passe
« Paris-Maquis » de Métal Urbain, je beugle à l’unisson du chanteur.
Bon, et puis voilà, quoi, la soirée est terminée, il faut s’en aller
maintenant, et retrouver la vague froide qui s’est abattue sur Laval…
Samedi
6 avril.
Tous les ans, je me dis que j’irai faire un tour au
festival du Premier Roman, et tous les ans j’y renonce, ne me renseigne pas sur
le programme et ses horaires, ne cherche pas à savoir ce qui pourrait
m’intéresser, oublie tout simplement de m’y rendre. Aujourd’hui, il a fallu
qu’en quittant Chapitre j’entende Anne-Claude crier mon nom depuis une table du
Parvis pour me rappeler que le festival se passait en ce moment, puisqu’elle
fait des lectures publiques avec Sandrine W., Laurent M., Karim et d’autres. Il
s’agit d’ailleurs d’une animation qui se fait un peu en dehors du festival
proprement dit, le groupe a équipé des bicyclettes avec des tuyaux, des casques
et d’autres choses curieuses, et propose aux passants des lectures
personnalisées. Sandrine me demande de me mettre sur la tête un casque de salon
de coiffure muni d’écouteurs, afin que je me trouve en immersion totale pendant
qu’elle me lit un passage du roman d’Anne Swärd, Embrasement. Suite à
quoi je m’installe au Parvis et me replonge dans Le Golem.
Voilà, je n’ai désormais plus le
droit d’être à découvert, et comme j’y suis déjà, cela signifie que je ne peux
pas retirer le moindre centime, bien que mon chômage vienne de m’être versé.
C’en est presque drôle.
Dimanche
7 avril.
L’avantage qu’il y a à ne pas avoir d’argent, c’est qu’on
a le sentiment de savoir enfin ce qui nous manque pour être heureux.
Lundi
8 avril.
Sous un ciel qui fait la gueule je reprends le chemin du
lycée Réaumur dans le simple but de saluer mes anciens collègues. J’ai pris
soin de m’y rendre pour 15 h 30, sachant qu’après la pause de l’après-midi, le
bureau de la vie scolaire est beaucoup plus calme. On échange des nouvelles, je
propose qu’on se voie autour d’un verre avant les vacances de printemps. Je me
sens bien piteux à parler de mes concours ratés et du chômage qui s’éternise…
Ça me donne une drôle d’impression de revenir ici après plusieurs mois, de
sentir qu’au fond rien n’a changé, mais que les choses ont continué sans moi,
que je ne fais plus partie du tableau… Bon, il est plus que temps que je
retrouve une occupation rémunérée, moi.
À vrai dire, je ressens un peu
d’amertume à quitter le lycée, toujours sous la pluie. Je n’ai peut-être pas
choisi le bon moment pour faire mon retour : le fait de n’avoir rien
d’autre à annoncer que mon chômage persistant et mes échecs aux concours m’a
fait profondément ressentir combien je n’avais pas avancé depuis le 8 décembre
dernier, jour où mon contrat s’est terminé. Avec les soucis financiers qui
occupent toutes mes pensées, je n’avais pas vraiment besoin de me faire
déprimer en plus. Mais ce n’était pas mon but premier : je pensais
sincèrement au contraire que passer dire bonjour à mes anciens collègues allait
me faire du bien !
Mardi
9 avril.
Ma mère qui était partie voir de la
famille dans la Vienne la semaine dernière est revenue avec un objet
fabuleux : un carnet que mon arrière-grand père Jean-Baptiste Chabrun a
tenu sur le front durant la Grande Guerre ! C’est en demandant à tout
hasard si son cousin savait dans quel régiment l’aïeul avait servi qu’elle a appris
qu’il possédait justement ce carnet, que l’oncle Marcel avait pensé jeter à une
époque, ne voyant pas l’intérêt de conserver ce genre de vieilleries. Il s’agit
d’un petit carnet où Jean-Baptiste a consigné tous les déplacements de son
régiment, le 231e d’artillerie, 28e batterie, depuis son
incorporation le 3 septembre 1915, jusqu’à sa démobilisation le 28 juillet
1919. Son écriture minuscule et très resserrée condense ces quatre années sur
une dizaine de pages : presque pas d’évocation des combats, ou simplement en
passant, sans le moindre détail : « on a fait l’attaque de
Champagne », « on est retourné sur les lignes de feu à côté de
Saint-Dié »… Après ce récit, il a recopié de nombreuses chansons que
les soldats devaient composer et fredonner entre deux assauts – notamment une
intitulée « 231e Bouseux ». Ma mère me confie ce carnet
pour que je le scanne, et comme je m’étais pris de passion il y a quelques mois
pour la lecture des journaux de marches et d’opérations, consultables sur
Internet, je me suis lancé dans l’étude comparée du carnet du grand-père et du
J.M.O. du 231e régiment d’artillerie de campagne, qui ne commence
qu’à la date du 1er avril 1917. En faisant d’autres recherches sur
Google, je comprends que ce régiment n’a été constitué qu’à partir de cette
date, avril 17, à partir d’un autre régiment (ou de plusieurs autres ?),
le 44e R.A.C., semble-t-il. Pour en savoir plus, il faudrait pouvoir
se procurer les livres de Paul Lintier et ceux de Pierre de Mazenod, qui
étaient artilleurs au 44e puis au 231e – mais je ne crois
pas qu’il existe d’éditions plus récentes que celles qui étaient parues entre
1916 et les années 20…
Cette façon de ne noter que les
déplacements du régiment, sans s’appesantir sur les combats, me rappelle Les
Nus et les morts de Norman Mailer, où la mort des soldats est évoquée
froidement, d’une phrase, tandis que toutes leurs manœuvres les plus inutiles,
les plus vaines, sont décrites longuement, avec une foule de détails. Ceci dit,
mon arrière-grand-père ne donne jamais de détails, simplement une suite
d’itinéraires, des dates et des villes qui se succèdent sans plus de précision.
Mercredi
10 avril.
Étant allé me renseigner sur un
forum dédié à la guerre de 14-18, j’ai compris que « le 231e régiment d’artillerie de campagne a été formé
le 1er avril 1917 avec les trois groupes suivants :
Le
8e groupe du 24e d’artillerie, devenant le 1er
groupe du 231e ;
Le
4e groupe du 31e d’artillerie, devenant le 2e
groupe du 231e ;
Le
5e groupe du 44e d’artillerie, devenant le 3e
groupe du 231e. »
Ces informations proviennent de l’Historique du 231e
R.A.C., qui est consultable sur Gallica. Jean-Baptiste Chabrun avait donc
appartenu, avant le mois d’avril 17, à l’un de ces trois groupes. Pour en
savoir plus, je me suis rendu, sous une pluie battante, aux archives
départementales.
J’ai donc pu consulter le registre
matriculaire sur lequel figurait la fiche consacrée à mon arrière-grand-père.
J’ai recopié scrupuleusement toutes les informations qui s’y trouvaient. Il a
été incorporé le 1er septembre 1914 au 44e R.A.C. du
Mans. Passé au 231e à la création de celui-ci le 1er
avril 17. Passé soldat de 1ère classe le 12 février 1919, envoyé en
congé illimité de démobilisation pour le 31e régiment d’artillerie
le 8 septembre 19. Il a rejoint les armées nord-nord-est le 3 septembre 1915,
date du début de son carnet.
La rubrique intitulée Blessures,
citations, décorations, etc. retient particulièrement mon attention : « Citation. Cité à l’ordre du régiment
n° [difficilement lisible,
peut-être 55 ?] du 13
novembre 1917. Par l’exécution
de mouvements corrects sous le feu ennemi et en terrain difficile a évité le 3
novembre 1917 à ses camarades servants un trop long stationnement en terrain
battu par l’artillerie allemande. A déjà fourni maintes preuves de courage et
en particulier à la position sud du Chemin des Dames au cours d’une mise en
batterie sous un bombardement par obus toxiques. Croix de Guerre, étoile de
Bronze. »
Ravi
d’en connaître un peu plus sur mon ancêtre et pressé de faire part de mes
découvertes à ma mère, je retrouve la pluie là où je l’avais laissée :
dehors.
Je
poursuis mes recherches chez moi, comparant le J.M.O. du 231e
R.A.C., 28e batterie, avec le carnet de mon arrière-grand-père. Le
J.M.O. n’est pas beaucoup plus bavard que son carnet, d’ailleurs : suite
de déplacements de ville en ville, là aussi – je ne peux guère que vérifier la
concordance des deux documents. Il est faux de dire que Jean-Baptiste n’évoque
jamais les combats : c’est surtout la manière lapidaire qu’il a d’en
parler qui est étonnante. Ainsi, le 11 août 1918 (le J.M.O. du régiment,
malheureusement, s’interrompt en juin de la même année), il est à
Boulogne-la-Grasse, dans l’Oise, et note : « resté dans un chemin
sous les marmites mauvais dimanche ». J’imagine la batterie stoppée au
bord d’un sentier sous les obus – « mauvais dimanche », en
effet : mon aïeul aurait pu m’en apprendre long sur l’art de la concision.
Et de la litote.
Le
J.M.O. du 5e groupe du 44e R.A.C. a disparu,
malheureusement, mais d’une certaine façon, il existe encore mieux que
ça : les livres de Paul Lintier, né à Mayenne (son père a d’ailleurs été
le maire de cette ville de 1898 à 1910), qui a été affecté au 44e.
Mort en 1916, il a laissé deux récits de guerre : Ma pièce, publié
en 1916, et Le Tube 1233, publié en 1918, et qu’on trouve sur Gallica.
Ce Tube est un document passionnant pour comprendre la réalité des
combats et du quotidien de la troupe, tout ce que mon arrière-grand-père
occulte dans son carnet : l’offensive de Champagne en octobre 1915,
l’hiver 1915-1916 en Alsace, la Lorraine au début de l’année 1916. Paul Lintier
a eu la très mauvaise idée d’être tué à l’ennemi le 15 mars 1916, ce qui ne
m’aide pas dans mes recherches. Il faudrait pouvoir se reporter sur les livres
de Pierre de Mazenod, Dans les champs de Meuse et Les Étapes du
sacrifice – mais ils n’ont jamais été réédités et sont très difficiles à
trouver maintenant…
Jeudi 11 avril.
Publication ce
matin de ma chronique pour la Bibliothèque de Jupiter, consacrée à l’alcool
dans la littérature. C’était le dernier texte « d’avance » que
j’avais : à partir de maintenant, il faudra que j’en écrive de nouveaux.
J’ai déjà commencé celui de la semaine prochaine, qui traitera du roman, mais
je m’y suis mis sans grand enthousiasme, et j’en ai été détourné par les
recherches effectuées autour du carnet de mon arrière-grand-père.
À
neuf heures, j’ai rendez-vous à Pôle Emploi, et mon dernier rendez-vous, le 3
janvier, s’étant de mon point de vue très mal passé, je me rends à celui-ci
avec l’état d’esprit d’un veau qu’on mène à l’abattoir. C’est donc avec
soulagement que je m’aperçois que la conseillère qui me reçoit est très
aimable, souriante, absolument pas condescendante, et qu’elle ne cherche pas à
me donner des leçons de morale ou à m’apprendre la « réalité » de la
vie, comme sa collègue. L’entretien est bref et se déroule très bien, elle
prend rendez-vous pour moi avec un organisme chargé de voir quelle(s)
formation(s) je pourrais faire pour tenter une nouvelle fois les concours l’an
prochain, et me rend ma liberté.
Toujours
en me renseignant sur Internet, j’ai pu avoir accès à des photographies, l’une
d’un groupe d’officiers et de sous-officiers du 44e R.A.C., l’autre
de trois soldats de la 28e batterie du 231e, fêtant la croix
de guerre de l’un d’eux autour d’une bouteille de saint-émilion.
Vendredi 12 avril.
Une
anonyme qui n’a pas compris l’ironie de mon texte sur l’alcool m’a envoyé un
message d’insultes, m’accusant de prétendre que la littérature mène à l’alcool.
« Tu prends le problème à l’envers », me dit-elle. Merci, je n’avais
pas remarqué… J’admire surtout son « réfléchis abruti » : se
faire insulter par des idiots est toujours réjouissant. Quand je lui explique
qu’il ne fallait pas prendre mon texte au premier degré, elle se justifie en
disant n’avoir « décelé aucune trace d’humour dans [mon] texte ». Je
crois que je vais aller pleurer dans un coin… En tout cas, elle m’a donné le
sujet de ma prochaine chronique : le roman, ce sera pour plus tard – je
vais me consacrer à l’ironie ! Et je rédige mon texte d’une traite ce
soir, dans une grande jubilation. Tu vas voir si j’ai pas d’humour, petite
conne !
Fabien Z., qui
s’occupe de l’organisme de rédaction web (je ne sais même pas vraiment quel nom
lui donner) dont Yoan m’avait donné l’adresse, a répondu à mon message en me
proposant, en guise de test, un premier article à lui renvoyer en début de
semaine. J’aurais pu tomber plus mal : il s’agit de parler de la sortie en
DVD du dessin animé Goldorak, en évoquant aussi tous les anime japonais
qui ont bercé notre enfance. Je suis ravi, en fait : quelle meilleure
occasion aurais-je pu avoir de parler de Gô Nagai ou de Leiji Matsumoto, ces
génies ?
Samedi 13 avril.
Ma
mère, venue rechercher le carnet et à qui j’ai résumé le résultat de mes
recherches, me rappelle une anecdote qu’elle m’avait déjà racontée, mais que
j’avais oubliée. Mon arrière-grand-père avait conservé de la guerre une telle
haine viscérale du Boche qu’un jour, à la fin de la deuxième Guerre Mondiale, il
avait demandé à son propre fils, mon grand-père, donc, d’aller tuer un Allemand
qui s’était retrouvé en mauvaise posture à quelques mètres de la ferme
familiale de Pont-Perrin. Mon grand-père avait refusé, et il a toujours
conservé une rancune contre son père à la suite de cet épisode, considérant que
ce jour-là, il avait voulu l’envoyer à la mort.
J’écris le
texte sur Goldorak et les anime
japonais. J’ai suivi le plan que m’avait donné Fabien Z., la chose est plutôt
facile. Je n’aurai sûrement pas toujours des sujets qui me plairont, celui-ci
faisait peut-être même exception à la règle – mais il y a pire, comme
gagne-pain, et puis ce sera toujours un exercice…
Dimanche 14 avril.
Je devrais
profiter de ce beau dimanche pour achever mon texte sur le roman, puisque, avec
ma nouvelle fonction de rédacteur web, je n’aurai peut-être plus autant de
temps à consacrer à mes textes personnels en semaine. Mais non, je rechigne à
la tâche.
Soleil
magnifique toute la journée. C’est signe de pluie, ça…
Lundi 15 avril.
Fabien
Z. a bien reçu mon texte, mais il ne me recontactera pas avant jeudi. Ça
repousse d’autant mes rêves de fortune. À compter entre 7 et 10 euros par
article, si j’ai bien compris, il va falloir en faire un bon nombre pour que ça
me fasse un petit pécule intéressant. Mais je suis prêt à m’y mettre dès
maintenant, moi !
En
attendant, je profite de cette journée printanière pour traîner, regarder les
filles quand il y en a (il y en a peu : elles n’ont pas toutes été
prévenues du retour du soleil, ou elles ont un vrai travail, elles) et me
lancer dans la lecture de Ma pièce, de Paul Lintier, dont j’ai trouvé
une version PDF sur Internet.
Mardi 16 avril.
Alors
que je suis assis au Parvis à relire Paludes devant un café, je remarque
derrière moi une petite femme très âgée qui lit un livre du Pape François.
Béret de laine sur la tête, visage et mains ridés et déformés à souhait, elle
ferait un très bon modèle pour la série de dessins sur les
« lecteurs » que je prépare pour le prochain Zapoï, en
remplacement de ma série précédente, consacrée aux buveurs. Seulement,
voilà : je suis bien trop timide pour demander à quelqu’un de poser pour
moi. Aurait-elle été face à moi, j’aurais pris une photo à la dérobée avec mon
portable – mais je lui tournais le dos et je n’avais pas la moindre chance
d’être discret en me retournant pour la viser avec mon téléphone. Alors, tant
pis. Voilà un beau portait que je ne ferai pas…
Mercredi 17 avril.
Plein soleil,
grand beau temps : les premiers beaux jours sont là, et ça signifie que
les filles commencent à ressortir leurs jambes, leurs épaules, et comme la rue
est à tout le monde, j’en profite à l’œil. C’est le cas de le dire.
Jeudi 18 avril.
Parution de
mon article sur l’ironie, en réponse au message anonyme de la semaine dernière.
Le
Figaro littéraire publie un dossier sur le journal intime. Forcément, ça
m’intéresse. « Le journal intime a-t-il un avenir ? » Drôle de
question. Évidemment, il s’agit du journal intime publié – la question
ne concerne pas réellement le journal personnel de l’anonyme moyen. Un article
de Thierry Clermont énumère quelques grands diaristes célèbres avant de
remarquer que le genre s’est un peu perdu, que les écrivains, aujourd’hui, ne
tiennent plus de journal. Et moi, en lisant ça, je bouillonne en songeant aux
4500 pages environ, que j’ai écrites jusque là. J’en viens presque à regretter
de ne pas avoir écouté Jacques-Pierre Amette qui m’avait conseillé de proposer
une version light de mon Journal à un éditeur… Moi et mes principes
à la con : je ne peux pas m’empêcher de penser qu’on publie d’abord une
œuvre « véritable », et que le Journal vient ensuite. Arriver
comme un parfait inconnu chez un éditeur avec mon Journal sous le bras
m’aurait donné l’impression de n’être bon qu’à ça : qu’à noter ma petite
vie au jour le jour…
L’article
de Gabriel Matzneff qui suit est idiot. Il se contente de comparer Facebook,
Twitter et les blogs à des murs de pissotières sur lesquels chacun vient écrire
son petit mot, et en conclut qu’Internet détourne les jeunes générations de la
solitude et de l’ennui, ces bienfaits qui jadis poussaient les adolescents vers
l’écriture de leur journal intime. Il n’a pas tort, à ce sujet : en ce qui
me concerne, c’est bien la solitude et le sentiment que personne ne pouvait me
comprendre qui m’ont amenés à écrire. Mais croire qu’avec Facebook, les jeunes
gens seront épargnés par la solitude et n’écriront plus, c’est bien une
réflexion de – disons-le – vieux con. À vouloir jouer les maîtres penseurs qui,
ayant atteint la sagesse, la font partager avec bienveillance aux écrivains en
herbe, Matzneff tombe dans le ridicule. Et pourquoi ne pourrait-on pas à la
fois balancer des « tweets » et tenir un journal ? Pauvre
Gabriel qui nous fait le coup du « c’était mieux avant » : « Je
n’avais ni téléviseur, ni ordinateur, ni téléphone mobile, ni tablette. Pour
exprimer mes passions, je n’avais qu’un crayon et du papier blanc. »
Les réseaux sociaux, d’après lui, « permettent à un garçon de seize ans
de se désennuyer, de se distraire (…) de converser avec des inconnus devenus
aussitôt des amis, de se confier à eux », donc d’être heureux – et
libéré du besoin d’écrire. Mais quoi ? Personne n’a pensé à prévenir
Matzneff qu’une société des loisirs, bien loin de réunir tout le monde dans le
bonheur général, augmentait au contraire les laissés-pour-compte ? Qu’elle
abandonnait toujours derrière elle des tas de gens mal dans leur peau,
incapables de s’intégrer dans le groupe, souffrant de l’incompréhension des
autres d’une manière d’autant plus terrible qu’ils ont tellement l’air de
s’amuser, tous ensemble, ces autres ?… Ne t’en fais pas, Gab, le mal de
vivre a toujours fait partie du paquetage des ados, et ce n’est pas près de
changer. Les bored teenagers ont encore de beaux jours devant eux,
va : ils n’ont pas dit leur dernier mot.
Heureusement
que l’entretien avec Philippe Lejeune qui clôt le dossier remet un peu les
choses en place, en évoquant non plus le journal d’écrivain, mais le journal
tenu, justement, par ces jeunes qui selon Matzneff ne s’ennuient plus assez et
ne se sentent plus assez seuls, les pauvres – et en précisant que la pratique
du journal intime n’a absolument pas baissé depuis l’apparition d’Internet, que
seul le rapport à l’écrit a changé, puisque les traitements de texte permettent
d’effacer toute trace de repentirs et que les blogs ont apporté la possibilité
d’ajouter photos, sons ou vidéos pour illustrer le récit. Bon, alors du coup,
le journal intime a donc bien encore un avenir ?
Samedi 20 avril.
Des
livres sur la guerre, j’en ai lu des tas, mais lire les souvenirs de Paul
Lintier, en songeant qu’il appartenait au même régiment que mon
arrière-grand-père, c’est autre chose. Pourtant, en lisant Genevoix, Cendrars,
Chevallier, Barbusse ou Céline, je ne pouvais pas m’empêcher de songer que mes
ancêtres avaient vécu des expériences similaires. Mais avec Lintier, je peux
pour ainsi dire suivre le « grand-père Chabrun » à la trace.
Comprendre, par exemple, ce que pouvaient être les souffrances particulières de
l’artilleur, qui ne sont pas celles du fantassin ou du cavalier – même si
l’horreur de se trouver sous une pluie d’obus est la même pour tous. Je pense
notamment à un passage où Lintier évoque le « courage » qu’on prête
aux artilleurs : « D’ailleurs,
l’éducation du courage nous est, je l’avoue, bien plus facile qu’aux
fantassins, les plus déshérités des combattants. Un canonnier, sous le feu,
vraiment, ne peut fuir ; toute la batterie le verrait ; son
déshonneur serait patent, irréparable. Or, la peur, dans ses excès, me semble
bien être surtout une abolition de la volonté. L’homme incapable de se dominer
pour faire face dignement au danger est aussi incapable, le plus souvent, de se
résoudre à la honte épouvantable d’une fuite publique. Pour fuir ainsi, il
faudrait une volonté, une sorte de bravoure. »
Je ne peux pas
m’empêcher de penser qu’il aurait fallu que quelqu’un, un jour, offre les
récits de Lintier au grand-père, en lui disant qu’il pouvait décider de les
lire ou de les ignorer, mais qu’il y trouverait peut-être un réconfort ;
qu’un soldat, mort au front, avait raconté ce que lui-même avait enduré pendant
quatre ans et que seuls ceux qui l’ont vécu dans leur chair peuvent réellement
comprendre…
Dimanche 21 avril.
Je ne fais pas
grand-chose de ma journée, mais après avoir délaissé mes crayons pendant
plusieurs mois, je me remets au dessin, effectuant l’ébauche d’un portrait de
Céline pour Anthony. Il m’a demandé de lui faire une série de portraits pour
décorer son salon, et pour inaugurer cette série, le docteur Destouches me
paraissait le meilleur sujet.
Lundi 22 avril.
Mauvais
timing : je n’ai vraiment plus un sou en poche, au vrai sens du terme –
après avoir acheté de quoi me nourrir ce soir il ne me restera même plus assez
pour me payer une baguette de pain demain matin, et voici qu’arrive ma première
vraie commande d’articles. Mauvais timing, parce que l’argent que j’en
récolterai, j’en aurais bien besoin maintenant… Les mois prochains, je pense,
vont m’être plus favorables que ce premier semestre atroce – mais vraiment, le
retour à la stabilité financière se sera fait attendre (et se fait toujours
attendre, donc…) !
J’en
suis encore à rédiger le prochain article de ma Bibliothèque de Jupiter, qui m’aura bien ennuyé, et devrait bien ennuyer
le lecteur aussi. On ne peut pas toujours être génial. En ce moment, j’ai
l’impression de m’efforcer à l’être le moins possible… En revanche, mon
portrait de Céline n’est pas trop mal réussi, malgré ces éternels problèmes de
proportions qui font le charme de mes dessins, à en croire Cécile…
Mardi 23 avril.
J’ai
une commande de six courts articles à rédiger, pour promouvoir des jeux vidéo,
des livres et des DVD, à rendre avant lundi. Je compte bien les finir d’ici
vendredi, histoire d’avoir peut-être d’autres commandes pour ce week-end. Je
termine d’abord ma chronique pour la Bibliothèque
de Jupiter. Je n’ai aucune idée du sujet que je choisirai la semaine
prochaine.
Ma mère est
passée m’apporter des vivres et un peu d’argent pour venir à bout de ce mois.
Nous reparlons du grand-père Chabrun, puisqu’elle était aux 80 ans de tonton
Bernard la semaine dernière, et qu’elle avait emporté son carnet et les notes
que j’avais prises aux archives. J’apprends encore une anecdote : un jour,
il s’était trouvé sous la mitraille, coincé entre deux chevaux, et lorsque le
calme est revenu, il s’est aperçu que les chevaux étaient morts tous les deux
et que lui seul avait survécu. On bavarde beaucoup au sujet du grand-père et de
sa personnalité difficile… Étrange comme ce carnet retrouvé a rempli
d’émotion ceux à qui ma mère en a parlé, ainsi que le résultat de mes
recherches aux archives – recherches pourtant faciles à faire mais que personne
dans la famille n’avait entreprises. Moi, ces recherches m’ont donné envie
d’effectuer les mêmes pour la branche paternelle, mais c’est plus compliqué.
D’une part, il faudrait se rendre aux archives départementales
d’Ille-et-Vilaine, et d’autre part je n’ai plus aucun contact avec cette
partie-là de ma famille, sauf avec mon père lui-même, bien entendu.
Mercredi 24 avril.
Ce soleil va
me tuer. Non pas que la chaleur soit insupportable, mais toutes ces filles, et
toutes leurs jambes !... Moi qui espérais me débarrasser de ma libido dans
le premier container à ordures venu, je crois que je n’ai pas fini de me la
coltiner !
Anthony
m’a proposé de prendre un verre aux Artistes vers cinq heures, après sa sortie
du boulot, et je suis fidèle au rendez-vous. Nous ne sommes d’abord que tous
les deux, puis Candice nous rejoint, puis Stan et Line, Vincent, le patron
d’Anthony (mais comme le rappelle ce dernier : « Y’a pas de
hiérarchie ! »), Mickaël qui arrive à vélo et en pantacourt, ou en
bermulong, enfin dans l’un de ces machins trop courts d’où les jambes dépassent.
« Mais non ! Il a grandi, c’est tout ! », dit Stan.
N’empêche que pendant que Mickaël va prendre l’apéritif, Marie peut accoucher
d’un instant à l’autre (sauf pendant le match de foot). Il y a encore plein de
gens qui débarquent, c’est un peu l’auberge espagnole : Guillaume, Cécile,
Virginie, Xavier et son amie Lucille… Xavier a l’oreille droite séparée en deux
par des points de suture : il a heurté une barrière la semaine dernière et
son oreille a été quasiment sectionnée. C’est au niveau du cartilage,
heureusement, mais ça lui donne un petit côté aventurier. Je lui conseille de
prétendre plutôt qu’il s’est battu avec les alligators du jardin de La Perrine.
Line nous apprend qu’elle a eu le CAPES, moi j’évoque mon contrat de rédacteur
web. À Anthony qui me parlait des livres qu’il avait lus récemment – notamment
Robert Penn Warren – j’ai parlé de Paul Lintier et surtout du carnet de mon
arrière-grand-père. Comme nous parlions de Zapoï
l’instant d’avant, il me dit : « Eh bien ! T’as un texte
tout trouvé pour Zapoï ! »
Après tout… Bon, j’ai déjà raconté mon voyage à Verdun dans le numéro
précédent, je craignais que parler à nouveau de 14-18 paraisse un peu
répétitif, mais tout dépend de mon angle d’attaque, et puis en l’occurrence, il
s’agirait surtout de parler du grand-père…
Les
heures passent au soleil, dans les rigolades et les histoires de déménagements.
Quand je rentre chez moi, j’ai bien du mal à me remettre à l’écriture. Je
voulais encore écrire l’un des six textes que je dois envoyer lundi : il
m’en reste trois à rédiger, je comptais en faire deux par jour pour pouvoir les
envoyer dès vendredi – mais bon, ce soir, c’est trop dur. La journée a été
chaude, la moindre réflexion me demande un effort surhumain. Pourtant, c’est un
texte sur Don Rosa et la jeunesse d’Oncle Picsou : a priori, ça devrait m’amuser.
Demain, ça
m’amusera.
Jeudi 25 avril.
Parution de
mon article sur le roman. Aucune idée du thème que je choisirai la semaine
prochaine. Il va falloir que j’y réfléchisse vite…
Comme
prévu, je m’amuse à écrire mon texte sur Don Rosa, et j’en viendrais même à
avoir envie d’acheter ses bandes dessinées. Heureusement que je suis fauché,
sinon je serais capable de dépenser de l’argent…
Vendredi 26 avril.
J’étais
bien décidé à terminer la rédaction de mes articles assez tôt pour les envoyer
dès aujourd’hui, mais j’ai ralenti ma production en cours de route, il m’en
reste encore deux à écrire, et ce soir encore je tire au flanc. Tant pis :
je l’aurai terminée pour lundi, comme convenu, et puis c’est tout.
Samedi 27 avril.
Attablé au
Parvis, je lis Le Tube 1233, de
Lintier, qui se déroule de la fin de l’année 1915 à la mort de l’auteur en
1916, donc pendant la période où Lintier et mon arrière-grand-père ont combattu
dans les mêmes lieux – puisqu’en 1914, pendant les événements relatés dans Ma Pièce, mon aïeul était encore en
train de faire ses classes.
Dimanche 28 avril.
Je
ne m’attends pas à voir surgir mon ancêtre entre les lignes de Lintier, encore
moins à reconnaître un homme que je n’ai de toute façon pas connu… Pourtant, je
sens parfois son fantôme passer au milieu d’un paragraphe. J’ai été surpris
d’apprendre qu’il avait servi dans l’artillerie, parce que jusqu’à présent,
jusqu’à ce que je tienne son carnet entre les mains, donc, je l’imaginais dans
la cavalerie. Je me serais attendu à le trouver dans un régiment de dragons
plutôt que derrière une batterie de 75. Les seuls renseignements que j’avais à
son sujet, ceux que ma mère m’avait transmis, et qu’elle tenait de ses propres
souvenirs, de ses conversations avec son père ou avec ses oncles et tantes,
faisaient de lui un dresseur de chevaux. Il s’est certainement occupé du
dressage des chevaux pendant la guerre, mais c’était peut-être pendant son
année de classes, d’août 1914 au 3 septembre 1915, date à laquelle il rejoint
les armées du nord-nord-est et commence son carnet. Par ailleurs, je sais qu’il
a toujours eu beaucoup de mal à se faire obéir des chevaux de la ferme après
son retour, qu’il les violentait pour les faire avancer, alors que ses enfants,
eux, parvenaient à les diriger sans peine en criant simplement
« Hue ! » et « Dia ! ».
Alors,
je ne peux m’empêcher de penser au grand-père Chabrun quand je lis ce passage
de Paul Lintier (nous sommes le 4 décembre 1915 à Krüt, en Alsace) : « Mais alors, le garde-écurie, un
paysan sauvage qui agit avec les chevaux comme un dompteur dans une cage de
fauves, se met à pousser à pleine gorge des hurlements épouvantables, à faire
claquer à toute volée un grand fouet pour obliger les bêtes, dont l’une s’est
détachée, à se ranger pour lui faire place. Les chevaux, effarés, se jettent
les uns sur les autres, les naseaux hauts, les oreilles couchées, tremblant de
tous leurs membres. Et vingt fois dans la nuit, ces cris de bête brute, avec
leur accompagnement de coups de fouet et de piétinement éperdu de sabots
ferrés, recommencent et nous réveillent en sursaut. »
Du
reste, la 28e batterie du 231e R.A.C. (qui, à l’époque,
n’existait pas encore : Paul Lintier et Jean-Baptiste Chabrun, en décembre
1915, font encore partie du 44e R.A.C.) était composée de 185
sous-officiers et hommes de troupe et de 175 chevaux. Parmi les hommes se
trouvaient donc des gardes-écurie, et mon arrière-grand-père était peut-être
l’un d’eux. Son registre matriculaire ne va pas jusqu’à mentionner son rôle au
sein de l’unité… (Cela dit, il serait très étonnant que Lintier parle justement
de lui dans ce passage, puisqu’ils n’étaient pas affectés à la même batterie.
Mais comme de toute façon, on ne le saura jamais, rien n’empêche la rêverie…)
Lundi 29 avril.
Je
voulais me lever tôt, en ce début de semaine, attendant de nouvelles commandes
d’articles d’une part, et espérant d’autre part commencer mon texte pour La Bibliothèque de Jupiter. Au lieu de
ça, je me suis levé tard, une commande m’est passée sous le nez et je n’ai rien
écrit. Ça commence bien.
Mardi 30 avril.
Il est grand
temps que je m’occupe de mon texte pour jeudi, moi ! Il y a deux jours,
j’ignorais encore quel thème aborder cette fois. Finalement, puisqu’en ce
moment, avec le carnet du grand-père et la lecture de Paul Lintier, je
m’intéresse surtout aux récits de guerre, autant parler de la guerre…
À
propos du grand-père, de son carnet et des renseignements que j’ai pu glaner
aux archives départementales, ma mère m’a appelé pour savoir comment nous
pourrions transmettre ces informations à la famille. La question se pose
d’autant plus qu’ayant recommencé à mettre en ligne mon journal, je publierai
demain ou après-demain sur mon blog le mois d’avril, où je ne parle quasiment
que de ça. La moindre des choses serait donc que je rédige une sorte de
synthèse de mes recherches et de leur fruit, à l’attention de la famille
Chabrun.
Je
m’en occuperai demain, puisque c’est un jour férié et que je n’ai pas reçu de
commande d’articles…