jeudi 25 avril 2013

Le roman



« Ne suis-je qu’un personnage de roman, le fruit d’une invention en délire, l’invention d’un petit paltoquet que j’ai vu naître et qui m’a inventé pour me faire croire que je n’existe pas ? »
Gustave Flaubert, brouillons de Madame Bovary.



            Aux écrivains en herbe qui papillonnent encore, s’amusent à ficeler des sonnets, à construire des nouvelles, à ceux qui veulent en découdre et s’attaquent au pamphlet, à ceux qui ne sortent pas d’eux-mêmes et rêvent d’un jour voir leur journal intime monumental enfin livré au public, nous devons révéler la triste vérité : tant que vous n’aurez pas écrit un roman, mes enfants, vous n’aurez rien écrit. Vous n’existerez pas. On trouve toujours des exceptions,  bien entendu, mais enfin dans l’ensemble, c’est comme ça. On parle toujours du « premier roman » d’un auteur, jamais de son « premier recueil de nouvelles », encore moins de son « premier essai ». Et si vous vous appelez, mettons, Jean-Baptiste Patafion, et que vous avez déjà publié une biographie de Guillaume Musso aux éditions du Rebut et un essai sur la démonologie chez Pilon, le jour où vous vous essaierez à la fiction, vous verrez apparaître en quatrième de couverture, sous votre photo : « Jean-Baptiste Patafion, né en 1972, est journaliste et écrivain. Le Cri de la biscotte est son premier roman. » Avant cela, rien. Mais désormais, vous voilà adoubé écrivain, c’est-à-dire romancier. Ne nous remerciez pas, c’est la moindre des choses.
            C’est que le roman, voyez-vous, est aujourd’hui considéré comme le « grand genre » de la littérature. Un écrivain, ça écrit des romans. Ça peut toujours faire autre chose, depuis les contes pour enfants jusqu’à l’essai philosophique, chacun s’amuse comme il peut, mais enfin, il faut savoir revenir régulièrement aux choses sérieuses, et s’atteler à un roman qui viendra grossir le rayon nouveautés des librairies aux derniers jours d’août. Ce rôle de « grand genre » a longtemps été dévolu à la poésie. Essayez aujourd’hui de vous faire connaître avec un recueil de poèmes : vous aurez la satisfaction de passer pour un original que l’idée même de gagner sa vie avec son écriture n’a jamais effleuré. L’art pour l’art, c’est sympa aussi. Maintenant, essayez de trouver un éditeur qui partage votre désintérêt pour l’argent : bon courage…
            Et on fait des colloques sur le roman, on se demande s’il doit être comme ceci ou comme cela, s’il doit danser sur un fil ou manger équilibré, et à quoi doit ressembler le roman du XXIe siècle… Vaste question, vu qu’apparemment, le roman ressemble maintenant à à peu près tout !
            On sait que le terme de « roman » apparaît au Moyen Âge, avec les premiers textes écrits en langue romane et non plus en latin. « Mettre en roman », c’est donc traduire en langue vulgaire. Il s’agissait d’abord de mettre à la disposition de ceux qui ne comprenaient pas le latin les textes hagiographiques, puis une littérature narrative écrite en langue romane est née, Chrétien de Troyes a fait des siennes :

            « Puis que ma dame de Chanpaigne
            Vialt que romans a feire anpraigne,
            Je l’anprendrai molt volentiers… »

            Et aujourd’hui, même Alexandre Jardin écrit des romans, ce qui montre bien que c’est à la portée de tous. À un moment, le petit roman s’est senti pousser des ailes, il est parti en flèche allez savoir où, il est aller zigzaguer à droite à gauche, se faisant lyrique, baroque, gothique, picaresque, d’aventures, réaliste, naturaliste, historique, Nouveau, d’anticipation, bélier rendu fou furieux qu’on ne peut plus arrêter. « Miroir qu’on promène le long d’un chemin » : Stendhal a le chic pour trouver la formule qui convient. On voit bien l’image : le monde entier s’y reflète, dans ce roman-miroir. Mais surtout, dans le miroir, qui vois-je en premier, sinon moi-même ? Le roman me parle de moi-même ! Si ça c’est pas mortel ! Parce qu’au fond, qu’est-ce qu’on cherche, nous autres qui passons notre temps à lire au lieu de faire des trucs utiles ? Nous-mêmes, bien sûr ! On cherche à se comprendre soi-même, alors au lieu d’aller voir un psy (bien que l’un n’empêche pas l’autre), on ouvre un roman – un roman écrit par un auteur qui cherchait à se comprendre lui-même et qui pour se trouver, au lieu d’aller voir un psy, a pris la plume. Longtemps, je me suis couché par écrit de bonne heure.
            Il y a des romans sur à peu près tout et des romans sur rien. Cette dernière catégorie, après Flaubert, a eu le vent en poupe dans la deuxième moitié du XXe siècle, notamment avec le Nouveau Roman. Écrire trois cents pages pour décrire un volet qui ferme mal était devenu la grande idée du temps. Le roman-miroir pouvait bien devenir un volet « qu’on promène le long d’un chemin », après tout il y avait toujours un peu de lumière à passer entre les lattes de bois… Le roman n’avait dès lors plus rien à prouver : il pouvait tout, et toutes les Emma Bovary du monde comprirent qu’au fond, elles étaient Gustave Flaubert. Alors est venue l’autofiction. Plus besoin de parler d’autre chose pour parler de soi : autant se confronter à l’intime sans intermédiaire. Du reste, l’autoportrait est un genre pictural reconnu. On ne chercherait plus désormais à faire parler les chiens ou à décrire un caillou : l’auteur se peindrait en train d’écrire, comme dans une mise en abyme infinie. Et les critiques de déplorer ce que le roman est devenu : à ce compte-là, n’importe qui peut en écrire – il suffit de savoir un peu mettre sa banalité en valeur.
            Eh oui, mais c’est un art aussi, que de sublimer le néant, le quotidien, les habitudes… N’est pas Houellebecq qui veut ! Le roman, parfois, semble faire du surplace, ne plus savoir créer, ne plus savoir imaginer. Nous parlons essentiellement du roman français actuel. Est-ce que c’est une impasse ou un passage vers autre chose ? En attendant d’avoir une réponse, à nous de faire le tri parmi les étals des librairies, ou de se replonger dans les classiques. La prochaine révolution romanesque approche peut-être, qui sait ?

jeudi 18 avril 2013

L'ironie



« L’ironie ne dessèche pas, elle lutte contre les mauvaises herbes. »
Jules Renard.
           
Après la publication de ma dernière chronique, consacrée à l’alcool, une courageuse Anonyme m’a écrit ceci :

           « Je suis ROUGE de colère en lisant ton message et je suis sobre comme à peu près tous les jours.
Ouhhh l'alcool c'est le MAL!!!
D'un père alcoolique et d'une mère qui ne boit jamais, je te jure que j'ai beaucoup plus appris en regardant mon père sur la vie que ma mère. Mon père m'apprenait la vérité des choses ( avec beaucoup de simplicité de beauté et de souffrance ) , ma mère leur surface ( il n'y avait aucune vie la dedans ) . A toi de choisir ton camp. Reste dans ta vision dorée des choses mais ne publie rien.
La littérature mène à l'alcool???? Tu prends le problème complètement à l'envers. C'est la vie elle même qui nous mène à la bouteille.
Mais faisons une expérience de pensée : laissons nos enfants grandir devant la télé, qu'ils s'enivrent de toutes ces conneries, qu'ils jouent de longue avec une manette entre les mains, en gros qu'ils s'abrutissent et ne comprennent rien de la VERITABLE realité des choses. Et quel sera le résultat? Vont ils être des êtres tout beaux tout mignons? Tu crois leur éviter la case bouteille?
Réfléchis abruti
Il y a encore tellement de choses à écrire mais je suis sure que tu n'en vaux pas la peine
J'espère ne jamais te croiser sur mon chemin, tu es un être ignoble et dangereux pour les gens qui t'écoutent. »

Très bien. J’avais prévu de parler de l’ironie plus tard, mais tant pis : on va le faire maintenant.
Cette charmante demoiselle (« charmante », je ne fais que l’imaginer ; « demoiselle », ou « dame » peut-être, je le suppose au fait que l’avant-dernier paragraphe est accordé au féminin), cette charmante demoiselle, donc, qui me traite d’abruti, d’« être ignoble et dangereux » pour vous autres qui m’écoutez, et qui me conseille de ne rien publier, semble méconnaître ce procédé littéraire pourtant fort usité qu’est l’ironie.
Doit-on l’en blâmer ?
Non, bien sûr : le principe de l’ironie étant de « dire, par une raillerie, ou plaisante, ou sérieuse, le contraire de ce que l’on pense, ou de ce que l’on veut faire penser », comme le définit Pierre Fontanier dans Les Figures du discours, elle court toujours le risque de ne pas être comprise. Le poète Alcanter de Brahm, alias Marcel Bernhardt, avait proposé à la fin du XIXe siècle d’inventer un nouveau signe de ponctuation : le « point d’ironie ». Ce signe typographique qui ressemblait à un point d’interrogation inversé, placé à la fin d’une phrase, indiquait que celle-ci devait être prise au second degré. Malheureusement, cette idée brillante n’a pas connu de succès, et les écrivains ont continué à demander à leurs lecteurs des efforts de compréhension pour déceler ce qui, dans leurs écrits, était à prendre pour argent comptant, et ce qui relevait de la dérision.
De nos jours, l’utilisation des émoticônes a souvent le même but que celle du point d’ironie : signaler que les propos de l’auteur ne doivent pas être pris au sérieux. Les écrivains répugnent encore, et c’est sans doute un grand tort de leur part, à faire usage de ces symboles, notamment du très courant point-virgule-fermez-la-parenthèse ;) qui suppose une connivence entre l’auteur et son lecteur, et pourrait être traduit par : « mais nan j’décooooonne !!! ».
J’aurais sans doute dû, moi aussi, placer dans mon article sur l’alcool, aux points les plus stratégiques, certaines de ces émoticônes. Cela aurait certainement aidé cette chère – ;) – Anonyme à comprendre que mon texte visait, non pas à reprocher réellement aux écrivains d’être de mauvais exemples pour notre saine jeunesse, mais bien au contraire, à caricaturer le discours des ligues de vertu qui voudraient purifier l’art et la littérature de ses prétendus sombres instincts. Comment pouvait-elle deviner que je faisais de l’ironie, puisque, comme elle me l’a écrit ensuite, elle n’a pas « décelé une seule trace d'humour dans [mon] texte » ? Remarque qui m’a beaucoup flatté, cela va de soi.
Pardon, je veux dire : remarque qui m’a beaucoup flatté, cela va de soi ;)
Il n’empêche que, là encore, elle soulève une question importante ! L’humour est chose subtile (surtout le mien) et bien souvent, il est difficile à repérer. Mes lecteurs les plus fidèles n’auront sans doute eu aucun mal à comprendre que mon discours était à prendre au second degré, habitué qu’ils sont à mes facéties. Un lecteur qui débarque sans avoir jamais rien lu de moi peut, très sincèrement, se demander si c’est du lard ou du cochon. De même, un curieux qui ne connaîtrait rien de Voltaire et se lancerait dans la lecture de Candide ne pourrait-il pas prendre ce conte philosophique pour argent comptant, et le comprendre tout de travers ?
Il existe, pourtant, certains signes.
Je vais me livrer à un petit exercice un peu périlleux : souligner dans mon texte précédent deux ou trois manifestations de cet humour légendaire qui est le mien ;) et qui auraient dû mettre la puce à l’oreille de notre amie. Exercice périlleux, parce qu’une blague perd toujours de son effet à être expliquée. Mais tant pis, je me sacrifie pour la science.
Dès la deuxième phrase, par exemple, le locuteur se demande s’il est bon « de laisser nos enfants s’approcher des livres, ces objets inquiétants remplis de mots », et s’il ne vaudrait pas mieux qu’ils passent leurs journées à jouer aux jeux vidéo, ou à trafiquer au coin d’une rue. Il me semblait évident, en écrivant cette phrase, que le lecteur comprendrait que j’opérais un habile renversement du cliché montrant les parents inquiets de voir leurs bambins rester des heures devant Call of Duty au lieu de se cultiver. Il me semblait tout aussi évident qu’aucune dame patronnesse n’irait jusqu’à préférer voir un enfant « pratiquer quelque trafic au coin d’une rue » plutôt qu’ouvrir un livre. Visiblement, ça ne l’était pas. Voilà ce qui arrive, quand on suppose une quelconque intelligence à son lecteur ;)
Un deuxième exemple, pour finir : lorsque j’écris, à propos de Baudelaire : « Et le binge-drinking ? Ah, ça, il n’en parle pas, du binge-drinking, notre grand poète ! » Je pensais qu’il y avait dans cette phrase un certain anachronisme qui allait immédiatement sauter aux yeux du lecteur.
Ben non.
En résumé, l’ironie, pour être opérante, doit être comprise du lecteur. Cela suppose que ce dernier fasse un léger travail d’analyse, essaie de déceler, dans un texte qui peut être en apparence sérieux (et Dieu sait que le mien, en apparence, ne l’était pas) un léger changement de ton, une légère variation qui trahit le véritable point de vue de l’auteur. Bien sûr, le point d’ironie de notre cher Alcanter de Brahm lui épargnerait ces efforts. Mais cette indication ne nuirait-elle pas au propos ? Le lecteur a-t-il besoin qu’on lui signale à quel moment l’auteur se moque de l’esprit du temps, comme dans ces séries télévisées qui abusent des rires enregistrés ? Les écrivains peuvent-ils encore faire confiance à la sagacité de leurs lecteurs, ou devront-ils, désormais, leur mâcher tout le travail en écrivant clairement ce qu’ils pensent vraiment, sans détour, sans s’amuser à dire exactement le contraire pour faire les malins ?
Ou alors, j’ai tout simplement eu affaire à une idiote. Mais ça m’étonnerait, quand même…

jeudi 11 avril 2013

L'alcool



Dieu n’avait fait que l’eau, mais l’homme a fait le vin.
Victor Hugo, Les Contemplations


            Beaucoup de nos grands écrivains ont aussi été des alcooliques notoires. C’est à se demander s’il est bon de laisser nos enfants s’approcher des livres, ces objets inquiétants remplis de mots, alors qu’ils pourraient sans risque passer leur journée avachis devant la télé, une manette de jeu vidéo en main, ou encore pratiquer quelque trafic au coin d’une rue, ce qui leur donnerait au moins le sens des affaires.
            On peut se demander, en effet, ce qu’attendent les associations de parents d’élèves pour porter plainte contre ces professeurs qui obligent nos bambins à lire Verlaine, Rimbaud ou Baudelaire, ce ramassis d’ivrognes… Sans oublier Apollinaire, dont un livre affiche même sans vergogne, en guise de titre, et au pluriel s’il vous plaît, ce mot terrible : Alcools ! Comment ne pas condamner cette littérature à l’haleine chargée, quand on sait que chaque année en France, l’alcoolisme tue en moyenne cinquante mille personnes ? Qu’attend-on pour ajouter sur la couverture des livres l’étiquette salvatrice : « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. Consommez avec modération » ?
           Et les écrivains du sexe dit faible ne sont pas beaucoup plus recommandables : Marguerite Duras et Françoise Sagan, pour ne citer qu’elles, auraient pu faire un concours d’éthylotest avant de prendre le volant de leurs machines à écrire ! Bonjour ivresse ! Armagnac, mon amour !
            Si la littérature française baigne dans des effluves malsains, que dire des écrivains anglo-saxons ? Ces Faulkner, Fitzgerald, Bukowski, Kerouac et autres Malcolm Lowry, non contents de s’adonner à la boisson, font une publicité éhontée pour leur vice désastreux ! Tenez, Bukowski, justement : « un poème est une ville remplie de rues et d’égouts / remplie de saints, de héros, de mendiants, de fous, / remplie de banalité et de bibine… » Les égouts, la bibine, les fous, mais bravo ! Bel exemple ! Voilà la poésie ! Voilà ce qu’on apprend à nos gosses !
            Et Baudelaire ? Non mais, lisez Baudelaire ! « Il y a des gens chez qui le dégourdissement du vin est si puissant, que leurs jambes deviennent plus fermes et l’oreille excessivement fine. J’ai connu un individu dont la vue affaiblie retrouvait dans l’ivresse toute sa force perçante primitive. Le vin changeait la taupe en aigle. » On trouve ça dans Les Paradis artificiels, au chapitre « Du vin et du haschisch ». DU VIN ET DU HASCHISCH ! Eh bien, mais c’est parfait ! Encouragez les jeunes à devenir alcooliques et drogués, monsieur Baudelaire ! Allez-y, les enfants, buvez : ça vous fortifiera les jambes et décuplera vos sens ! L’alcool : remède idéal contre la surdité et la myopie !
Et le binge-drinking ? Ah, ça, il n’en parle pas, du binge-drinking, notre grand poète !
Alors, bien sûr, on m’objectera que ces auteurs que je cite ont longtemps été absents des manuels scolaires, parce que l’on craignait justement qu’ils ne détournent la jeunesse du droit chemin. Preuve supplémentaire que notre époque est par trop laxiste ! Mais même nos chères lettres classiques sont embrumées par les vapeurs éthyliques ! Des ivrognes, notre bon vieux Gaffiot en regorge ! Pline l’Ancien écrivait déjà, dans son Histoire naturelle : « L’homme doit au vin d’être le seul animal à boire sans soif » ! Et Caton l’Ancien : « Si l’on me demandait quel est le bien le plus précieux de la Terre, je répondrais la vigne » !
Que conclure de tout cela, sinon que la littérature mène à l’alcoolisme ? Observez un écrivain, et voyez si ça ne fait pas pitié : il n’obéit qu’à ses propres horaires, se lève de bonne heure ou fait la grasse matinée si ça lui chante, vit souvent seul (quelle femme, quel homme, supporterait de s’attacher longtemps un tel boulet au pied ?), rédige ses pages nonchalamment, à peine rasé, le cheveu en bataille, et passe le reste de son temps dans l’oisiveté la plus totale, un livre en main (un écrivain en train de lire est aussi répugnant qu’un ivrogne en train de boire)… Rien d’étonnant à ce qu’il se laisse aller à tous les vices !
Nos enfants ont besoin de prendre exemple sur des hommes et des femmes actifs, volontaires, entreprenants. Nos enfants sont l’avenir de demain dès maintenant. Cessons de les intoxiquer avec l’image malsaine de ces poètes en guenilles, au foie esquinté, qui se complaisent dans leurs vices, prônant une attitude de rejet du monde tel qu’il est. Ce n’est pas ce que nous voulons pour notre jeunesse. Qu’ils fassent une cure, ces granzécrivains, et qu’ils retournent à Pôle Emploi !

jeudi 4 avril 2013

Le monologue intérieur



« La rêverie est le dimanche de la pensée. »
Henri-Frédéric Amiel, Journal intime.

           
Allez il faut s’y mettre le monologue intérieur qu’est-ce que j’ai à dire sur le monologue intérieur commencer par Dujardin évidemment Édouard Dujardin j’ai même pas lu Les Lauriers sont coupés d’ailleurs je crois pas qu’on lise beaucoup Dujardin de nos jours les universitaires peut-être à la rigueur enfin bon je connais un peu le sujet quand même ce passage au restau où il commande du poulet tout ce bavardage descriptif qui je connais j’ai lu ça quand même toutes ces descriptions façon flux de conscience mais bien trop ordonné tout ça bien trop précis des couleurs des objets en pagaille et on sait bien que la pensée intime ce n’est pas ça c’est complètem ‒ personne n’énumère comme ça dans sa tête tout ce qu’il a sous les yeux à moins d’être maniaque si je suis au restaurant ma pensée peut aller partout elle je vais pas nommer chaque objet que j’ai sous les yeux les serviettes pliées comme ci comme ça la pensée vagabonde je peux penser à mes prochaines vacances à ce que j’ai fait de ma journée aux gens rencontrés et revenir à la cuisson de mon poulet et repartir loin les factures à payer une fille à l’autre bout de la salle mes lectures du moment donc le monologue intérieur c’est déjà un mensonge et il faudrait commencer par ça par le mensonge juste un procédé comme un autre l’écriture automatique je pose les mots les uns à la suite des autres comme ils me viennent et hop voilà mon courant de pensée mon flux de conscience ‒ à moi Joyce et Beckett et Virginia Woolf le Nouveau Roman et tout ça où est-ce que j’avais lu qu’on ne pensait pas en alignant des mots les uns à la suite des autres mais par images il faudrait que je retrouve ça et Molly Bloom dans Ulysse on a vraiment là l’impression d’être dans un flot de pensées dans une conscience et une conscience ensommeillée succession d’idées sans lien entre elles parfois des fantasmes qui ressurgissent et tout le côté inconscient freudien tout ce qu’on veut là encore écriture composition agencement rien à voir avec un véritable flux incohérent et pourtant l’incohérence est là écrite par Joyce agencée par Joyce mais enfin on a le sentiment d’être quand même embarqué dans un esprit assoupi qui laisse aller toutes ses réflexions on se rapproche quand même de quelque chose même si encore une fois on est très loin de et moi bien sûr ma façon d’écrire là comme au fil de la plume sans ponctuation et d’avoir l’air de me creuser la tête de faire des ébauches mentales des machins évidemment c’est il faudrait que je rajoute des gros seins pour faire encore plus flot incontrôlé c’est bien ça des gros seins qui surgissent comme ça les jambes de ma voisine au café paf fantasme direct genre le mec qui réfléchit au monologue intérieur à son article à écrire et qui se laisse envahir par sa libido mais c’est des conneries c’est de l’écriture un pur mensonge déjà des mots comme ça ébauches mentales ou même libido ils me viennent pas si vite à la tronche putain d’arnaque on vous vend du monologue intérieur à vingt euros le bouquin tu parles c’est un truc complètement reconstruit bien rédigé pour faire vrai mais c’est du toc remboursez c’est comme la caméra subjective dans les films genre on vous fait croire que vous voyez à travers les yeux du héros non mais on nous prend pour des cons vous avez vu le champ de vision hyper réduit que ça a une caméra rien à voir avec la vue humaine putain remboursez ceci n’est pas une pipe quoi merde et alors pourquoi le mono ‒ pourquoi on s’est amusé avec le monologue intérieur au vingtième siècle et pourquoi je sais pas Ovide Chrétien de Troyes ou Montaigne s’en sont pas occupés d’ailleurs tiens Montaigne justement Les Essais ce retour permanent sur le texte pour le retravailler mais là je m’éloigne du sujet pourquoi le vingtième pourquoi le monologue intérieur au vingtième siècle et même déjà un peu avant déjà des traces chez Flaubert alors oui bien sûr le vingtième crise du sujet crise du narrateur vlan arrivée de Freud qui te fout de la névrose partout et de l’inconscient et les surréalistes qui cognent à la porte de l’inconscient ouvrez là-dedans ça nous branche nous les labyrinthes et les machins un peu obscurs tout ce qui déraille et pourquoi qu’on bande on veut savoir comment ça marche là-dedans ouvrez ou on défonce la porte avant ça les héros partaient faire la guerre et voyager pour se découvrir vraiment maintenant on voyage en soi-même c’est moins cher c’est la crise on fait plus la guerre on rentre plus à Ithaque Pénélope tu nous as fait quoi à bouffer non on reste peinard chez soi à se regarder le dedans.

lundi 1 avril 2013

Paranoïa et réveil tardif




Wakoh Honna, Nozokiana

 
Journal d'oisiveté
Mars 2013
 
Vendredi 1er mars.
 
Oblomov s’est levé encore plus tard que d’habitude, cette fois : trois heures de l’après-midi. Une honte… Mais je ne sors pas de chez moi et m’acquitte du huitième épisode de Bag of Bones pour Tranzistor. Il fallait tout de même que je fasse quelque chose de cette journée si mal entamée…
 
Coup de fil inattendu sur mon portable. Voyant s’afficher un numéro inconnu, je n’ai pas répondu, me contentant d’écouter le message : la Direction de l’enseignement catholique m’appelle pour me proposer le remplacement d’une enseignante, pour la période du 11 mars au 30 juin, dans un ensemble scolaire de Mayenne. Ce message me plonge dans une angoisse terrible, à tel point que je ne rappelle pas ma correspondante, préférant attendre lundi matin pour le faire. Angoisse, parce que bien évidemment je ne suis pas en mesure de refuser un tel emploi, qui de plus tombe à pic en ce moment où j’en suis venu à tourner en rond, sans envie, sans volonté, et où mes finances sont catastrophiques. Mais enseignant… Moi, donnant un cours à une classe ? Mais quel cours ? Comment fait-on ça ? Je n’ai aucune expérience de la chose, et l’idée même d’enseigner me panique ! La femme qui téléphonait n’a pas précisé quelle était la matière enseignée par le professeur que je suis censé remplacer, ni le niveau des classes concernées – l’ensemble scolaire en question regroupant tous les niveaux de la maternelle au lycée. S’il s’agit de donner des cours de maths, il est évident que je ne fais pas l’affaire – mais je suppose que si l’on me propose ce poste, c’est après avoir consulté mon C.V., et qu’il doit donc s’agir d’un poste de professeur de français. Si c’est le cas, encore une fois, je ne suis pas en mesure de refuser. Mais suis-je seulement capable d’enseigner le français à des élèves ? De noter des élèves ? De leur donner un cours bien construit durant une, voire deux heures ? Et cela, pendant quatre mois ? En veillant, peut-être, à les préparer pour le brevet des collèges ou le bac de français ? Je ne me vois pas dans ce rôle. Je ne me vois absolument pas dans ce rôle. Mais je ne peux pas refuser. Refuser, ce serait s’enfermer encore dans l’inappétence, l’attente, le découragement – ce serait une lâcheté. Mais est-ce que ce ne serait pas pire d’être un professeur médiocre ?
 
Tout ce que je peux faire, c’est exposer honnêtement les faits lors de mon entretien : je n’ai jamais enseigné, je n’ai jamais dispensé le moindre cours à aucune classe. Au moins, si le directeur de l’établissement m’engage, que ce soit en connaissance de cause…
 
Bien remué tout de même par ce coup de fil venu (peut-être) ruiner ma carrière de chômeur, j’essaie d’oublier mes angoisses devant Le Garde du corps de Kurosawa.
 
 
Samedi 2 mars.
 
Le plus terrible, avec cette proposition d’emploi, c’est que je suis si effrayé à l’idée de devenir enseignant, même pour une période de quatre mois, que j’espère au fond de moi que lors de l’entretien, le directeur s’avisera que je ne fais pas l’affaire. Loin de moi l’idée d’accentuer mes défauts, de jouer la comédie comme on le ferait pour un conseil de révision : je compte simplement, comme je l’ai déjà dit, pointer le fait que je n’ai aucune véritable expérience dans ce domaine, et que dispenser un cours à une classe, et a fortiori à plusieurs, sera une première pour moi. À mon interlocuteur de juger s’il peut prendre le risque de m’engager ou pas. Et j’ai tellement peur que j’aimerais mieux qu’il ne m’engage pas… Mais s’il n’a personne d’autre sous la main, il n’aura peut-être pas le choix !
 
Je suis incurable : n’importe qui, dans ma situation, se réjouirait de recevoir une offre d’emploi après trois mois de chômage seulement, et sans avoir fourni beaucoup d’efforts dans ses recherches ! Moi, je suis fauché comme les blés, on me propose un job, et j’ai envie de creuser un trou dans le sol et de m’y enfouir…
 
J’essaie de me changer les idées en ville, devant un café au Parvis, mais ce n’est pas concluant. Il y a quelque chose qui m’oppresse, et ça ne vient pas du climat. Quelques filles exhibent leurs jambes sous des collants couleur chair, et plus tard, vers le Carrefour Market, j’en verrai une avec une jupe noire des plus courtes – à croire qu’elle n’a rien à cacher – et c’est toujours agréable à regarder, mais je ne peux pas me détendre. Rien à faire.
 
Pourtant, ce serait merveilleux d’annoncer à tout le monde, à mes parents, à mes anciens collègues, aux copains, que j’ai un nouveau job ! Mais c’est la réalité du truc, moi devant des élèves, étudiant un texte avec eux, corrigeant leurs exercices, que je n’arrive pas à concevoir
 
Revoir L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford ne suffit pas non plus à me distraire de cette angoisse, pas plus qu’achever la lecture du livre très intéressant de Jean-Marie Bouissou sur le manga (qui me donne surtout envie d’en lire jusqu’à plus soif, et pourtant ce ne sont pas les mangas qui m’aideront à préparer des cours pour mes futurs élèves…).
 
 
Dimanche 3 mars.
 
Demain, je dois donc rappeler la Direction de l’enseignement catholique pour en savoir plus sur l’emploi proposé. Eux-mêmes, d’ailleurs, n’auront peut-être pas beaucoup plus d’informations, et me renverront simplement à l’établissement concerné. Enfin, je serai fixé. Ce sera « à suivre » ou « fin ». Mais si c’est « à suivre », je n’en ai pas fini avec les angoisses… Il est idiot de souhaiter que cet entretien se passe mal, vu l’état de mes finances d’une part, et puisque d’autre part, il faudra bien tôt ou tard que je retrouve du travail. Alors, je suis certainement idiot, mais je sais qu’au fond, voir ce job me passer sous le nez serait presque un soulagement.
 
Depuis que j’ai quitté le lycée, j’ai perdu le contact avec beaucoup de gens. Mes collègues, bien sûr, mais aussi mes amis. Il y a longtemps que je ne me montre plus aux soirées, et avec le peu d’argent que me donne le chômage, je ne risque pas d’augmenter mes sorties. Le sentiment de ma solitude profonde m’étreint, et je ne suis pas loin de verser des larmes sur ma petite personne. C’est cette solitude, aussi, qu’un nouvel emploi pourrait rompre. J’ai désespérément besoin de revenir au monde…
 
 
Lundi 4 mars.
 
Mais il fallait le dire, que c’était un poste de professeur-documentaliste qu’on me proposait ! Étonnant à quel point je peux me sentir rassuré, d’un coup, et enthousiaste à l’idée de passer mon entretien avec succès, moi qui, avant de rappeler la direction de l’Enseignement catholique, avais encore de la fuite dans les idées ! Après avoir eu ces précisions, je téléphone donc au directeur de l’ensemble scolaire, qui me propose un entretien demain à 14 h 00. Oui, cette fois, j’aimerais vraiment être embauché. Pourtant, je n’ai pas plus d’expérience dans ce domaine que je n’en ai en tant que professeur de français, mais il me semble que je serais plus à l’aise dans ce rôle – et puis, cela me ferait une expérience réelle à mettre en valeur si je repasse le CAPES l’année prochaine…
 
Comme tout peut changer en vingt-quatre heures : maintenant, j’ai hâte de passer cet entretien, et la seule crainte que j’ai, c’est que ma candidature ne soit pas retenue. Toute cette semaine, je compte me lever à huit heures dernier délai, afin de ne pas me sentir trop déphasé si lundi prochain je devais me lever encore plus tôt. J’ai aussi prévu de passer chez le coiffeur et de racheter des pantalons – I’m back !
 
Mardi 5 mars.
 
Je viens seulement de toucher mon chômage. Comme je craignais qu’aujourd’hui encore, cet argent ne me soit pas versé, j’ai dû demander à ma mère un peu d’argent afin de prendre le car pour Mayenne. Je pars du centre-ville à 12 h 50 et descends une demi-heure plus tard à La Motte, à l’entrée de Mayenne, ne sachant pas s’il existe un arrêt plus proche de l’établissement. Il me faut encore marcher un bon moment pour atteindre l’ensemble scolaire, mais je suis en avance malgré tout, alors je tourne un peu dans les environs à la recherche d’un autre arrêt de car, mais je n’en trouve pas. Il semble donc bien que j’aurai un peu de marche à pied à faire chaque jour – ce qui finalement ne changera pas beaucoup mes habitudes.
 
L’établissement est évidemment en période de vacances scolaires, je dois donc sonner à l’entrée pour que la femme de l’accueil, assez jeune et souriante, m’ouvre et m’accompagne à l’étage où elle prévient le directeur de mon arrivée.
 
L’entretien se déroule parfaitement, c’est du moins l’impression que j’en ai eu, et plus les choses ont l’air de se confirmer, plus j’éprouve vraiment le désir de travailler ici dès lundi. Seulement, il y a un problème : l’arrêt de travail de la personne que je suis censé remplacer n’a toujours pas été établi, et dans ces conditions il est impossible au directeur d’engager qui que ce soit. Mon manque d’expérience réelle dans la fonction de professeur-documentaliste joue contre moi, mais il est intéressé par mes activités littéraires et artistiques, qui pourraient s’avérer utiles pour monter un projet avec les élèves. Je le quitte satisfait, mais un peu déçu aussi de devoir attendre encore avant d’avoir la certitude d’être embauché – ou celle de ne pas l’être.
 
Il est 14 h 20 quand je quitte l’établissement et, vacances scolaires obligent, le prochain car pour Laval ne part qu’à 16 h 58. J’ai donc une après-midi entière à passer à Mayenne, et je regrette immédiatement de ne pas avoir emporté mon appareil photo, puisqu’il y a une jolie lumière et que je ne suis pas sûr, finalement, d’avoir l’occasion d’y retourner prochainement… Je passe l’après-midi à tourner en rond dans Mayenne, jusqu’à en éprouver une vive douleur aux jambes, et je suis à l’affût des souvenirs que cette ville réveille en moi. Il y a peut-être un futur texte qui naît, là…
 
La ville de Mayenne est liée dans mes souvenirs aux années 98-99, l’époque où Matthieu passait son BTS au lycée Lavoisier, et aux copains de cette époque : Cyril, qui habitait l’immeuble qui fait face à la Girouette, la sculpture du rond-point de l’Europe, devant laquelle je passe évidemment, et les triplés rennais Loïc, Antoine et Méline. Bien sûr, il y a la longue rue du 130e R.I., qui n’en finit pas de monter, et l’appartement qu’y occupait Matthieu, juste au-dessus du Ray Vaughan, le pub irlandais. Il y a aussi des souvenirs qui se rattachent plus précisément à la période Trompe la Mort, notamment cette place où nous aurions dû jouer lors d’une fête de la musique – en 2001, me semble-t-il – et où personne ne nous a laissés nous installer. Je me souviens d’avoir fait du mauvais esprit toute la soirée, et de mon compte-rendu plein de sarcasmes dans le fanzine Sinistre farce. Il y a aussi la place où se tenait l’été le festival des « Quatre jeudis » (existe-t-il encore ?), à l’occasion duquel nous avions assisté à un concert de Dick Rivers… Le Grand-Hôtel, que je vois dressé au-dessus de la rivière, m’évoque un autre souvenir, littéraire celui-là : c’est ici que Blondin a écrit L’humeur vagabonde.
 
Lorsque j’étais enfant, la ville de Mayenne se résumait dans mon esprit à son hôpital psychiatrique. À l’époque, pour se moquer de l’imbécillité d’un camarade, on disait facilement « T’es bon pour Mayenne ! », comme un Parisien dirait « T’es bon pour Sainte-Anne ! » Mon père a lui-même fait un séjour dans cet hôpital, pour une dépression, un peu avant le divorce de mes parents (en 1989, donc, ceux-ci ayant divorcé l’année suivante) et lorsque j’avais vu le téléfilm de Jean Schmidt Marche, crève ou rêve, en 1993, je me souviens d’avoir été frappé par une scène qui y a été tournée, et surpris de reconnaître aussi parfaitement les lieux. Aujourd’hui, Laval aussi à son hôpital psychiatrique, mais ce n’est pas la raison pour laquelle le nom de la ville de Mayenne ne m’évoque plus son centre médical. C’est qu’enfant, lorsque j’allais rendre visite à mon père, je ne connaissais que la périphérie de la ville, réduite à cet asile. Depuis, j’ai connu la ville en son centre, et tous mes souvenirs se sont regroupés sur ces années d’amitiés post-adolescentes.
 
Enfin, après avoir longuement marché dans mes souvenirs, je prends un café dans une brasserie, où je repose mes jambes fourbues une bonne demi-heure avant de repartir en direction de l’arrêt de car. J’ai de l’avance sur l’horaire mais ce n’est pas grave, je lis Les Détectives sauvages de Roberto Bolaño devant le lycée Lavoisier en attendant.
           
 
Mercredi 6 mars.
 
Cette semaine, je vais peut-être enfin réussir à me lever de bonne heure tous les jours ! Ce matin, j’ai rendez-vous chez le coiffeur, et je quitte son salon avec les cheveux courts, enfin, et moitié moins de barbe qu’avant. Je me plairais presque, avec cette nouvelle tête. Étrange que l’après-midi, en ville, les filles ne succombent pas toutes à mon charme – à croire qu’une épidémie de myopie a frappé toutes les Lavalloises…
 
Tandis que je me faisais amputer d’une partie de ma chevelure légendaire, la radio de mon coiffeur diffusait une émission dont l’invité était Guillaume Canet. Celui-ci, si j’ai bien suivi l’entretien, est parti aux Etats-Unis travailler à un nouveau film qui sera produit par James Gray. L’association du génial réalisateur de La Nuit nous appartient avec celui des médiocres Petits mouchoirs m’épouvante d’emblée. Et ce qui achève de me désespérer, c’est d’entendre Canet expliquer que, oui, bien sûr, travailler avec les Américains, c’est complètement différent, qu’à Hollywood il n’y a pas de sentiments, que les tournages, en France, se font d’une manière beaucoup plus humaine… C’est sans doute vrai, mais entendre Guillaume Canet donner des leçons d’humanité à James Gray, ça me crispe.
 
 
Jeudi 7 mars.
 
Mais c’est la semaine des offres d’emploi ou quoi ? Je reçois ce matin un message du directeur d’un collège privé de Laval, qui voudrait me proposer un job. Je le rappelle en début d’après-midi pour en savoir plus : il s’agirait d’un emploi… de professeur de français. Rebelote : n’étant pas sûr d’être pris à Mayenne, je ne suis pas vraiment en mesure de refuser cette proposition, mais elle ne m’enchante pas. J’explique tout de même à mon interlocuteur que j’ai reçu une autre proposition et que j’attends toujours la décision du directeur, et il me répond qu’il va l’appeler pour en savoir plus et me recontacter ensuite.
 
J’attends donc qu’il me rappelle, mais au bout d’une heure je décide d’aller en ville, prêt à dégainer mon téléphone portable dès que celui-ci se mettra à sonner (pour l’occasion, je ne l’ai pas mis sur vibreur comme j’en ai l’habitude). Je croise Gérald en ville, qui est surpris de me voir avec ma nouvelle coupe de cheveux, et je lui raconte ces propositions d’emploi en rafales. Je fais un tour à Chapitre, mais j’ai peur que le directeur m’appelle pendant que je m’y trouve. Je m’installe au Parvis avec Les Détectives sauvages et mon portable, mutique, sur la table. Je m’en vais quand une énorme bande de jeunes se regroupe dans le hall de la Médiapole – ils sont au moins une vingtaine, l’endroit devient une ruche, et mon téléphone bourdonne pendant que je paie mon café. Finalement, le directeur de Laval a bien contacté son collègue de Mayenne, qui attend toujours l’arrêt maladie de son employé, et il a décidé de me laisser prendre ce poste de professeur-documentaliste, qui correspond mieux à mon « profil », étant donné que lui-même a d’autres candidats sous la main. Oui, mais peut-être que le directeur de Mayenne ne me choisira pas, finalement ? Enfin, je suis soulagé tout de même d’échapper à ce poste de prof de français… Reste à espérer que si le directeur de Laval a renoncé à me rencontrer, c’est que celui de Mayenne lui a laissé entendre que dès qu’il serait en mesure de proposer un contrat, ce serait à moi qu’il ferait appel… On peut toujours rêver !
 
           
Vendredi 8 mars.
 
Ce week-end parisien commence bien… Parce que j’ai un peu trop traîné avant de sortir de chez moi ce matin, je vois mon train partir au moment où j’arrive à la gare. Je dois donc commencer par changer mon billet pour prendre le suivant, qui ne part que deux heures plus tard. Je n’ai aucune raison d’arriver tôt à Paris, si ce n’est de profiter pleinement de mon après-midi, mais le plus pénible, c’est que j’avais choisi le trajet le moins cher, et que ma nouvelle réservation me coûte 26 euros de plus.
 
Je rentre chez moi en attendant mon prochain train, et je lis le premier tome de L’Île des Téméraires. Il faudra qu’un jour j’écrive un texte sur le manga. Puis je marche une nouvelle fois jusqu’à la gare, et le trajet jusqu’à Paris se fait sous la pluie. Ce n’est pas ce sale temps qui va m’intimider : il y a si longtemps que je ne suis pas allé à Paris que je compte bien en profiter pleinement. Malheureusement, les Parisiennes, elles, n’ont pas mon courage, et sous les averses, elles ont une fâcheuse tendance à se couvrir. Moi qui espérais quelques coups de foudre, j’en serai pour mes frais.
 
Je retrouve l’hôtel Villa du Maine, rue Ledion, mais la chambre que l’on me propose, la 21, me déçoit profondément. Alors que la dernière fois, j’avais été séduit par les prestations de l’hôtel pour un prix raisonnable – 60 euros la nuit pour un deux étoiles à Paris, il n’y a pas de quoi se plaindre – je me retrouve aujourd’hui dans une chambre minuscule à la tapisserie rose, et sans endroit pour écrire confortablement. Il y a bien une tablette maigrelette, mais le minibar, vide, a été placé en dessous, de telle façon que je ne pourrai m’asseoir devant cette tablette pour écrire qu’après une amputation au niveau des genoux. Sachant que je risque d’avoir besoin de l’intégralité de mes jambes ce week-end pour flâner dans la ville, j’hésite.
 
Retour à Saint-Michel, où les passants se sont laissés pousser des parapluies au bout des bras. En quittant la station, j’ai tout de même fait un arrêt brusque devant une brune magnifique, aux yeux bleus comme des lacs de montagne, et à la poitrine généreuse, semble-t-il, bien qu’il soit difficile de s’en assurer sous les épaisseurs de vêtements. Elle était en grande conversation avec une amie, et j’aurais pu rester à l’admirer un bon moment si je n’avais craint de passer pour un débile profond… Je retrouve mes librairies habituelles, les Gibert du boulevard Saint-Michel d’abord, puis la FNAC des Halles. J’avais prévu de ne pas dépenser trop d’argent en livres et en DVD, mais bien sûr, c’est raté, et j’achète d’ailleurs surtout des mangas (les deux premiers tomes de la série Say hello to Black Jack du génial Syuho Sato), ainsi que la septième saison de la série Esprits criminels. J’apaise ma conscience en achetant essentiellement des livres d’occasion. En ce qui concerne les vrais livres « sans images », je prends Le Croquant indiscret d’Henri Calet et un petit livre sur la procrastination d’un philosophe américain, John Perry.
 
Pour la soirée vidéodrome consacrée à la paranoïa, nous jouons les paranos depuis des semaines, par mails, avec Pierre et tous ses invités : Jean-Rémi, Anne, Élise, Julien et son amie Vanessa. Premier vidéodrome sans Cécile et Jacques-Pierre, en ce qui me concerne (en version parano, ça donnerait : « Cécile n’est pas venue parce qu’elle savait que je serais là ! »). À l’interphone, pour me présenter, je dis : « C’est Rouâne Adzendzio, nouvellement reçu au concours de gardien de musée et nommé ces jours-ci au musée d’Orsay ! » Pour Pierre, je pense qu’il n’y a pas plus beau résumé de la paranoïa que cette image… Quand j’entre dans l’appartement de Pierre, Anne et les autres disent des trucs du genre : « Ah mince, il est venu… Pierre, tu ne lui avais pas dit que c’était demain, la soirée ? » Ambiance qui déteste qui, et qui est le plus persuadé que les autres conspirent dans son dos. On joue à se faire peur entre le saucisson sec et les pistaches, en commandant des plats japonais, et enfin, en lançant sur le lecteur DVD les premiers extraits choisis. Là, il s’agit de faire admettre aux autres qu’ils n’ont rien compris au thème de la soirée et qu’ils sont hors sujet.
 
Pierre ouvre le bal avec Le Procès, d’Orson Welles (1962). Après une introduction sur la Loi implacable, Joseph K (Anthony Perkins) se réveille dans sa chambre entouré de policiers. Plafond oppressant, la chambre est une boîte où les personnages occupent toute la place, Joseph K sait qu’il est accusé, il ne lui reste plus qu’à comprendre pourquoi – mais jamais il ne posera les bonnes questions. « Hors sujet ! dit Anne. C’est un vidéodrome sur la paranoïa, pas sur la loi ! »
 
J’enchaîne avec Psychose, d’Alfred Hitchcock (1960). Janet Leigh ayant dérobé de l’argent, rongée par la culpabilité, se croit observée et suivie. Quand un policier lui demande ses papiers, elle s’empresse d’agir en dépit du bon sens, comme une coupable. Vivement qu’elle se trouve un motel, qu’elle prenne une bonne douche et qu’elle soit enfin tranquille…
 
Hitchcock revient avec Jean-Rémi et Fenêtre sur cour (1954). James Stewart observe ses voisins, et les déplacements de l’un d’entre eux déclenchent dans son esprit un raisonnement qui finit par aboutir à un soupçon tenace : et s’il avait tué sa femme ?
 
Les plats japonais arrivent à ce moment-là, et un débat est lancé entre Pierre et Jean-Rémi, le premier considérant qu’il n’y a pas à proprement parler de paranoïa dans Fenêtre sur cour, puisque les soupçons de James Stewart s’avèreront fondés, et surtout qu’on est parano pour soi, pas pour les autres. Croire que votre voisin veut votre mort, c’est peut-être de la paranoïa, mais croire qu’il a tué sa femme, ce n’en est pas.
 
Pendant la pause repas, les discussions en viennent à nos propres paranos, Pierre raconte sa rencontre récente avec une nymphomane alcoolique cinglée, Julien nous parle de ses angoisses (il serait du genre à faire des réserves en cas de catastrophe mondiale), et Anne raconte une promenade en amoureux qui a tourné au grotesque à Enghien-les-Bains (hors sujet !).
 
Réouverture du conflit avec Anne, qui nous propose A history of violence, de Cronenberg (2005). Course poursuite de Viggo Mortensen pour secourir sa famille qui n’est menacée d’aucun danger… pour l’instant. Et le fils hérite de la paranoïa du père.
 
Julien a de quoi être parano, lui : le lecteur DVD refuse les disques gravés qu’il lui propose. Heureusement, Pierre possède son extrait : Les Affranchis, de Martin Scorsese (1990). Jamais on n’a parcouru dix mètres aussi lentement que le fait Lorraine Bracco pour aller chercher des robes volées… Crainte d’on ne sait quoi, qui sait de quoi les gangsters sont capables ? Finalement, mourir pour des fringues, ça ne vaut pas le coup…
 
Scorsese revient grâce à Anne et à Shutter Island (2010). Leonardo DiCaprio en U.S. Marshal persuadé d’un complot contre les patients d’un hôpital psychiatrique, qui découvre qu’il y est lui-même interné depuis deux ans pour de graves troubles mentaux et que les médecins ont décidé d’entrer dans son jeu. S’il ne guérit pas, c’est la lobotomie qui l’attend. S’il guérit, c’est une réalité atroce. Que choisir ?
 
Élise entre en scène avec Lost Highway, de David Lynch (1997). Générique terrifiant et génial, cette route nocturne aux bandes jaunes qui défile à tombeau ouvert. Bill Pullman fume, interphone angoissant, Dick Laurent is dead, rue vide, maison cossue, murs nus, Patricia Arquette en robe rouge, cassette vidéo. La peur comme à la maison.
 
Jean-Rémi enchaîne avec Lynch, de nouveau, et Mulholland Drive (2001). Ou comment, autour d’un expresso, un cinéaste apprend que son film ne lui appartient plus. Parano, complot et voyeur paraplégique. This is the girl.
 
Vanessa débarque avec Répulsion, de Roman Polanski (1962). Catherine Deneuve en angoissée pathologique : insomnies, souffle court et murs tripoteurs.
 
En France, l’insomnie se soigne au Lexomil. Je propose La Moustache, d’Emmanuel Carrère (2005). Vincent Lindon a rasé sa moustache, sa femme Emmanuelle Devos ne s’est aperçue de rien. À la recherche du poil perdu.
 
Pierre présente l’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, d’Elio Petri (1970), merveilleux film de parano-spaghetti. Le Procès à l’envers : le chef de la brigade criminelle a tué sa femme, il clame sa culpabilité à tout va, fournit les preuves les plus accablantes, mais il n’y a rien à faire : c’est l’innocent idéal.
 
Vanessa revient avec Meurtre mystérieux à Manhattan, de Woody Allen (1993). Une femme est morte de façon étrange, et la voilà qui réapparaît de façon tout aussi étrange dans un bus. Sa voisine, en tout cas, est persuadée qu’elle l’a vue. Son mari (Woody Allen), est persuadé qu’elle débloque.
 
La théorie du complot refait surface quand j’enchaîne avec Docteur Folamour, de Kubrick (1964), parce qu’il fallait bien un Kubrick ce soir… Sterling Hayden en général de l’armée américaine persuadé que les Rouges en veulent à ses précieux fluides corporels – ou ma vie sexuelle à l’heure de la menace soviétique.
 
Après le complot, l’invasion : Julien propose le sketch des Inconnus, Les Envahisseurs. Marcel Vincent les a vus, ces êtres étranges venus d’ailleurs en tajine, au majeur démesurément long. « J’ti jure, on va tous les niquer ! »
 
Puisque nous voilà partis dans l’humour, Pierre lance Y a-t-il un pilote dans l’avion ? de Jim Abrahams et des frères Zucker (1980). Parodie des films catastrophe, deux répliques suffisent à rendre le cliché de la paranoïa. Tout est calme, bien trop calme…
 
Jean-Rémi réplique avec Battle Royale, de Kinji Fukasaku (2001). Durant un jeu mortel sur une île du Pacifique, un groupe de filles s’entretuent après qu’une de leurs copines a été empoisonnée. Psychose, hémoglobine, mitrailleuses M4 et jupes plissées.
 
Je montre un exemple de société paranoïaque avec Brazil, de Terry Gilliam (1985). Ou comment un problème de clim peut faire de vous un ennemi du gouvernement. Clim et châtiment ?
 
Je croyais qu’on n’y aurait pas droit cette fois, mais si : Pierre ressort Harry Potter et les Reliques de la Mort, première partie (2010). Ron, aux prises avec l’horcruxe, affronte son pire cauchemar : Hermione dans les bras d’Harry Potter.
 
Jean-Rémi revient aux choses sérieuses avec Eve, de Mankiewicz (1950). Une actrice quadragénaire (Bette Davis) est peu à peu détrônée par sa doublure de vingt ans plus jeune (Anne Baxter). Mais c’est la peur, infondée, que cette gamine séduise son mari, plus que celle de se faire voler la vedette, qui empoisonne la star. Quand la paranoïa se trompe de menace.
 
Vanessa propose The Game, de David Fincher (1997). Ou comment bien pourrir la vie des gens en leur offrant des jeux incompréhensibles qui transforment leur existence en enfer. C’était ça ou une cravate.
 
Anne conclut la soirée avec un joyau du cinéma français : À la folie, pas du tout, de Laëtitia Colombani (2002), avec Samuel Le Bihan, Audrey Tautou et Isabelle Carré. Excusez du peu. Un médecin est harcelé par une érotomane qu’il n’a jamais vue, il soupçonne tout le monde. Jeu d’acteurs lamentable, suspense mou, sentimentalisme à pleurer de rire. Anne nous veut du mal, c’est sûr.
 
Il est plus d’une heure quand on met un terme à cette soirée. Difficile d’attraper le dernier métro… Élise et moi prenons le dernier de la ligne 8, les autres devront se débrouiller avec les taxis ou les vélibs. Je descends à Boucicaut et rejoins ensuite la rue Ledion à pieds.
 
 
Samedi 9 mars.
 
Je me lève à neuf heures et descends prendre le petit déjeuner. Je note ensuite quelques lignes sur mon journal, mais la femme de chambre étant déjà venue frapper deux fois à ma porte pour savoir si j’y étais encore ou si elle pouvait la nettoyer, je décide de m’en aller vers onze heures. En rejoignant la station Alésia sous le soleil qui ose enfin se montrer, je constate que la ligne 4 est fermée pour travaux sur sa portion Porte d’Orléans – Montparnasse. Je me dis vaguement qu’il faudra que je m’en souvienne ce soir à l’heure où je devrai partir à la gare, et tandis que je rejoins à pieds le boulevard Saint-Germain, je pense à autre chose. Pierre, avec qui je devais déjeuner, me téléphone pour me dire qu’il n’a pas grand-chose à me proposer et qu’il serait préférable qu’on se voie plus tard. Ça me convient parfaitement : le midi, j’ai l’habitude de manger léger. Un café gourmand au Relais-Odéon me suffira. Et tout en lisant Les Détectives sauvages, je pourrai regarder les filles qui montrent enfin leurs jambes, et dont les cheveux attirent tous les rayons du soleil. Je fais du lèche-vitrine.
 
Je suis chez Pierre vers deux heures. Je n’ai pas réfléchi à une manière originale de me présenter à l’interphone, et il refuse de m’ouvrir tant que je n’ai rien trouvé. Alors, bon, je me contente d’un : « C’est Rouâne Adzendzio nouvellement installé dans l’immeuble ». Ça ira pour cette fois. Nous voilà partis dans une de nos grandes discussions sur le cinéma, le dernier Brian de Palma, le dernier Paul Thomas Anderson, le prochain Terrence Malick, le prochain Dumont, sur Facebook dont Pierre fait l’apologie, et je suis bien d’accord avec lui. Ah ! Si nous avions eu Facebook à l’époque du lycée, nos adolescences auraient été complètement différentes ! J’avoue mes difficultés à écrire depuis quelque temps. À propos de mon texte sur l’inondation de Laval, qu’il a beaucoup aimé, Pierre me dit : « Tu devrais être à Laval ce que Bruno Deniel-Laurent est à Angers ! » Il me conseille de reprendre sur mon blog une sorte de journal d’où j’évacuerai l’intime pour ne parler que de mes lectures, mes films, mes promenades, mes disques – ce qui me permettrait de redonner à mes publications sur ce blog une régularité qui lui manque cruellement. Étrange qu’il m’en parle alors que j’y avais moi-même songé dernièrement – pas exactement en ces termes, mais depuis un moment je me dis qu’il me faut donner à mon journal un caractère un peu plus « littéraire », que je m’efforce à tirer de l’écrit de tout ce que je vois, ce que je lis, ce que j’écoute… Il me montre son nouveau PC qui fonctionne sous Windows 8, et me fait part de tous les problèmes auxquels il est confronté avec cette bécane. Je ne peux pas vraiment le conseiller sur ce plan-là, alors je lui raconte des anecdotes : le virus « gendarmerie » qui m’a occupé l’été dernier, ou cette histoire que m’avait raconté Guillaume H. : une cliente à qui il avait demandé de faire une « copie disquette » de ses fichiers lui avait tendu une photocopie de sa disquette… Il est toujours rassurant de trouver plus nul que soi.
 
J’accompagne Pierre qui doit aller acheter des cigares, puis des gourmandises diverses, et tout en faisant le tour de La Motte-Piquet, nous causons amour et sexualité. Vaste programme pour nous : c’est comme si Bouvard et Pécuchet parlaient de la conquête spatiale… On se quitte devant le magasin Nicolas, et je retourne encore une fois à Saint-Germain, où je compte tuer le temps qui me sépare du départ de mon train, à 18 h 38. À L’Écume des Pages, j’achète la revue Schnock et le livre de Milan Dargent, Le Tournant de la rigueur, dont Pierre m’a parlé. Je traîne à la librairie, et m’engouffre à 18 h 00 dans la station Saint-Michel, me trompe de quai et pars dans la direction Porte de Clignancourt, m’aperçois de mon erreur et descends à Cité… où il me faut cinq bonnes minutes pour comprendre qu’il n’y aura pas de métro pour Montparnasse, puisque la ligne 4 est coupée sur cette portion ! Et pourtant, le quai de la rame est plein de monde, à croire que personne n’a compris. Pas le temps de convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé : je remonte en courant, mon sac sur les épaules, sors de la station et commence à chercher un taxi. Quand je dis que je cours, il serait plus honnête de dire que je trottine – c’est à peu près tout ce dont je suis capable. Je trouve un taxi dans la rue Saint-André-des-Arts, il me dépose à la demie devant la gare, à 18 h 36 je suis sur le quai… mais l’embarquement des passagers est terminé. Train loupé à l’aller, train loupé au retour. La voilà, la parano : la SNCF et la RATP se seraient-elles liguées contre moi ? Bon, évidemment, c’est plus simple que ça : si je ne m’étais pas bêtement trompé de direction à Saint-Michel, je l’aurais eu, mon train…
 
Je suis évidemment en colère, mais je constate que le mécontentement a sur moi un effet curieux : plus je suis contrarié, plus j’éprouve le besoin de redoubler de courtoisie avec les gens que je croise : le chauffeur de taxi, l’employé de la SNCF auprès de qui je vais échanger mon billet après une bonne demi-heure d’attente dans la queue, la dame-pipi de la gare, le serveur de La Grande Assiette qui pose devant moi une Francfort-frites plus coûteuse que consistante… Alors qu’habituellement, je me contenterais d’un simple « bonjour », « au revoir », je m’efforce d’en rajouter : « Au revoir, monsieur, bonne fin de journée… » Je suis si vigilant à ne pas faire subir ma mauvaise humeur à ces gens qui n’y sont pour rien, que j’en deviens exquis. Et ceci, je le précise, sans affectation, sans fausseté – c’est de la politesse au premier degré ! Finalement, les gens qui m’entourent ont tout à gagner à ce que je sois de mauvais poil…
 
Le prochain train pour Laval part à 20 h 08, et j’arrive à destination un peu avant 22 heures. Pas de journal ce soir, rien du tout, laissez-moi tranquille.
 
 
Dimanche 10 mars.
 
Je me lève à midi et passe une journée de repos total, de lecture et de fainéantise. Je ne m’occupe même pas de mon journal de ce week-end.
 
 
Lundi 11 mars.
 
N’ayant toujours pas reçu de nouvelles, je téléphone à l’ensemble scolaire de Mayenne en milieu d’après-midi, mais la secrétaire que j’ai au bout du fil m’apprend que le directeur n’en sait toujours pas plus que la semaine dernière. Ça devient pénible, cette histoire, et je sens mon enthousiasme qui faiblit…
 
Il pleut toute la journée, je sors peu de temps, simplement pour faire quelques provisions. Je poursuis la lecture des Détectives sauvages, mais j’en suis toujours à me demander si ce livre me plaît, ou s’il m’ennuie. Et je crois bien qu’il m’ennuie de plus en plus…
 
 
Mardi 12 mars.
 
Ça y est, j’ai rechuté : je me suis levé à midi. La pluie a fait place à la neige. En plein mois de mars, il y a un petit côté punition divine assez sympathique. À Chapitre, je vois Sébastien, et nous nous lançons dans une grande conversation qui nous emmène jusqu’à une table du Parvis. Je lui raconte mes propositions d’emploi et l’attente où je suis toujours d’une réponse de Mayenne, lui qui est au chômage aussi attend son bilan de compétences. Je lui raconte mon week-end parisien, lui son dernier séjour à Paris, durant lequel il a écumé les salles de cinéma et les musées, notamment Orsay et l’exposition Hopper en nocturne. On parle du dernier film de Spielberg, Lincoln, il me conseille vivement Holy Motors, que je n’ai pas vu, et j’évoque mon projet d’utiliser mon blog pour y faire une sorte de journal littéraire.
 
Toujours pas de nouvelles de Mayenne. Je me sentais pourtant prêt pour ce boulot, et maintenant, plus le temps passe, moins j’y crois.
 
 
Mercredi 13 mars.
 
C’est donc l’archevêque de Buenos Aires, monseigneur Bergoglio, qui a été élu pape ce soir, sous le nom de François Ier. Jésuite et franciscain, donc : un vrai pape des pauvres. Pour moi qui ai dépensé sans vraiment compter lors de ce séjour à Paris – et qui ai dépensé  bien plus que je n’aurais eu à le faire si je n’avais pas raté mes trains – ça devrait être un peu rassurant de savoir qu’un pape veille sur moi…
 
 
Jeudi 14 mars.
           
Toujours dans Les détectives sauvages, dont la lecture continue de m’ennuyer. La première partie, sans me passionner, m’intéressait un peu, malgré tout : le journal de ce Juan García Madero, racontant sa rencontre avec les réal-viscéralistes et ses amours compliquées avait une certaine cohérence. Mais la deuxième partie est constituée de témoignages divers de personnes ayant côtoyé le groupe des réal-viscéralistes, et j’ai du mal à me repérer dans tous ces noms latino-américains. Le jeune Madero semble avoir disparu, plus personne n’en parle, et d’ailleurs je n’arrive plus vraiment à savoir de quoi il est question dans tous ces discours qui semblent ne pas avoir vraiment de lien les uns avec les autres. Je poursuis ma lecture, pourtant, malgré l’ennui qu’elle me procure, parce que je soupçonne que si j’ai autant de mal à suivre l’histoire, c’est à cause de ma paresse intellectuelle du moment. Roberto Bolaño a une telle réputation que son livre doit effectivement être bon – c’est moi qui ne suis pas à la hauteur, sans doute…
 
Voilà, nous sommes le 14 mars et je ne peux de nouveau plus retirer d’argent. Je ne sais vraiment pas comment je vais pouvoir me sortir de cette impasse. Et plus ces histoires d’argent m’angoissent, plus j’ai envie de m’acheter des livres ou d’autres produits culturels – un peu comme ces gens qui ont besoin de se jeter sur la bouffe pour se rassurer…
 
 
Vendredi 15 mars.
 
Je décide de rappeler une fois de plus Mayenne ce matin, en espérant cette fois une réponse définitive, que je soupçonne bien entendu négative, puisque l’établissement scolaire n’a pas jugé bon de me contacter toute cette semaine. Effectivement, je tombe sur une secrétaire qui m’explique qu’elle était justement en train de m’envoyer un courrier pour me dire qu’ils se passeraient de mes services. Pas de surprise, donc, mais cette nouvelle me ramène à mon désastre financier, et j’ignore de quelle façon je vais m’en sortir.
 
Le pire, dans cette histoire, c’est que ce n’est pas un emploi qui m’est passé sous le nez, mais deux, puisque le directeur du collège de Laval m’avait également contacté pour un poste de professeur, et qu’il a décidé d’aller voir ailleurs quand je lui ai expliqué que j’attendais une réponse de Mayenne.
 
 
Samedi 16 mars.
 
Les problèmes de finances entraînent la morosité ; la morosité entraîne l’oblomovisme – je me lève à deux heures de l’après-midi. Horizon bouché. Je stagne dans la lecture des Détectives sauvages, et je crois bien que je vais enfin me décider à l’abandonner. Étrange comme certains livres de 800 pages peuvent vous enthousiasmer au point qu’en ayant atteint la page 300, vous considérez avec gourmandise les cinq cents pages qu’il vous reste encore à dévorer (comme ça pouvait être le cas quand je lisais Les Nus et les morts, par exemple), et combien ces même cinq cents pages, dans un autre livre, peuvent vous sembler un calvaire sans fin. Le livre refermé, vous regardez l’emplacement du marque-page, et c’est terrifiant : il a l’air d’être resté bloqué au premier quart du livre, et le nombre de pages qui le suivent semble ne jamais diminuer. Parfois, j’ai presque l’impression de comprendre les gens qui n’aiment pas lire.
 
 
Dimanche 17 mars.
 
Humeur déplorable, lever tardif, Internet, jeux vidéo. Je comptais profiter de cette journée pour mettre en place mon Journal d’oisiveté (je crois que ce sera son nom) sur mon blog – mais je n’ai aucun élan pour rien.
 
 
Mardi 19 mars.

Ayant, de guerre lasse, renoncé à la lecture des Détectives sauvages (j’ai remis le livre à sa place dans ma bibliothèque, en me disant que je lui laissais une deuxième chance de me plaire, dans une période plus propice pour moi – ou pour lui), me voilà absorbé dans celle du petit livre de John Perry sur la procrastination. Un petit livre à l’allure un peu ridicule – couverture vert fluo – comme toutes ces méthodes censées nous aider à vivre : j’éduque mon enfant, j’apprends à parler à mon poisson rouge, je me réconcilie avec moi-même, etc.

Je ne suis pas certain que ce genre de lecture me soit très profitable – je suis même plutôt convaincu du contraire. Je parcours ces pages en y cherchant une justification à tous mes défauts, la satisfaction d’être enfin compris et pardonné. Mais oui, le personnage que décrit l’auteur, c’est tout moi ! D’ailleurs, le livre s’ouvre sur une phrase de Mark Twain : « Ne jamais remettre au lendemain ce que l’on pourrait faire le surlendemain. » Ce n’est pas ce que l’auteur de Tom Sawyer a écrit de meilleur, mais enfin c’est un signe : John Perry et moi sommes de connivence. Je peux prendre à mon compte tout ce qu’il examine par la suite, et me racheter ainsi à mes propres yeux. On connaît tous ce sentiment rassurant qui nous enveloppe à la découverte d’un mot qui définit à la perfection ce qui nous faisait honte jusque là. Ce terme de procrastination en est un bel exemple : qui n’a pas poussé un soupir de soulagement en l’entendant pour la première fois ? L’instant d’avant, on n’était qu’un vulgaire fainéant, une larve tout juste bonne à attendre que le temps passe, et soudain, d’un coup de baguette magique, nous voilà atteint de procrastination. Ce nouveau vêtement a l’air tellement plus riche, si savamment brodé, cousu si finement ! Nous voilà admis dans un nouveau club, nous qui nous sentions si seul et si incompris dans notre inaptitude à l’action… Pour cela, le livre de John Perry est remarquable : hier encore, je désespérais de voir s’étaler tout autour de moi des tas de papiers et de livres, sur mon bureau, ma table, mes chaises, et jusqu’à mon lit – aujourd’hui, j’ai compris que j’étais tout simplement « un organisateur horizontal dans un monde conçu pour les organisateurs verticaux. » Ça a quand même plus de classe que d’être simplement bordélique…


Mercredi 20 mars.

On dirait bien, pourtant, que la méthode John Perry fonctionne, puisque je me suis levé tôt ce matin et que je me suis immédiatement lancé dans la préparation de mon Journal d’oisiveté – c’est-à-dire la collecte et parfois la réécriture de certains passages de mon journal de février et de mars. Il me reste encore un peu de travail à faire là-dessus, mais si je ne reviens pas trop vite à ma somnolence, je devrais pouvoir publier dès la fin de cette semaine le mois de février sur mon blog. Il serait temps que je revienne un peu sur le devant de la scène (enfin, quand je dis « le devant », et quand je dis « la scène », j’exagère peut-être un peu l’importance de tout ça…).


Jeudi 21 mars.

            Les problèmes d’argent me font honte, vraiment honte, ce qui explique que lorsqu’ils surviennent, plutôt que d’aller voir ma banque ou mes créditeurs pour leur demander des délais, je me cache, je fais le mort, tout en sachant pourtant qu’il faudra bien que je me décide à les contacter. Je repousse toujours un peu plus le moment de prendre mon téléphone ou de me présenter à eux, et les choses empirent.


Vendredi 22 mars.

            C’est en regardant les chroniques de 3615 Usul sur YouTube, petits formats humoristiques plutôt intelligents consacrés aux jeux vidéo, que me vient l’idée de faire quelque chose de semblable, à l’écrit, sur la littérature. Bien sûr, il s’agirait de le faire à ma façon, mais ce qui m’a intéressé chez Usul, c’est cette idée d’aborder chaque semaine un thème différent, parfois clairement en rapport avec les jeux vidéo (les cinématiques, l’arcade, les phases de recherche, les développeurs…), parfois plus général (la violence, la virilité, le tennis, les chatons (!)…). Installé devant mon café au Parvis, je me suis mis à faire une liste préalable de thèmes que je pourrais ainsi illustrer, histoire de voir si ce projet est viable. Parce que si je me lance là dedans, il s’agira de faire une chronique hebdomadaire, que je publierais le jeudi. Pourquoi le jeudi ? Parce que c’est le jour de parution des suppléments littéraires des quotidiens (Le Monde, Libé, Le Figaro…). J’ai donc intérêt, avant même que la première de ces chroniques ne paraisse, jeudi prochain donc, d’en avoir rédigé une ou deux d’avance, afin d’être sûr que le premier essai ne sera pas aussi le dernier. Je me connais, avec mes enthousiasmes qui disparaissent aussi rapidement qu’ils sont venus…

            Mon blog, du coup, va se réanimer violemment, avec une fois par mois mon Journal d’oisiveté et, une fois par semaine, ma chronique. Ça fait au moins cinq textes d’assurés par mois, auxquels s’ajouteront ceux que je pourrais écrire par ailleurs (s’il y en a). Je me demande même si, pour plus de visibilité sur la Toile, je ne devrais pas créer un Tumblr qui serait exclusivement réservé à cette série hebdomadaire. Il faudra d’ailleurs que je lui trouve un nom. J’hésite encore entre Les jeudis littéraires et Jeudi, je lis. La sobriété du premier titre me plaît. L’autre a l’air d’un jeu de mots torché pour une émission littéraire de la Cinquième, avec Daniel Picouly et François Busnel… Mais d’ici jeudi, justement, je peux peut-être encore trouver autre chose…


Samedi 23 mars.

            Première véritable journée de printemps, et qui tombe au bon moment : un samedi. Rues pleines de gens, filles pleines de jambes. Je m’installe au Parvis pour lire Le Tournant de la rigueur, de Milan Dargent, roman rock, si ce genre existe, et aux références que je ne peux qu’approuver : Velvet Underground, Troggs, Jam, Undertones, Stooges, Alan Vega… Je me surprends tout de même à avoir une petite réaction de puriste outré quand l’auteur évoque « la guitare prête à éclater en mille morceaux de la pochette de London Calling ». Guitare ? Mais il s’agit d’une basse, celle de Paul Simonon ! Pur plaisir de rajouter mentalement de la référence à la référence…

            Le bar des Artistes organise un vide-dressing, avec DJ l’après-midi et chorale punk le soir. Je m’y rends vers cinq heures pour voir le set de Yoan, et c’est un peu comme si j’entrais dans une baignoire remplie de filles – sauf qu’il n’y a pas de baignoire. Moi qui n’ai pas eu la chance d’avoir de sœur, je suis tout vacillant à m’enfoncer dans cette atmosphère de féminité, entre les portants à roulettes, les cintres, les jupes, les vestes et les robes. Je me joins au petit groupe qui joue au Scrabble au fond du bar, et dont Charles représente le seul spécimen doté d’une prostate, pacha alangui au milieu d’un harem en quête d’un mot compte triple. Évidemment, je ne participerai pas à cette partie de Scrabble, parce que je crois bien que je préférerais affronter Godzilla avec en guise d’arme un cure-dent plutôt que de jouer à ce jeu. Alors que Yoan passe sa musique, je discute avec lui, notamment des Reflets du cinéma. Je ne suis allé voir aucun des films programmés, évidemment, puisque je n’ai pas un sou. Il me conseille, pour l’année prochaine, de proposer des articles au petit magazine publié à l’occasion du festival, ce qui permet d’avoir accès à toute la programmation gratuitement.

           
Dimanche 24 mars.
           
J’ai mis en ligne le mois de février de mon Journal d’oisiveté cette nuit, et à mon réveil ce matin j’ai pu apprécier sur Facebook les premiers commentaires des anciens lecteurs de mon journal, ravis de me voir de retour. Pourtant, j’ai râlé contre les nouveaux outils de conception de Blogger. À force de ne plus publier qu’une fois tous les trois mois, j’ai l’impression que ces outils changent tout le temps. Et pour corser le jeu, la page de création du texte n’a rien à voir avec l’aperçu du même texte tel qu’il apparaîtra sur le blog. Comme sur ce blog, je ne peux pas créer d’alinéas, j’avais l’intention d’insérer une ligne de séparation entre chaque paragraphe, ce que j’ai fait. Or, cette ligne a disparu sur le blog, où le texte apparaît comme un bloc compact, difficile à lire. Mes lecteurs ont d’autant plus de mérite à avoir eu le courage de venir à bout de ce long billet…


Lundi 25 mars.
           
Dès le matin devant mon écran pour pondre un nouveau texte, le premier de cette chronique hebdomadaire qui devrait finalement s’appeler La Bibliothèque de Jupiter – le jeudi étant le jour de Jupiter, Jovis dies. J’avais hésité entre ce titre déjà un peu pompeux et un autre, Errances jovidiennes, qui pour le coup aurait été vraiment hermétique. Cette chronique initiale est consacrée à la première phrase des livres. Il faut bien commencer par le commencement. Plaisir d’écrire un texte qui « vient » bien, de voir les phrases couler sans difficulté, et satisfaction, dès midi, d’avoir déjà tiré un beau profit de la journée.

            J’ai un peu amélioré la mise en page de mon Journal d’oisiveté. Contrairement à ce que je pensais, sur Blogger, il est encore plus simple, pour obtenir un texte lisible, de se contenter d’un copier-coller de la page Word, plutôt que de batailler avec des interlignes et des tailles de police qui ne correspondront pas, une fois le billet publié, à ce qu’on avait voulu faire. C’est bon à savoir.


Mardi 26 mars.

            J’écris ce matin un deuxième texte pour la Bibliothèque de Jupiter, afin de prendre un peu d’avance pour les prochaines semaines. Connaissant ma faible volonté, je pense qu’il est judicieux d’avoir toujours un ou deux textes d’avance.
           
J’achève la lecture du court roman de Milan Dargent, histoire d’un groupe punk lyonnais en 1983, au moment où la fin des illusions du rock fusionne avec la fin de celles de la gauche socialiste. Roman plein d’humour sur ce groupe de losers, qui montre à quel point le rock est affaire de mythologie. Une mythologie aussi enthousiasmante que stérilisante. Il y a les grandes figures qu’on voudrait égaler, Bowie, Lou Reed, Iggy Pop, les Stones ; et les orgueils mal placés qui font entre autres refuser une première partie de Supertramp parce qu’on ne va quand même pas se compromettre avec ce groupe de variétés. Et puis il y a la culotte de Debbie Harry, qui restera mon passage préféré du bouquin, allez savoir pourquoi…

Cette épopée rock, sous la plume de Milan Dargent, est teintée d’amertume. Rien à voir avec la joie que Bégaudeau mettait en avant dans Deux singes : la joie avant tout, avant la provocation, avant la rébellion – joie d’être dans un groupe de rock, de monter sur scène et de se croire indestructible, de se prendre pour le centre du monde l’espace d’un quart d’heure, d’une heure de concert… L’affirmation de ce plaisir pur est peut-être typiquement nineties. Les musicos des années 80 ont vu leurs illusions s’envoler avec la récupération massive du rock par la Fête de la Musique, MTV et les Live Aid. L’instant d’avant, ils toisaient encore leurs contemporains, ceux qui n’y connaissaient rien au rock, avec un air supérieur : « À la caisse, une grande blonde achetait le nouveau Bruce Springsteen, Born in the USA. Celle-là n’aurait pas besoin d’être initiée, mais rééduquée. Cette fille ne connaissait sûrement pas Monochrome Set. Ni les Associates. Ni Kevin Ayers. Ni Robert Wyatt. Les Troggs, on n’en parle même pas. » Puis leur génération étant devenue officiellement celle du rock, un rock subventionné, bien nourri, un rock aux joues rouges, solidaire, caritatif, ils se sont vus ringardisés d’un coup et, pire encore, dépouillés de leur bien le plus cher. « Des années de fanatisme à collectionner l’intégrale de David Bowie pour en arriver là, à cette version de Heroes du Live Aid, si peu héroïque. Heroes, une chanson on ne peut plus intime, une mélopée méditative qui ne doit pas quitter les quatre murs de votre chambre, livrée ainsi à la foule obéissante d’un stade embrigadé, ça la foutait mal. Heroes, votre chanson à vous, votre jardin secret, soudain transformée en un putain d’hymne. Heroes portait le déguisement de l’hymne et désormais ce déguisement était pris pour son identité réelle. Tout ce que le rock représentait pour Guillaume se dissolvait sous ses yeux, dans une pluie d’eau de rose et de collectivisme triomphant. »

Soirée nanard avec La montagne du dieu cannibale, de Sergio Martino (1978). Un film qui vaut surtout pour le corps nu d’Ursula Andress. Musique omniprésente dans les moments où il ne se passe rien, totalement absente durant les scènes d’action, qui ressemblent du coup à des disputes de sourds-muets. Les indigènes qui accompagnent les explorateurs occidentaux sont bien entendu soit lâches, soit un peu idiots, s’enfuient au moindre problème ou se font bouffer par les alligators (quels cons !), et les autres sont des sauvages cannibales qui feront payer cher aux européens avides de trésors d’avoir profané leur terre sacrée. Il y a aussi un nain, évidemment sadique, pour couronner le tout, et une héroïne (Ursula Undressed, donc) qui ne sait pas crier ‒ ce qui est un peu dommage pour un film d’horreur.

Non, vraiment, une bien belle expérience de cinéma.


Mercredi 27 mars.
           
Je me suis lancé dans la lecture du premier tome du Cycle des robots d’Isaac Asimov. Étrange comme après avoir été toute ma jeunesse réfractaire aux jeux vidéo et à la science-fiction, je me découvre aujourd’hui un tel intérêt pour la culture geek


Jeudi 28 mars.
           
Je publie aujourd’hui la première chronique de La Bibliothèque de Jupiter, à la fois sur mon blog général et sur un nouveau blog, créé spécialement pour cette rubrique sur Tumblr. Comme dirait Zuckerberg dans The Social Network : « Il faut se déployer. »
           

Vendredi 29 mars.
           
Quand on est au chômage, les journées se ressemblent toutes, et quand on n’a pas d’argent, c’est encore pire. Si seulement le printemps se décidait à venir, mon quotidien s’en verrait amélioré : nul besoin d’argent pour apprécier la lumière du jour et les jambes des femmes aux terrasses des cafés – ce plaisir-là est parfaitement gratuit. Mais non, même le ciel est en crise. En rentrant chez moi à l’heure de la fin des cours, je passe devant un collège et vois un ancien collègue qui surveille les élèves devant l’arrêt de bus. On se salue, et je me dis qu’il peut être fier de son job, de protéger les enfants et de les accompagner – ce que j’ai fait pendant six ans. Malgré tout, un beau métier. Me revoilà un homme sans situation.


Samedi 30 mars.

            Sans avoir jamais lu Isaac Asimov, je connaissais globalement son Cycle des robots, et notamment les trois lois de la robotique : « 1° Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger. 2° Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la Première Loi. 3° Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième Loi. » C’était à peu près tout ce que je savais. Le génie d’Asimov est de bâtir ses histoires de robots en partant de ces trois lois fondamentales, et d’imaginer les dysfonctionnements qui peuvent survenir chez certains robots lorsqu’ils se voient confrontés à des dilemmes qu’ils ne sauraient résoudre sans enfreindre l’une d’elles. On est à mille lieues des robots destructeurs de Metropolis ou de Terminator.

            Je n’ai jamais été très intéressé par la science-fiction pure, celle qui se déroule à des millions d’années-lumière de notre monde et au 37e siècle, par exemple – parce qu’elle me parle de choses qui me sont complètement étrangères. J’aime l’évocation de sociétés futuristes, comme celles d’Orwell ou d’Huxley, parce qu’il est possible d’en retrouver les origines dans notre histoire immédiatement contemporaine. De la même façon, lorsque Asimov parle de robots créés avant tout pour faciliter le travail des humains, je sais de quoi il parle. Ce genre de robots, d’ailleurs, existe réellement aujourd’hui. Mais s’il s’agit d’évoquer des batailles de planètes dans des galaxies lointaines, planètes gouvernées par des monstres plus ou moins anthropomorphes et dans un futur si lointain que plus rien ne semble nous rattacher à lui, ça me demande un tel effort d’imagination pour m’identifier aux personnages et comprendre leurs choix et leurs buts, que la plupart du temps, je n’éprouve pas l’envie de m’y intéresser. J’ai le même problème avec les mondes imaginaires de l’heroic fantasy. Pourtant, bien sûr, il est toujours possible d’y voir un écho des croisades religieuses ou des grandes explorations du quinzième siècle, ainsi que des récits mythologiques de l’Antiquité – mais les épées laser me laissent froid.

            Cela dit, maintenant que j’ai écrit ceci, et puisque je me sens de plus en plus geek en ce moment, je ne serais pas étonné de me plonger un jour (quand je me remettrai à acheter des livres) dans Fondation ou dans Le Seigneur des Anneaux, et d’y trouver un certain intérêt… Pur esprit de contradiction.

Dimanche 31 mars.

            Ce dimanche de Pâques où je me suis levé tard aurait pu être entièrement voué au néant si je n’avais pas redressé la barre en fin d’après-midi pour écrire un nouveau texte destiné à la Bibliothèque de Jupiter. L’honneur est sauf, et ce mois de mars aura décidément été celui de mon réveil après une longue période de sécheresse et de renoncement. Tremblez, bande d’humains, car je suis de retour !