mardi 31 juillet 2012

Le secret d’Indiana Jones ou 1’20’’ dans la peau d’un catogan (J.O. d'Athènes 2004)


Je ne sais pas si mes camarades se rendent bien compte de l’effort que j’ai fourni en les suivant à Athènes pour couvrir avec eux cette compétition sportive… Même Gérald a préféré nous laisser tomber pour aider le Pape à soigner des écrouelles (l’imposition des mains, c’est très compliqué quand on souffre de la maladie de Parkinson) ! Moi, j’ignore à peu près tout du sport et si ceux de combat sont à peu près les seuls qui trouvent grâce à mes yeux, môssieur Fayal, c’est avant tout parce que leurs règles sont un peu moins compliquées qu’ailleurs. Par exemple, Milàn vient de m’apprendre qu’au tennis, le but du jeu n’était pas de mettre la balle au fond du filet. Ils en savent, des choses, ces Hongrois… Je commence à comprendre pourquoi mes notes d’E.P.S. au lycée étaient si médiocres… Mais surtout, je viens d’apprendre qu’ACcRoc et Zukry (binôme que dorénavant j’appellerai ACkry pour plus de commodité) ne couvriront pas toute la compétition : j’ai en effet découvert dans le sac à main d’ACkry (qui était ouvert sur la table où se trouve mon ordinateur), entre quelques serviettes fort peu hygiéniques et un flacon de déodorant pour nous les hommes, deux billets d’avion ! Ces deux-là s’étaient bien gardés de me dire qu’ils comptaient s’éclipser au beau milieu des hostilités pour rejoindre le Portugal et y couler des jours paisibles, loin des médailles et des honneurs ! Ah, les lâches ! Et moi qui ai déjà mon billet de retour pour le 30 au matin, je vais donc me taper tout le boulot ! Ah, il a bon dos, le mulet ! Et c’est eux qui vont écrire mon journal intime, peut-être ?... Imaginez l’ambiance dans le bungalow ! Ajoutez la chaleur, l’odeur de pieds (bon, je reconnais que j’en ai deux aussi) et le fait qu’aucun de mes colocataires ne respecte mes heures de sommeil (6 h – 13 h 30, c’est quand même pas dur, putain), vous comprendrez que ma survie dans l’Attique est très incertaine, et mes résistances mentales très affaiblies. Le Péloponnèse doit être beaucoup plus calme, en comparaison. Même ACcRoc est perturbée, je le vois bien : elle porte des chaussettes de la même couleur.

Malgré mon triste état, j’ai accompagné Yanis au Centre Olympique pour y suivre les épreuves de gymnastique. Voilà encore un sport que je maîtrise peu, mais l’idée que j’étais autorisé à me rincer l’œil sur quelques cuisses de jeunes filles, que j’y étais même encouragé avec emphase puisque Stanislas devait récupérer de la terrible épreuve dite de « l’apéro » et ne pouvait donc se plier à cette tâche, oui, cette idée, je dois le dire, m’enchantait. La résonance des gymnases — ces églises où évoluent les Martyrs modernes, ceux qui ont livré leurs corps à la Sainte Sueur de la Compétition — m’a toujours profondément fait souffrir. Et Yanis, à côté de moi, hurlait dans mes pauvres tympans pour m’expliquer les barèmes de notation des juges alors que j’essayais de comprendre à quoi pouvait servir, dans la vie réelle, de savoir faire des galipettes sur une poutre. À moins d’être poursuivi par une tribu hostile et de devoir traverser un précipice sur un tronc d’arbre (avec une rivière en dessous, une jolie chute d’eau et une poignée d’alligators) tout en esquivant flèches, lances et autres tirs de sarbacane, franchement, je ne vois pas… Je me demande si Indiana Jones était doué en gym à l’école. Moi, très peu : c’est pour cette raison que j’ai toujours été un peu réticent à l’idée de faire du tourisme en Amazonie.

Enfin, toujours est-il que je n’ai pu réellement me concentrer que sur les épreuves d’enchaînement au sol. Je crois être tombé un peu amoureux de la Russe Elena Zamoldchikova qui, consciencieuse enfant, fixait obstinément la surface sur laquelle, dans quelques secondes, elle allait virevolter comme portée par l’aile d’un ange, en évitant mes regards enflammés sur son corps vibrant sous l’effort, afin de rester concentrée. J’ai maudit la sévérité des juges (bien que ne comprenant toujours rien aux notations), mes poings se sont crispés, Yanis ne m’avait jamais vu comme ça et j’ai profité de sa stupeur pour lui chiper quelques M & M’s. Svetlana Khorkina a suivi sa compatriote sur le praticable. Je n’aurais jamais pensé que des jambes aussi maigres étaient homologuées dans ce genre de discipline. J’ai eu peur à plusieurs reprises qu’elles ne se brisent d’un coup sec, comme une branche morte, crac ! Mais non. Qu’elles sont longues, ces jambes… elles n’en finiront donc jamais… J’ai dû m’endormir à un moment, ces jambes étaient vraiment trop longues, beaucoup plus que l’enchaînement de leur propriétaire, et je n’ai malheureusement aucun souvenir de la suite. Dans mon rêve, j’étais la queue de cheval de l’Américaine Carly Patterson et, après m’être balancé mollement au-dessus de sa nuque, je me suis mis à tournoyer dans les airs, incapable de différencier le sol du plafond, maman qu’est-ce qu’il m’arrive, le cœur au bord des lèvres et la cervelle à la cave, emporté par une série de saltos arrière, ne retrouvant un peu de stabilité que pour m’envoler dans l’autre sens, oh non v’là qu’ça recommence, pourvu que mon dernier repas reste bien arrimé à mon œsophage, pas de tout repos les gars la vie de catogan, c’est moi qui vous le dis, et quand j’ai rouvert les yeux, Yanis me racontait en hurlant à dix millimètres de mon appendice nasal la victoire des Roumaines : « Tu avais vu juste hier, Raphaël ! Tu avais vu juste ! » (C’est vrai qu’il est un peu lèche-cul, ce Yanis). Plein d’enthousiasme, il voulait m’imiter le double carpé final de la championne Catalina Ponor avant de s’écrouler en emportant deux ou trois juges dans sa chute. Bien fait pour ces rats.

lundi 30 juillet 2012

Mykonos en kimono (J.O. d'Athènes 2004)


J’avais dit aux copains : laissez-moi m’occuper du judo. Je n’ai évidemment aucune connaissance particulière dans cette discipline, je saurais à peine différencier un osoto gari d’un osso bucco, mais j’avais un calembour à placer en titre, avec « kimono ». D’ailleurs, Yanis était près de moi pour me venir en aide et, tout en dégustant son grec-frites avec ses doigts graisseux, il m’expliquait en quelques mots les différences (beaucoup plus importantes qu’on ne pourrait le croire) qui opposent le judo et le catch féminin. En judo, par exemple, il est permis de tirer sur les vêtements. C’est même recommandé.  Quand j’étais petit, j’ai dû faire un an et demi de viet-vo-dao. Ma mère tenait absolument à me trouver une activité sportive dans laquelle je m’épanouirais, et au Palindrome, le viet-vo-dao, c’était à peu près tout ce qu’il y avait avec le foot. Je vous parle de ça, c’était au début des années 80… Il ne m’est pas resté grand-chose de mon expérience, juste le fait de savoir compter jusqu’à dix en vietnamien. Ce qui ne me sert pas tous les jours. Mais moi aussi j’ai porté ce genre de pyjama (sauf que le mien était noir), et je n’aimais pas trop cette sensation d’être tout nu là-dessous. Il ne fait pas chaud, dans un gymnase, surtout quand on est aussi peu sportif que moi. Et puis j’avais toujours un peu de mal à nouer ma ceinture, et comme mes camarades s’agrippaient à mon haut de pyjama pour me faire tomber (alors qu’il aurait suffi de me le demander), je me retrouvais toujours plus ou moins à poil. Tout ça pour dire que j’étais un peu surpris de voir qu’ici, aucun téton ne surgissait d’une échancrure, aucun pantalon ne glissait sur les chevilles de sa propriétaire… On a bien raison de dire que les arts martiaux, c’est avant tout la maîtrise du corps. La Française Frédérique Jossinet, tout de même, avait un peu de mal à rester élégante face à la Japonaise Ryoko Tani. Mais elle avait eu la présence d’esprit d’enfiler un tee-shirt sous son kimono. On reconnaît les professionnels quand même… J’ai piqué quelques frites à Yanis, discrètement, pour ne pas heurter sa susceptibilité : je n’oublie pas qu’il a du sang belge. On ne s’attaque pas impunément aux Nippons sur un tatami, Frédérique.

dimanche 29 juillet 2012

Ma cérémonie d'ouverture (J.O. d'Athènes 2004)

[Certains d'entre vous se souviennent peut-être du blog Palindrome : terre de contrastes, qui fut un peu le nombril de la blogosphère dans les années 2003-2004. Durant l'été 2004, au moment des jeux olympiques d'Athènes, toute l'équipe du Palindrome s'était mobilisée pour faire la chronique des épreuves sportives qui auraient lieu pendant quinze jours. A l'occasion des jeux olympiques de Londres, par paresse de me coltiner à nouveau ce labeur, je me contenterai d'un flash-back. D'une flamme l'autre : retournons nous faire voir chez les Grecs !
En souvenir de la Dream team du Palindrome : ACcRoc, DJ Zukry, Stanislas, Gérald "Rodrigue" Fayal et bien sûr, l'inénarrable greco-belge Yanis de Beevoot !]



N’aimant pas la moussaka, et encore moins la foule, j’ai préféré rentrer au bungalow pour regarder la cérémonie tranquille. Déjà, ça a commencé beaucoup trop tôt. Je m’installais confortablement à vingt heures devant mon téléviseur pour prendre ma ration quotidienne de désinformation sur France 2, et voilà que nous étions déjà en Grèce, avec un écran bleu comme une rupture de faisceaux. « Vive l’amour ! Vive l’amour ! », disait Gérard Holtz devant un couple de patineurs artistiques censés représenter Eros. Quand on entend Gérard Holtz parler de l’Antiquité, on sait déjà qu’il s’agit de sport. « On remonte l’Histoire : nous étions en 2000 avant J.-C., nous voilà en l’an 1000. » Mais alors, mon petit Gégé, si c’est le cas, on ne la remonte pas, l’Histoire ! Non, non, je t’assure : on va dans le bon sens… Des guerriers aux torses nus et peints en blanc comme des statues de marbre viennent de passer : je vais me faire cuire une omelette. De quatre œufs.

J’ai encore laissé cuire trop longtemps mon entrecôte « cordon bleu » (on est célibataire ou on ne l’est pas), mais pour l’omelette ça devrait aller. Trop salée, peut-être. Il se passe des choses très, très intéressantes, parmi les plus pointues qui soient en matière de cérémonies d’ouvertures, mais je ne sais pas prendre de notes en mangeant. Vous ne saurez donc rien du petit « jeu des capitales » lancé par les deux commentateurs, mon petit Gégé demandant, à chaque fois que les représentants d’un pays entrent sur le stade de Maroussi, quelle est la capitale de ce pays, et son compère Jean-Paul Ollivier enchaînant en ajoutant quelques anecdotes faussement inintéressantes (je suppose) sur cette capitale.

J’ai mangé plutôt vite : j’ai fini mon assiette avant qu’arrive la Guinée-Bissau, suivie du Danemark. Moi aussi je vise une performance, ce soir : je dois informer mes lecteurs, au risque de manger trop vite et d’avoir une digestion difficile. Mais je dois aussi laver ma vaisselle. Je laisse mes plats sécher tous seuls, pas le temps de les essuyer, je dois suivre cette cérémonie pour vous livrer mes réactions à chaud. Je dois aussi sortir mes poubelles. Mon petit Gégé s’interroge sur la capitale du Kazakhstan. Plein de choses parmi les plus pointues qui soient, je ne vous ai pas menti. Je reviens juste à l’instant où le Tibet fait son entrée. Lui, pourtant, n’était pas descendu au local poubelle, sinon nous nous serions croisés. Sur TF1, au même moment, les Mogo et les Chapera s’inquiètent beaucoup de la réunification et surtout de la présence d’un certain Guillaume. Je ne donne pas cher de sa tête au prochain conseil. Cette cérémonie d’ouverture est vraiment passionnante.

Je passe sur Canal +, parce que les J.O., ce n’est pas seulement France Télévisions. Ce serait une erreur de le croire. Stéphane Bern salue l’apparition de la Corée. Ils ont l’air de rigoler beaucoup plus sur Canal. Canal + de potes ! Je n’ai pas envie de rigoler, il y a un temps pour tout : je zappe. Ah ! sur la 6, il y a Natacha Amal, médaille d’argent du décolleté (sauf là). Je ne comprends pas trop ce qu’elle dit, visiblement elle a des ennuis : elle se fait interroger par une blonde aux yeux bleus, du genre qui pourrait très facilement me faire tout avouer, d’autant que je suis très chatouilleux.

Retour sur la 2 : voici la Lettonie. Mais où donc est Stan ? Déjà la Biélorussie : les distances sont vraiment réduites, ce soir. Au premier rang, une magnifique brune au sourire inconcevable qui agite son petit drapeau m’évoque un peu Ornella Muti. Stan ! La Lituanie, nom de Dieu !... Petite pensée pour Bertrand Cantat, médaille de bronze de lutte gréco-romaine. C’est un peu monotone, cette suite de nations : on dirait qu’il y a de moins en moins de monde dans les délégations… Je ne vais jamais pouvoir tenir jusqu’à onze heures et demie. Ah ! Voilà la Mongolie… Elle aussi est venue se faire voir chez les Grecs. À Koh Lanta, les candidats sont debout sur des rondins de bois au beau milieu de l’eau. Ce n’est rien, comme épreuve, comparée à l’enjeu qui est le nôtre : tenir deux semaines devant Gérard Holtz, David Douillet ou Stéphane Bern. Les Polonais portent des chapeaux rouges. Voilà une information primordiale. Il y en aura d’autres du même acabit tout au long de ces prochains jours : le Palindrome est sur la brèche. Pas la peine de regarder les J.O. : nous nous occupons de tout.

Bon, j’abrège tout de même, évidemment, sinon la folie nous guetterait tous. Sur Koh Lanta, j’ai raté le conseil. Sur France 2, alors que défile la Grèce, mon petit Gégé parle d’un mystère autour du champion qui devait porter le flambeau et qui ne s’est pas présenté aux contrôles antidopages... Hum ! hum... Tout cela ne manque pas d’intérêt... Je ne sais pas si je parviendrai à retenir les noms des sportifs grecs, moi. Ça risque d’être un problème. Je demanderai à Yanis de me faire un petit pense-bête. Sur leur île, l’équipe réunifiée tire sur un élastique pour récupérer des morceaux de bois. Les jeux de plage m’ont toujours fatigué. « Regardez comme c’est beau, un monde qui croit au sport », déclare Gérard Holtz. J’écrase une larme sur le rebord de ma paupière. Ça me fait souvent ça quand je bâille.

22 h 25 : Björk entonne Oceania. J’ai rarement trouvé mon poste de télé aussi sexy. Bon, je ne vais même plus pouvoir dire de mal de cette soirée, alors ? Les salauds avaient bien préparé leur coup ! Ceci, tout de même : la chanson de Björk était cent fois plus courte que sa robe, ce qui est une faute de goût impardonnable. Ensuite, deux crétins viennent dire bonjour aux caméras depuis l’espace — comme s’il n’y avait pas mieux à faire dans l’espace… Gianna Angelopoulos-Baskialaki a de jolies jambes. Elle faisait son discours sur une plateforme, sous un olivier en carton : je me demande si les spectateurs qui se trouvaient dessous pouvaient voir sous sa robe. Sur la une, un type attrape un requin au lasso. Sur la deux, Jacques Rogge dit non au doping. Il faudrait que ça se termine vite, maintenant. Huit personnes trimballent un drapeau frappé des anneaux olympiques pendant une éternité : j’en ai mal aux pieds pour eux. Je ne sais pas pourquoi ils sont tous déguisés en marins pour regarder monter le drapeau, mais tout cela doit avoir un sens. On attendait une flamme olympique, mon petit Gégé et moi, et on voit arriver une vingtaine de gus pendus à des câbles et tenant de faux flambeaux en néon. J’allais crier à l’imposture, mais non, la voilà, la flamme, la vraie de vraie. Vu le peu de temps que chaque relayeur la tient en main, je ne m’étonne plus qu’il y en ait eu onze mille depuis Olympie ! La vasque ressemble à un suppositoire monumental. Le porteur de la flamme l’allume. Reste à savoir si elle fondra durant les jeux. Si c’est le cas, ça risque de puer l’eucalyptus pendant un moment. Nous vous en tiendrons informé.

jeudi 19 juillet 2012

Le poète du caillou

[A la manière des célèbres "portraits" du journal Libération, le magazine Zapoï a décidé de proposer à ses lecteurs des portraits définitifs d'artistes méconnus ou incompris. Aujourd'hui, pointons notre focale sur Henri Gendron, admirable sculpteur que nos amis d'Orléans connaissent peut-être, mais ce sont bien les seuls...]

Il ne paye pas de mine avec sa taille modeste, son sourire timide et son pantalon de velours côtelé abîmé par les ans. L’air du grand-père qu’on a tous connu, qui joue aux boules le dimanche, qui fait « chabrot » dans les repas de famille et qui se contente, pour toute lecture, de la page « obsèques » du journal local…

Pourtant, regardez-le plus attentivement. Oubliez les mains calleuses et les larges épaules du travailleur manuel, ou plutôt, considérez-les en y ajoutant la flamme étincelante qui anime ce beau regard bleu azur : vous y verrez l’âme d’un poète.

Né en 1925, Henri Gendron a fêté le mois dernier ses quatre-vingt-sept ans, en compagnie de ses cinq enfants, de ses douze petits-enfants et de ses trois arrière-petits-enfants. Grand-père, il l’est donc, et plusieurs fois. Travailleur manuel, il l’a été aussi, de l’âge de quatorze ans jusqu’à sa retraite, en 1985. « Riton », comme l’appellent tous ses amis, était conducteur de chantier des Ponts et Chaussées – ce qu’on appelait encore, lorsqu’il a commencé en 1939, un « cantonnier ». Un vrai travail de forçat, et qui laisse peu de loisirs. Pourtant, c’est sur les routes et les sentiers du Loiret, son pays natal, que le jeune homme, trop tôt retiré des bancs de l’école, sans doute, s’est éveillé à l’art et à la poésie. La route, n’est-ce pas l’endroit idéal pour voyager, même mentalement ? Il commença par remplir des cahiers d’écolier, de sa belle écriture appliquée, de poèmes certes maladroits, mais où pointait déjà une volonté d’exprimer des « choses du dedans », comme il le dit dans un sourire. Malheureusement, ces cahiers ont disparu pendant la guerre, quand notre « Riton » a dû quitter le domicile familial pour partir travailler en Allemagne, pour le compte du S.T.O.

Est-ce la condition, encore plus rude, du travail dans les camps allemands ? Le fait est qu’à son retour à Orléans, où il épouse en 1946 Colette Moulin, Henri Gendron n’écrit plus. Chaque soir, il rentre de son travail les poches pleines de gravier, au grand dam de sa femme. Et le peu de temps libre que lui laisse son travail, il le passe à coller minutieusement ces petits cailloux les uns aux autres. C’est ainsi qu’il représente en miniature la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans, puis une Jeanne d’Arc à cheval, pour son seul plaisir. Mais il fabrique aussi des jouets pour ses enfants : un palais de conte de fées à la petite Marie-Pierre, et au petit Pierre – que de pierres dans cette famille ! – un château-fort pour ses petits soldats.

Timide et peu sûr de lui, Henri Gendron garde d’abord ses petites créations pour lui. De son point de vue, d’ailleurs, il ne s’agit que d’un passe-temps ! D’autres aiment les puzzles, ou les maquettes de bateau… Ce n’est qu’au début des années cinquante que ses œuvres, qui s’accumulent petit à petit dans le grenier de sa maison de Marigny-les-Usages, commencent à interpeler les élus de la région. Il est temps de mettre en avant cet artiste local si discret !

« Le jour où on m’a proposé d’exposer mes petits machins dans le hall de l’hôtel de ville, j’ai cru à une blague ! », confesse « Riton », l’œil rieur. Ce n’en est pas une, mais les « petits machins » exposés, pourtant déjà impressionnants, ne rencontrent pas encore la gloire. À partir de ce jour, Henri Gendron gagne une réputation, certes : celle de la « curiosité » locale. « Il nous faisait marrer, à ramasser ses cailloux le long des chemins, nous dit François P., l’un de ses collègues. C’était comme le Petit Poucet, sauf que lui, il ramassait le gravier au lieu de le semer. On l’appelait le Grand Poucet, avec les copains ! »

La province est parfois bien cruelle avec ses enfants. Le « Grand Poucet » a continué à ramasser ses cailloux, inlassablement, et pas seulement le long des routes du Loiret. Ses œuvres témoignent aussi de ses différents voyages. Quand d’autres passent leurs congés payés à se baigner dans l’Atlantique ou en Méditerranée, lui poursuit son jeu de construction, et les « petits machins » se multiplient. Le viaduc de Morlaix (1954), le Mont Saint-Michel (1959), la Tour Saint-Jacques ou encore Notre-Dame (1967), les remparts de Carcassonne (1969) ne sont que quelques-unes des pièces qui viennent s’ajouter au monde imaginaire d’Henri Gendron. Car c’est bien cela, qu’on a sous les yeux, quand on contemple son œuvre : une sorte de cité miniature, imaginaire, composée d’éléments disparates piochés dans des villes au hasard. C’est la cathédrale de Saint-Pol-de-Léon qui côtoie le château de Chambord, le pont du Gard qui jouxte la Mosquée bleue d’Istanbul (parce qu’à partir des années 80, notre « Riton » a mis à profit sa retraite pour visiter d’autres contrées)… Ce poète du caillou, doux rêveur qui ne voyait dans ses créations qu’une façon de « s’amuser les doigts », selon ses propres termes, a longtemps dû se satisfaire de la condescendance polie de ses concitoyens. C’était un original, rien de plus. Lui-même, d’ailleurs, avec la modestie qui le caractérise, n’aurait jamais pensé que ses œuvres étaient dignes d’intérêt.

Il aura fallu toute la sagacité de Jean-Pierre Pernaud, et son regard aiguisé de professionnel, pour extraire enfin cet artiste méconnu de l’obscurité. Qui mieux que l’aimable présentateur du 13 heures de TF1, cet ami des humbles et des « vrais gens », aurait pu redonner à l’œuvre de « Riton », le « Grand Poucet », toute la lumière qu’elle méritait ? En effet, depuis son passage au journal télévisé au mois de mars dernier, la ville d’Orléans, qui avait oublié qu’elle cachait en son sein un homme si précieux, a organisé une nouvelle exposition des œuvres d’Henri Gendron, qui va devenir, à n’en pas douter, une véritable gloire locale. Qu’en pense l’intéressé ? « Ma foi, s’il y a des gens pour acheter mes petits machins, ça débarrassera le grenier… »

EN 8 DATES:
1925 Naissance à Marigny-les-Usages (Loiret).
1939 Apprenti cantonnier à Orléans (Loiret).
1943 Réquisitionné par le S.T.O. en Allemagne.
1945 De retour en France, reprend son emploi aux Ponts et Chaussées.
1946 Épouse Colette Moulin. Premières œuvres en gravier.
1953 Première exposition à Orléans.
2012 Enfin la reconnaissance tant méritée : passage au 13 heures de TF1, deuxième exposition à Orléans.

Zapoï n°2, juin 2012.

dimanche 1 juillet 2012

Bag of Bones [épisode 5]


Il était tout fier d’avoir vendu la mèche, le Steven. Comme un bon élève, il était allé voir le CPE du lycée pour lui dire qu’il jouait dans un groupe de rock. Coup de bol, ça tombait pile poil pour la fête de fin d’année. Cette fois, on ne se contenterait pas d’un goûter avec la chaîne laser qui gueule du Eminem ou du Orelsan : on aurait un vrai groupe amateur ! Je voyais bien le père Chassagne se frotter les mains dans la tête, limite ému de voir ses petits lycéens se lancer dans des projets personnels – et puis n’est-ce pas, ce sera un bon exemple pour les autres… D’ailleurs, entre le moment où Steven nous a vendus à Chassagne et le jour de la fête, il y a eu un type qui a proposé de faire le DJ, un qui jouerait de la gratte sèche et un autre qui voulait se ramener avec du matos de jonglage et des tenues de clown. C’était plus la fête du lycée, c’était carrément Woodstock. Woodstock version Zavatta.

Bon, faut reconnaître qu’on se la jouait tous un peu rockstars depuis qu’on réussissait à aligner deux mesures à peu près dans le tempo. Alors quand le CPE nous a proposé de jouer devant tout le monde, on s’est pas fait prier. Un peu, qu’on allait leur montrer, aux autres ! Et après, quand on a réfléchi à ce qu’on venait de dire, qu’on a compté les semaines qui nous séparaient de la date du concert et qu’on a VRAIMENT écouté ce qu’on faisait (en s’enregistrant sur un magnéto pourrave), on a gentiment commencé à flipper.

Dans la panique générale où on était, genre les femmes et les enfants d’abord, on n’arrivait plus vraiment à réfléchir. Heureusement que Noémie avait un peu plus de sang-froid, à croire que rien ne l’atteint : elle a tout organisé pour que l’accouchement se passe en douceur. Sur ses conseils, on a commencé à recenser les morceaux qu’on savait jouer sans trop se planter. C’était vite vu, y’en avait quatre ou cinq. De quoi tenir vingt minutes, ce qui était amplement suffisant pour une fête de fin d’année. Eh bien, à partir de maintenant et jusqu’au jour J, on n’allait plus répéter que ces morceaux-là.

Vu comme ça, ça paraissait si facile qu’on en était tout rassurés, d’un coup. Je l’aurais embrassée, Noémie ! (Remarquez, je l’aurais embrassée même sans ça). On s’est mis au boulot tout de suite, et en répétant nos cinq morceaux on avait l’impression d’être le meilleur groupe du monde en train de préparer une tournée mondiale. Je passais bien un quart d’heure à disposer mes fûts correctement, à évaluer la distance entre mes bras et les cymbales, à frotter mes peaux comme si j’allais en faire jaillir un génie. Complètement malade. Mais quand je voyais le temps que mettait Adrien à s’accorder et à s’échauffer les doigts, je me trouvais plutôt normal…

Tranzistor n°47, été 2012.