dimanche 29 janvier 2012

Bag of Bones [épisode 3]


Dans le genre groupe de rock, j’avoue, on ferait difficilement plus amateur que nous. Du coup, on avait décidé que pour notre première répèt’, on arriverait hyper pro. La consigne : on s’entraîne avant chacun de son côté sur le même morceau. Le lieu du crime, c’était dans le garage des parents à Florian. Le jour, un mercredi après-midi. Florian avait déjà installé la batterie de son oncle, qui était finalement moins pourrave que dans mes cauchemars. Adrien avait donc acheté sa gratte, une ESP noire, et un ampli Marshall à 150 euros. Pour débuter (sachant qu’il y connaît rien), il se disait que c’était bien. Steven était censé acheter une basse, mais il s’est pointé avec son synthé. Je commençais à me lancer dans la description d’une basse, pour qu’il sache faire la différence la prochaine fois, mais il a dit que pour l’instant, il ferait les parties de basse au synthé, que ça allait bien se passer et tout, et qu’il fallait pas que je m’inquiète. Ouais, bon. J’ai pas insisté : moi, tout ce que j’ai eu à acheter, c’est un micro et un pauvre ampli pour la voix…

De toute façon, on s’était dit que la première répèt’, ce serait le tour de chauffe, pour voir un peu de quoi on était capables. Noémie voulait venir nous encourager, personne n’était trop partant, sauf moi qui ai insisté. J’avais trop envie qu’elle vienne m’admirer ! Total, le jour J, j’avais les jambes en Nutella et les intestins en cavale. Surtout qu’entre-temps, Adrien avait commencé à bosser un peu la guitare de son côté, et Florian la batterie, alors que moi, gros malin, je m’étais dit que chanter, c’était pas sorcier : tout le monde sait le faire. Et quand on a essayé pitoyablement de s’accorder sur « Come As You Are », Florian était aux fraises et Adrien mettait à peu près trois heures pour passer d’un accord à l’autre (trop de doigts), mais en ce qui me concerne, c’était clair que j’étais chanteur comme Ribéry est danseuse étoile. Il y a des moments dans la vie où on est confronté à la dure réalité… Mais merde, pas devant Noémie, quoi !

Même si ça me fait mal aux seins, je dois reconnaître que c’est Steven qui s’en sortait le mieux, et qui a su redresser la barre. Vu que j’avais l’air d’avoir un peu plus le sens du rythme que Florian, il nous a proposé d’échanger nos places. J’étais un peu dég’ de me retrouver derrière la batterie, mon charisme en a pris un coup, mais bon, c’est vrai que mes boum-boum-paf étaient un peu plus calés que ceux de Florian. La cacophonie commençait à ressembler à quelque chose. Le plus dur pour mon ego, je crois, c’est quand Noémie a proposé de chanter avec Florian. Si de groupie elle devient chanteuse, comment je peux me la jouer rock star, moi ? J’ai bien tenté de faire remarquer qu’une gonzesse dans un groupe de rock, ça craignait complètement, mais Adrien m’a répondu Blondie, Pretenders, Joan Jett, Patti Smith et Superbus (non, pas Superbus), alors j’avais plus rien à dire. En plus, Noémie a une voix qui vous déchiquète l’âme façon dentelle et de ma place, pendant les concerts, je pourrai mater son cul à volonté. Faut voir le bon côté des choses…

Tranzistor, n°45, hiver 2011-2012.

jeudi 5 janvier 2012

Sur les traces de Tristan


« Tout homme a son livre dans le ventre. »

Tristan Corbière


Il fallait en vouloir, pour faire une biographie de l’auteur des Amours jaunes ! Plus insaisissable que Tristan Corbière, c’est difficile à trouver… Il faut se dépêtrer des légendes et des périodes de silence total, du manque de documents d’un côté, du trop-plein de rumeurs de l’autre, suivre des pistes qui n’aboutissent pas, contredire des affirmations recopiées avec obstination par tous les spécialistes du « poète contumace »… Sacrée gageure ! On ne peut qu’admirer le travail de Jean-Luc Steinmetz, qui a relevé le défi en livrant une biographie de cinq cents pages qui n’éclaircit pas toutes les zones d’ombre de la vie de Corbière – à l’impossible, nul n’est tenu – mais qui a le mérite de donner une idée assez précise de ce qu’a pu être l’existence de ce poète mort à trente ans, tout en réservant quelques surprises.

« Il ne naquit par aucun bout,

Fut toujours poussé vent-de-bout,

Et fut un arlequin-ragoût,

Mélange adultère de tout. »

Ah ! La découverte des Amours jaunes ! C’était à la fac, j’avais vingt ans, et une fois de plus, l’impression d’avoir rencontré un ami avec ce bonhomme au rire grinçant, posant à l’artiste bohème, maudissant ses amours ratées, se moquant de Lamartine, plantant un bonnet d’âne sur le crâne du Hugo d’« Oceano Nox », qui avait prétendu raconter la dure vie des marins dont il ne savait rien. Tristan, lui, connaissait les matelots ! Logique, pour le fils d’Édouard Corbière, ancien marin et ancien écrivain, considéré comme le père du roman maritime en France… Il connaissait la souffrance aussi, lui qu’une étrange maladie a frappé alors qu’il était encore lycéen, et dont il mourra prématurément… Sur ce sujet aussi, les biographes s’arrachent les cheveux. La tuberculose ? Mais le mal ne paraissait pas d’origine respiratoire – plutôt articulaire… Une forme d’arthrose ? Le fait est qu’il traînera sa souffrance par les rues de Morlaix, de Roscoff ou de Paris, tordu, maigre, le teint jaune, et qu’elle l’empêchera de trouver un travail et de naviguer au long cours. À peine sorti de l’école, Tristan Corbière reçoit donc, comme l’écrit Steinmetz, « un certificat d’inutilité à vie ».

Commence alors la partie la plus intéressante de la vie de Corbière, et celle pour laquelle nous manquons d’éléments : condamné à l’oisiveté, il va peu à peu se consacrer à l’art : le dessin d’un côté, la poésie de l’autre. Pensionnaire au collège de Saint-Brieuc, puis à Nantes chez des amis de la famille, il a laissé une abondante correspondance avec ses parents, que Jean-Luc Steinmetz a auscultée avec précision. Mais après cette période, il n’y a plus assez de documents directs. Le biographe doit avancer des hypothèses, étudier les témoignages antérieurs à la mort de Tristan, choisir de se fier ou non aux différentes « poses » de l’auteur dans son œuvre. Peut-on considérer les Amours jaunes comme une œuvre autobiographique, et jusqu’à quel point ?... Difficile de ne pas voir le « décourageux » poète dans toutes les pages de ce livre conçu comme un tombeau – cependant, le bonhomme est joueur, il en rajoute dans les grimaces : Ankou ou Arlequin, à qui se fier ?

Mais la grande surprise que réserve cette biographie à ceux qui se passionnent pour Corbière, c’est la découverte du mythique « Album Louis Noir », cahier d’une trentaine de pages mêlant à la fois poèmes, croquis et aquarelles, composé entre 1867 et 1869, et qui semblait perdu à jamais. Son dernier possesseur connu n’était autre que Jean Moulin ! Jean-Luc Steinmetz raconte comment il a pu remettre la main sur ce Graal en traversant la Manche, sur les traces de Tristan : le séjour en Angleterre est un classique des voyages initiatiques… Il sera donc bientôt possible d’avoir un aperçu de ce cahier qui devrait remettre au point certaines choses à propos de Corbière, et notamment le fait qu’il était autant peintre que poète, dans ses jeunes années tout au moins, et qu’il savait manier la caricature aussi aisément avec un fusain qu’avec un sonnet, même inversé (« Le Crapaud »).

Jean-Luc Steinmetz a réussi le pari de donner corps à cette « vie à-peu-près » du poète breton. Tous les mystères ne sont pas levés, et c’est sans doute ce qui rend la vie de Corbière aussi fascinante. On ne saura sans doute jamais avec certitude qui était la dédicataire des Amours jaunes, cette fameuse « Marcelle » que les spécialistes du poète identifient généralement comme la comédienne Armida « Herminie » Cucchiani… parce qu’il s’agit de la seule relation amoureuse à peu près confirmée de Corbière. On continuera de se poser des questions sur sa maladie. Mais le biographe a su écarter de nombreuses pistes trop douteuses, en confirmer beaucoup d’autres, et donner à Corbière sa vraie place parmi les artistes de son temps : celle d’un jeune poète de province, doué pour la caricature et le sarcasme, mais aussi pour décrire la cérémonie du Pardon à Sainte-Anne-de-La-Palud (l’un de ses plus beaux poèmes), pour évoquer la vie des pauvres et des marins – et qui, s’il avait vécu plus longtemps, aurait certainement rejoint la bohème parisienne qu’il ne connaissait qu’à travers l’œuvre d’Henry Murger. La bohème de Corbière sera « de chic » : une pose, une attitude. Mais ce « honteux monstre de livre », Les Amours jaunes, restera comme le ricanement amer de l’homme à qui la vie a joué une farce et qui préfère s’en moquer : « Je ris comme un mort » (« Le Naufrageur »).

TRISTAN CORBIÈRE, J.-L. Steinmetz, Fayard, 525 p., 30 €.

LES AMOURS JAUNES, Tristan Corbière, Poésie-Gallimard, 311 p., 7,90 €.

Le Magazine des Livres n° 33, décembre 2011/janvier 2012.