dimanche 30 janvier 2011

Les enfants de Franco


N'ont-ils pas l'air joyeux, ces gamins en short, mains dans le dos, cheveu ras, entourés de leurs instructeurs ?

Non, hein ?

C'était toujours surprenant, lorsqu'on ouvrait un numéro de Fluide glacial, de tomber après les débilités des Bidochon, les romans-photos potaches de Léandri, le Jean-Claude Tergal de Tronchet ou les élucubrations de Gotlib, sur une page signée Carlos Giménez. Tout y était, pourtant : la bande de gamins turbulents face aux méchants adultes, le dessin caricatural, yeux ronds énormes, dents proéminentes, oreilles largement décollées de chaque côté de la tête ronde comme les poignées d'un chaudron - il ne manquait plus que le gros nez pour parfaire le tableau.

Oui, mais voilà : les gamins de Giménez ne rigolent pas, ou très peu, et pas longtemps. Et en général, ils s'en mordent les doigts après. Ils se prennent des beignes dans la gueule, de vraies torgnoles qui font mal même au lecteur, ils suent de peur, ils chialent, ils ont des ecchymoses partout et le ventre vide. On n'est pas chez Boule et Bill, avec Carlos Giménez ! Plutôt chez Dickens. Un gag par page et du plaisir dans toute la maison, ce n'est pas à cette adresse - ici, on est seul dans le noir et on se pisse dessus, mais pas de rire : bienvenue à Paracuellos.

Et pourtant, de l'humour, il y en a, et coupé fin, dans ces six albums désormais réunis en un volume. Mais contrairement aux habitudes de Fluide glacial, chaque histoire de deux, trois ou quatre pages, n'est pas construite sur l'absurde ou dans le but de faire exploser le gag dans la dernière case : le rire arrive de temps à autres, par surprise, entre deux scènes cruelles ou émouvantes, comme une bénédiction : la joie furtive après les larmes...

"Je ne suis pas un homme frivole et encore moins un auteur frivole, écrit Carlos Giménez dans sa préface. Cette série peut être vue comme une bande dessinée divertissante, mais c'est, avant tout, une oeuvre réalisée de manière très sérieuse."

Paracuellos
raconte l'histoire des enfants placés dans les foyers de l'Assistance sociale espagnole sous Franco, dans le tournant des années 40 et 50. Carlos Giménez a passé lui-même huit ans de sa vie dans ces foyers, mais ce n'est pas seulement son histoire qu'il ressuscite dans Paracuellos : toutes les anecdotes, toutes les situations racontées dans ces planches ont bien été vécues, mais par de nombreux enfants venus partager leurs souvenirs avec l'auteur.

On s'y attache à ces mômes, à leurs souffrances, à leur solitude et à leurs éclats de rire volés entre deux brimades. Hormiga qui attend son père qui a promis de venir le chercher et ne vient pas ; Inocencio qui, à cause de sa jambe handicapée, fait toujours partie des derniers arrivés au moment du rassemblement et se prend toujours une dérouillée de la part de l'instructeur ; Cagapoco et ses problèmes intestinaux ; les frangins Peribanez : le cadet bègue et l'aîné qui, quand il ne se bat pas avec ses copains pour venger son frère, veut devenir écrivain ; Zampabollos qui voit tout, entend tout, sait tout et qu'on ne voit jamais ; Pichi le rebelle, Higo le lèche-cul ; Porterito l'emmerdeur ; Galvez le raconteur d'histoires ; Alpiste, l'orphelin qui rigole de tout... et Pablito, le double de Giménez, qui ne rêve que d'une chose : devenir auteur de bandes dessinées.

Le blason du foyer représente une main armée d'une flèche phalangiste tuant un dragon. En d'autres termes : "Le foyer social tue le dragon de la faim". Les familles qui viennent à la visite du dimanche sont priées de ne pas apporter de nourriture à leurs enfants : les repas du foyer son bien assez consistants comme ça ! Alors, d'où vient que ces gamins semblent perpétuellement affamés, qu'ils récupèrent leurs boulettes de pain pour en constituer des réserves, qu'ils sont prêts à faire tout ce qu'on veut pour récupérer un trognon de pomme, des épluchures, une miette de biscuit ? Parce que les enfants qui ont la chance de recevoir de la visite y gagnent toujours un petit paquet de nourriture, glissé discrètement sous l'oeil complaisant de l'instructeur. Alors, ceux qui n'ont pas de paquet se lancent dans la mendicité : "Si tu m'en donnes un bout, je serai ton esclave et je te devrai la vie !" "Si tu me donnes une figue, t'auras le droit de me refiler un coup de poing de toutes tes forces ! - Dans la gueule ? - Non... Euh, dans la poitrine... - Alors je marche pas." D'où vient que la pire des punitions semble bien être la privation du goûter ou du dîner, plus encore que les siestes en plein soleil, les coups et les humiliations ? Il a l'air d'avoir encore de beaux jours devant lui, le dragon de la faim...
Drôle d'éducation par la peur et la famine, qui enseigne surtout à ces gosses à devenir assez fayots pour ne pas recevoir de coups, assez voleurs pour se remplir le ventre, assez costauds pour en imposer aux autres dans les bagarres... Les élèves sont regroupés en phalanges, et à la tête de chacune d'elles, un gamin est chargé de faire régner l'ordre et de regrouper ses petits soldats quand sonne le rassemblement dans la grande cour, sous le drapeau. Là, Antonio l'instructeur narre les exploits des phalangistes, évoque la grandeur du caudillo Franco, flanque une correction à celui qui n'écoutait pas ou qui s'est pissé dessus, ou essaie de battre un record personnel en faisant tomber neuf enfants d'une seule gifle. Les infirmières ne sont pas beaucoup plus tendres, et pas beaucoup plus rassurantes - elles donneraient plutôt envie d'être en bonne santé. Et puis il y a le père Rodriguez, le directeur du foyer, celui qui a interdit aux enfants de recevoir de la nourriture de leurs parents, et qui est l'inventeur de la "double baffe", procédé ingénieux permettant à l'enfant battu de rester debout et en position pour recevoir la deuxième fournée."Il ne faut surtout pas imaginer ces collèges comme des institutions perverses, corrompues ou marginales au sein d'un Etat rationnel, humain et démocratique. Non, il faut savoir que ces institutions étaient tout à fait intégrées dans la normalité d'une Espagne qui lui ressemblait. L'Espagne franquiste, écrit encore Giménez. Nous savons aujourd'hui que dans les années quarante et cinquante en Espagne, la norme était que dans les casernes les sergents battaient les recrues ; dans les collèges les professeurs maltraitaient les élèves ; dans les ateliers les officiers et les patrons tabassaient les apprentis ; dans les maisons, les maris violentaient les épouses et les pères frappaient les enfants. Dans la rue, les enfants s'affrontaient en bandes et les jets de pierre étaient monnaie courante. Les jeux des enfants étaient fréquemment très violents, et inventés en permanence pour faire souffrir les plus faibles."

Giménez en donne une parfaite illustration dans Barrio, autre saga de quatre albums réunis aujourd'hui en un volume. Barrio est en quelque sorte la suite de Paracuellos. Le jeune Carlos, dit Carlines, sort enfin du foyer social, il a quinze ans, retouve ses frères et sa mère enfin sortie de sanatorium, et ce quartier (barrio) de Madrid qu'il a quitté huit ans auparavant. Le premier album, publié en 1977, est très dense. Giménez comptait ne faire qu'un volume de Barrio, et il y raconte tout l'apprentissage de son héros : le retour dans la famille, le premier boulot, la bande de copains, les premières amours, sans oublier la peur toujours présente, la peur des flics de Franco qui traquent les "rouges", la peur de la misère, de la faim, de la maladie...

Ce n'est qu'en 2005 que Giménez a repris Barrio pour en faire une série. Son style a évolué, le texte est moins dense, les images en viennent à parler d'elles-mêmes, à raconter la lenteur des jours, à montrer l'ambiance de ce quartier de Madrid, dans les années 50 : l'aveugle et sa chanson, les prostituées, les marchands forains, les cavalcades des mômes, les bagarres dans les terrains vagues. Giménez n'est qu'un témoin de tout cela, il ne juge jamais ses personnages, c'est au lecteur de s'étonner, de s'indigner quand des phalangistes viennent arrêter chez lui un ancien communiste pour l'interroger. L'arrière-plan politique est toujours présent, dans les graffiti qu'on lit sur les murs, dans les impacts de balles, au milieu des patrouilles qui défilent dans les rues... Giménez traite tout le monde de la même façon, du même coup de crayon, ils font tous partie de son monde, de cette réalité quotidienne des années 50 qui n'est pas rose, mais qui n'est pas uniformément grise non plus. Il raconte sa vision des choses à travers les yeux de l'enfant qu'il a été et qui ne comprenait sans doute pas tout ce qui se passait autour de lui tandis qu'il jouait avec son épée de bois - et c'est tout le talent de Carlos Giménez de conserver ce regard d'enfant dans un monde d'adultes qui lui échappe mais qui nous est parfaitement compréhensible, et de nous faire entendre les bruits de ce quartier espagnol de la période franquiste - et aussi ses silences.