dimanche 29 août 2010

Une promenade familiale


"Je suis un piéton, rien de plus."
Arthur Rimbaud.

Le ciel ne s'aventure pas jusque chez moi. Y'a pas de ciel chez nous - Y'en a chez la voisine, mais ce n'est pas pour nous. J'habite au rez-de-chaussée d'une tour de huit étages et mes fenêtres donnent sur la tour d'en face. Et puis elles sont orientées plein nord, ce qui me protège de tout ensoleillement. Enfin, tout l'été, des ouvriers qui s'activaient sur la façade de l'immeuble ont condamné la pauvre vue dont je devais me contenter avec leurs échafaudages. J'espère que je vous fais un peu pleurer dans vos chaumières ?

Tout ça pour dire que la lumière du jour m'est devenue essentielle, ces derniers temps. Si l'on ajoute que mes finances ne me permettaient pas de m'exiler une paire de semaines comme une majorité de Français, on comprendra mon engouement soudain pour la marche à pied. Je me suis même surpris à rêver des routes de France en lisant des récits sur l'exode de juin 40 (principalement Le Bouquet d'Henri Calet et 33 jours de Léon Werth) ! Je suivais des itinéraires de fuite aveugle et dérisoire vers la Loire sur une carte Michelin au 1/1000000e. La Débâcle : ça, c'était une période propice aux escapades ! Je peux me permettre d'y penser avec candeur : je n'ai pas connu la guerre, moi.

Au moins, en 40, on savait ce qu'on fuyait. Je n'ai pas les Allemands aux fesses pour justifier ma déroute. Je ne peux chercher à fuir que moi, et c'est peine perdue, je reste agrippé à moi-même comme un sac à dos rempli de remords.
De chez moi, pour rejoindre la portion sud du chemin de halage, je dois traverser le centre de Laval. Il me faut une bonne demi-heure pour atteindre la basilique d'Avesnières, première étape du trajet. L'église du XIIe siècle, dressant son clocher austère face à la rivière, m'appartient un peu, par héritage : ma grand-mère s'occupait de la sacristie. Derrière elle, le chemin passe sous le pont encombré de voitures. Tout d'abord, on pourrait rêver mieux comme sentier de promenade: nous sommes en pleine zone industrielle. Sur la rive gauche, la société laitière Besnier (du groupe Lactalis) impose la blancheur de ses murs à la verdure des arbres. C'est là que mon grand-père travaillait. C'est drôle: ma grand-mère était à la basilique, mon grand-père à l'usine d'en face, et la rivière entre les deux leur faisait comme un lit conjugal. Je marche sur le territoire de mes ancêtres, comme Geronimo.

Le paysage est pour le moins nuancé: sur la rive gauche, la façade de Besnier laisse bientôt place au moutonnement d'arbres du bois Gamats, on pourrait se croire en pleine nature avec la Mayenne paresseuse qui glisse au pied des frondaisons - mais sur la rive droite, où l'on avance, on longe encore des usines, puis un terrain vague qui sert de cimetière aux derniers bateaux-lavoirs, sortis de l'eau il y a peu de temps, et qui achèvent de pourrir dans l'indifférence générale. Dans un champ, un peu plus loin, des chevaux se frottent l'encolure, grignotent une herbe jaune et friable d'un air philosophe. Une odeur forte nous monte aux narines: celle de l'usine d'épuration. Il faut attendre encore d'avoir franchi cet obstacle-là pour espérer profiter pleinement de la promenade.

Mais la civilisation ne s'avoue pas vaincue tout de suite: alors que le paysage retrouvait une apparence un peu sauvage, voilà que nous longeons la départementale! Là aussi, j'ai marché bien des fois: c'était la promenade dominicale quand j'allais chez mes grands-parents, retrouver mes cousins. A l'époque, il n'y avait pas encore de chemin de halage à cet endroit. On marchait sur le bas-côté de la route, en file indienne, parents, grands-parents, oncles, tantes, cousins, cousines... Le bitume s'enroule autour du bois de L'Huisserie, on croirait une route de montagne, toute en lacets, mais en fait d'abîme, c'est toujours la Mayenne qui nous longe, sereine contre les champs secs de l'été. Des mouettes ont établi leur camp de base sur un fil électrique qui surplombe la rivière. Avec leur reflet dans l'eau, il y aurait de quoi peupler une volière ou faire un remake d'Hitchcock. Des canots à moteur déchirent les flots. Des bateaux pour touristes attendent devant les portes de fer de l'écluse de Cumont qu'on les fasse traverser. Il faut compter une vingtaine de minutes pour quitter enfin la départementale en abandonnant à son triste sort un Christ au corps bien blanc et aux plaies bien rouges. Retour, cette fois, à l'état sauvage.

Bien sûr, c'est un état sauvage domestique, un état sauvage d'où la ville n'est jamais loin. On croise toujours des familles, certaines à pied, d'autres à vélo, de courageux joggers qui accordent soigneusement leur souffle à leur foulée, la gourde en bandoulière, des bateaux pour touristes, encore et toujours, des pêcheurs... Certains ont des cannes à pêche sophistiquées, qui font entendre un sifflement strident à chaque prise. Je croyais que les pêcheurs, en général, recherchaient le calme - il faut croire que même ça, ça se perd... Pour la sauvagerie des lieux, donc, il s'agit d'oublier un peu qu'on n'est pas seul à se promener, et se concentrer sur le sentier forestier, sur la lumière surtout, qui tombe en pluie entre les feuilles des arbres, sur la rivière qui suit son cours, s'élargit, prend ses aises. Et sur le ciel, donc, ce ciel mayennais où les nuages rasent l'horizon, frôlent les champs de blé, ce ciel qui me manquait.

Et ça marche. Parfois, loin du bruit de la route, entre l'eau et la terre, on se croirait seul au monde, perdu le long d'une forêt. Un virage nous a caché les promeneurs, un rocher nous protège des cyclistes: il n'y a plus que nous dont nous ne nous débarrassons pas... Pour ça, rien à faire: pas moyen d'être seul sans soi!
Je poursuis donc ma marche seul, c'est-à-dire mal accompagné. Alors que je voudrais simplement laisser la beauté du paysage s'imposer à moi, l'esprit vide, devenir même un peu idiot, pourquoi pas - je ne peux m'empêcher de faire des phrases, de songer à ce que deviendra cet endroit une fois couché par écrit. Je teste des métaphores, couvre de vert une palette mentale, mesure la transparence de l'eau et l'aspect des nuages qui se reflètent dedans, enregistre le rapide frottement d'une vipère qui file se planquer sous une pierre, transforme cette promenade en page d'écriture. Je ne peux même pas me laisser goûter cet instant en paix.

Quand on commence à bien connaître un sentier de promenade, on devient gourmand. Les distances qui d'abord nous étaient apparues assez importantes pour décider de rebrousser chemin, ne nous suffisent bientôt plus. Non seulement on veut aller plus loin, mais on s'aperçoit même qu'on est loin d'être fatigué à l'endroit où, la dernière fois, on a préféré renoncer. Au contraire, c'est là qu'on se sent en pleine forme, surtout quand le premier tournant, sur cette partie du chemin que nous ne connaissions pas, nous illumine de beauté. L'écluse de Bonne est très sobre, mais elle apparaît dans un élargissement de la rivière et je ne sais quoi dans la lumière fait scintiller l'ensemble. Je n'allais pas jusqu'ici, avant.

Sur le chemin, il y a tous ces autres chemins qui s'offrent à nous, et qu'on n'emprunte pas, parce qu'on a décidé qu'on irait tout droit. Mais on se dit qu'un autre jour, il faudra se laisser tenter. Et puis, il y a la rive d'en face et tout ce qu'elle montre de trajectoires, d'itinéraires à suivre... Il n'y aura jamais assez d'autres jours, on le sait bien, même si on est encore jeune.

La Mayenne poursuit son cours placide, elle n'est pas du genre à s'énerver. Aux approches d'Entrammes, un îlot la sépare en deux. Derrière des arbres, un pont de pierres délabré qui semble là depuis l'Antiquité raccorde cet îlot à la rive gauche. Des ruines et un escalier de pierre me donnent envie de me promener par là - ce sera encore pour un autre jour.
Un autre bain de lumière m'accueille au détour du chemin, quand apparaît le large pont d'Entrammes, face à l'écluse, encore une, de Port-Rhingeard. Ici, la Mayenne s'étale largement, on croirait arriver dans une importante ville d'eau: Entrammes, la Venise de l'Ouest. Sur la rive où je me trouve, le château de La Mettrie impose ses briques rouges au paysage. Une aile seulement en est visible depuis le sentier. Ensuite, les arbres le dissimulent au regard avec un talent surprenant. On jurerait que les propriétaires ont étudié minutieusement tous les angles morts possibles afin que le moindre feuillage, la moindre branche fassent écran. Il faudra que je revienne par là cet automne, voir si ce château fait autant le malin derrière des arbres dépouillés...

Me voilà donc arrivé à Entrammes, à huit kilomètres de mon point de départ. La ville où habite mon frère. Décidément, c'était une promenade familiale. Au-dessus de l'écluse de Port-Rhingeard, le clocher de l'abbaye du Port du Salut domine le paysage. Avant de faire demi-tour, je quitte le chemin de halage et emprunte le pont d'Entrammes. Sur la gauche, un petit escalier de pierre mène à l'écluse. Je descends, me retrouve camouflé derrière les arbres, à mon tour, comme le château de La Mettrie, et je comprends bien ce que cette situation peut avoir d'agréable. Voir sans être vu aura été un des grands plaisirs (honteux) de ma vie.

Mais il faut repartir: j'ai encore du chemin à parcourir, à rebrousse-poil, pour rentrer chez moi. Sans voiture, et à défaut de tout autre moyen de transport, je suis condamné à me comporter comme une balle de jokari: je peux aller dans toutes les directions que je souhaite, je reste toujours solidement relié à ma base, comme une chèvre accrochée à un arbre. Je me console en pensant que c'est pour tout le monde pareil - il n'y a que la longueur de la corde qui change...