mercredi 23 juin 2010

L'Afrique chez soi


[Ce texte a été écrit et lu à l'occasion de la "fête de la musique des copains" organisée dans le jardin de dame Mélina du Serpolet le vendredi 18 juin de l'an de grâce 2010 (jour de la saint Léonce). Des instantanés de cette soirée mémorable qui regroupait des artistes aussi talentueux que le Solitude Collective Orchestra, DJ Zukry, ou encore les Michel Fugainz dans une indépassable reprise de George Michael, le tout dans un joyeux bordel, sont désormais gravés dans la cire numérique et peuvent s'écouter sur le site de l'émission Les Hommes préfèrent les ondes, sur L'Autre Radio. Les photos sont de Virginie Basset et de Rémi Hagel.]


Il faut cultiver son jardin. Et quand je dis cultiver son jardin, je ne pense pas à Alexandre Jardin, bien sûr : pour lui, il n’y a plus rien à faire. Non, je pense à ce jardin, au jardin. Un jardin à la française, discret, camouflé sous les jupons des façades dix-neuvième, clos de mur, à l’abri. Il faut cultiver son jardin secret.


Le Douanier Rousseau en aurait fait une jungle, de ce jardin de la rue du Douanier-Rousseau. Il y aurait planté des lions en fleurs, avec des enfants agrippés à leurs crinières, il y aurait élevé des arbres, fermement accrochés à leurs singes, et fait pousser des serpents à la face amicale, blottis dans les cheveux verts des arbres.


Mélina n’est pas le Douanier Rousseau, jusqu’à preuve du contraire, mais son jardin ce soir deviendra aussi une jungle, si elle le veut. Peut-être même qu’on y jouera de la jungle, qui sait ? On est capable de tout.


La chasse au lion est ouverte ce soir ! Lions mélodiques et autres félins du rythme, les rois de la jungle des sons sont de sortie ! Sous l’arbre à palabres, c’est l’appel du 18 juin ! Radio-Londres en direct !


« Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n’est perdu pour la fête. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus (l’abus d’alcool est dangereux pour la modération) peuvent faire venir un jour la victoire.


Car la fête n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle a un vaste Empire derrière elle. Cette fête n’est pas limitée au territoire malheureux de notre jardin. Cette fête n’est pas tranchée par le plateau de charcuterie et d’apéricubes. Cette fête est une fête mondiale. Ou en tout cas, elle pourrait, si on connaissait suffisamment de monde. Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance festive ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas. »


Mais je m’égare. Revenons à nos lions.


J’imagine bien un ethnologue, un Claude Lévi-Strauss ou un Jean Rouch en rupture de Niger, s’aventurer penaud entre les Korg et les Roland, les jacks et les potards, comme au devant des Haoukas d’Afrique Noire, traversés par les esprits des dieux de la ville et de la technique comme un parapluie par la foudre, et qui se jetaient au sol la bave aux lèvres pour se redresser aussitôt, au garde-à-vous, et se jeter à nouveau, possédés.


Nous pourrions bien être possédés aussi, nous, à la tombée de la nuit, regroupés comme des antilopes autour d’un point d’eau – ou comme des lions, donc, autour d’une antilope. Nous laisser envoûter par les tam-tams électroniques, les balafons numériques et les arcs à six cordes, le corps recouvert de peintures tribales mentales, la civilisation à portée de main, mais la tête pleine de brousse ! D’ailleurs, n’est-ce pas l’année du Tigre ? Il y en a, parmi nous, qui viennent à peine de sortir de prison – c’est dire si on est prêts à tout.


« Nightclubbing, we’re nightclubbing… » me disait encore pas plus tard qu’hier Iggy Pop, qui n’a pas pu venir. On nightclubbera sans lui, on est grands. La France a perdu une bataille (contre le Mexique, notamment), mais elle n’a pas perdu la guerre. Tous ensemble, unis dans notre solitude collective, nous danserons jusqu’à faire pousser les radis, pour honorer la mémoire de nos ancêtres les lions. On m’objectera sans doute qu’il n’y a pas de radis en Afrique. Alors, réjouissons-nous de ne pas être en Afrique, mais bien là, réunis dans le jardin de Mélina, rue du Douanier-Rousseau, ce petit carré de jungle domestique.


Il reste des bières ?



lundi 14 juin 2010

Propagande 2 - Du rock chez les ploucs


Me revoilà dans le rôle du publicitaire. Après deux ans de recherches, de rencontres, d'archives, j'ai donc publié en novembre dernier le livre Rockin' Laval, une histoire du rock à Laval 1960-2000, édité par l'ADDM 53 et écrit avec la collaboration de Nicolas Moreau, de Baptiste Clément et du sociologue Marc Touché, entre autres. On peut encore se procurer le livre, accompagné d'un CD de 13 titres, ici.
Désormais, on peut aussi se procurer la dernière livraison de L'Oribus, n°78, où Nicolas Moreau et moi-même avons résumé cette histoire locale sous la forme d'un récit en image - pour ceux qui n'ont pas envie de se taper 170 pages pour savoir qui a tué le bon vieux rock'n'roll, ou si celui-ci respire encore...
(Il me semble que j'ai su être concis et clair cette fois : j'aurais peut-être dû faire un BTS force de vente...)

mercredi 9 juin 2010

Une aventure solitaire



J'étais déjà bien engagé sur la route de l'isolement et du silence quand j'ai découvert le punk. J'avais quatorze ou quinze ans, ce qui nous ramène au début des années 90. Le punk est entré dans ma vie sous la forme d'une cassette audio sur laquelle mon frère avait enregistré des groupes aussi divers que les Sex Pistols, Bérurier Noir, les Wampas, Tulaviok ou encore Chromosome 4. A vrai dire, il y avait peut-être plusieurs cassettes - peu importe. Mon frère avait deux ans de plus que moi et il avait ce que je n'avais pas : des copains. Des copains d'école et des copains de club de foot. Moi, je n'avais rien de tout ça : on ne se fait pas d'amis en lisant des livres à longueur de journée.

Après sa période punk, mon frère s'est mis à écouter beaucoup d'autres choses, de Bob Marley à Florent Pagny (ultime trahison). Moi, je ne m'en suis jamais remis.

C'était l'époque où je commençais tout juste à acheter mes propres cassettes (le vinyle était en voie d'extinction et je n'avais pas encore de lecteur CD). J'étais fan de Renaud, à l'époque. Je trouvais que personne n'était jamais allé aussi loin dans la colère et la dénonciation des injustices de notre société-tu-m'auras-pas. En plus, il disait des gros mots. Le punk a donné un grand coup de balai sur tout ça.

Putain, quel choc ! Je ne savais même pas qu'un truc comme ça pouvait exister. Je ne connaissais vraiment rien à rien. En ce qui concerne le rock, j'en étais resté à Elvis, Chuck Berry et Eddie Cochran - aux disques de mon père. Chez les Français, il y avait bien Johnny et Téléphone, mais rien à faire, ça ne passait pas: c'était mièvre, gnan-gnan, et les textes sentaient l'adolescent attardé.

Mais le punk ! Le punk ! Dès les premiers accords de guitare d'"Anarchy In The UK", on a compris la furie et l'urgence. Et la voix railleuse de Johnny Rotten, roulant d'irlandais "r" dans un cri hoquetant s'achevant en ricanement diabolique : "Rrrright! Nooowww... Ha! Ha! Ha! Ha! Ha! Ha!..." Pas besoin de comprendre les paroles, cette rage-là est universelle.

En plus, il disait des gros mots.

Je vous entends déjà : il nous fait marrer, avec son punk ! Tu parles d'une révolution ! Les Pistols, Clash et tout le reste n'ont rien inventé du tout ! Ils se sont contentés de reproduire ce que Chuck Berry faisait vingt ans auparavant ! Le punk-rock ? Deux accords et des poses ridicules, rien de plus. De la pop, tout simplement, avec le look et l'attitude en plus...

Ah ! Mais justement, c'était tout, ce look, cette attitude ! Moi qui me sentais moche comme un pou, à ma place nulle part, toujours vaguement honteux et mal à l'aise, j'ai été renversé par les premières photos que je voyais des groupes punk de Londres et de New York. Johnny Rotten était un nabot roux bossu, sale comme un peigne et habillé de résidus de vêtements maintenus ensemble par des épingles de sûreté ; Joey Ramone une sorte de girafe ratée, toute en hauteur comme un tuyau de poêle, avec une tête d'ahuri pâle et boutonneux qui aurait un pneu en guise de bouche et la moitié du visage cachée sous une montagne de cheveux. Ca allait être ça, mes héros, oui ! Des types qui avaient l'air aussi crétins que moi, mais qui le revendiquaient !

"One, two, three, four...
Cretins wanna hop some more !
Four, five, six, seven...
All good cretins go to Heaven !"
Avec le punk, je n'étais plus seul. Avec le punk, je pouvais envoyer chier tout le monde. Cette musique n'a jamais signifié pour moi sortir en bande, porter la crête, insulter le bourgeois , sniffer de la colle à rustine ni boire de la Valstar - c'était une révolte intime, une insurrection personnelle. Je n'ai jamais appartenu à aucun mouvement, je n'ai jamais suivi le moindre drapeau, pas même celui de l'anarchie, je n'ai jamais traîné avec les punks de Laval - trop timide, trop gentil pour rejoindre le maquis. Ce que le punk m'a appris, c'est qu'on était toujours seul, et qu'il fallait brandir son individualité comme un étendard. Chez les Sex Pistols, je ne connais pas de chanson plus violente ni plus radicale que "No Feelings" :

"I got no emotion for anybody else
You'd better understand I'm in love with myself

Myself !
My beautiful self !"


Bien sûr, je n'étais pas insensible à l'aspect politique, "engagé" du punk. A quinze ans, on est romantique et donc un peu con, on a encore quelques idéaux... Je vibrais aux riffs rageurs de"White Riot" ou de "London's Burning" qui me donnaient envie de balancer des bombes. Tombé dans le rock alternatif français en même temps que dans le punk "old school" de Kings Road, j'essayais de m'enflammer au son des refrains politiques des Bérus qui nous racontaient les malheurs du Pakistan, du Vietnam, de la Palestine, de la Chine communiste ou des "Mineurs en danger". Mais si je serrais les poings dans ma chambre en beuglant les paroles engagées de la "raya" bérurière, je ne suis jamais allé libérer le Tibet. Les Bérus, dans leur colère, restaient utopistes, persuadés que la solidarité sauverait le monde - c'étaient des hippies, en quelque sorte. Ils chantaient :

"Salut à toi ô mon frère
Salut à toi peuple khmer
Salut à toi l'Algérien
Salut à toi le Tunisien
Salut à toi le Bengladesh
Salut à toi peuple grec
Salut à toi petit Indien
Salut à toi punk iranien..."
Et il y a comme ça toute une smala de peuples cités les uns après les autres, tout cela très kouchnérien, très droit-d'ingérencesque... Pour me rendre compte que ce n'était vraiment pas ma tasse de thé, cette espèce de conscience collective des souffrances humaines, il a fallu que je découvre un autre groupe français : les Cadavres. Ah ! Enfin un vrai groupe qui chantait le désespoir, le dégoût de vivre, l'individualisme forcené :

"Je marche dans la foule mais je suis seul
Je n'vois que moi, je n'pense qu'à ma gueule
Je suis celui dont on ne parle pas
Toutes vos ambitions ne m'intéressent pas !"
Avec les Cadavres, j'étais violemment renvoyé à moi-même, dans ma peau. Je retrouvais avec ce groupe le punk que j'aimais vraiment, et je ne le comprenais qu'alors : celui des Sex Pistols, des Damned, des Buzzcocks : une description clinique, froide, de l'époque. Sans espoir imbécile, sans message de paix, sans fleur dans les cheveux. Le vrai punk ressemble à un type qui reviendrait irradié de Tchernobyl et exhiberait ses métastases : "Regardez ce que vous avez fait de moi !" Et surtout, le punk est une aventure solitaire. Ca, c'est sûr. Ne vous laissez pas abuser par ces images de jeunes Anglais traînant en bande avec les cheveux hérissés et les fringues pleines de slogans : ils sont ensemble, mais seuls. Croyez-moi, je sais ce que je dis. Le punk, c'est moi tout seul contre le reste du monde. Une forme d'autisme. On pourra me dire n'importe quoi : le punk, c'est ce que je veux. Exactement ce qu'il me fallait à quinze, seize ans quand, de retour du lycée, je m'enfermais dans ma chambre et faisais gueuler pour moi seul et les murs mon pauvre lecteur CD (j'avais fini par m'en faire offrir un), braillant les paroles en sautant en l'air dans un pogo égoïste. Plus besoin de bombe ni d'idéaux politiques : j'avais mon désespoir et mon orgueil - suffisamment de haine en moi pour faire sauter le monde. Le monde n'a pas sauté, j'en suis le premier surpris. J'ai sans doute mal évalué la charge. Tant pis.