mercredi 14 janvier 2009

Le bal des pleutres


Non, je n'ai jamais été amoureux, jamais. Je ne l'ai jamais été. Tu comprends, Bérénice, ça ne m'est jamais arrivé. J'ai d'autres chats à fouetter, moi, que de tomber amoureux. Jamais. Je ne connais pas. Jamais entendu parler. Tu m'emmerdes avec tes anges. Il n'y a rien de plus obscène que les sentiments. Toutes ces paroles. Que l'ombre d'un ange, un jour, s'approche de toi, alors que tu fais consciencieusement ton travail de pute, les pattes écartées, comme toutes les salopes de cette planète pourrie, les mères, les soeurs, les fiancées, baisées, bourrées, enfilées, défoncées, démolies, haletantes, toujours à essayer de prolonger en jouissant le cauchemar de la vie, comme si ça ne suffisait pas comme ça, mais non, encore, encore, haletantes, trempées, tournées, retournées, malaxées, concassées, habillées, déshabillées, en hiver, en été, toujours dans des chambres étouffantes, gigotant, sautant, hurlant, bavant, oh oui que l'ombre d'un ange, par n'importe quel temps, s'approche, dans le silence absolu, et décrète la fin de cette mascarade. Car la vie n'est pas douce, et elle n'est pas bonne, contrairement à ce qu'on essaie de nous faire croire un peu partout. Pas de raisins dans la vigne, pas de figue au figuier. Les feuilles sont flétries, les eaux empoisonnées. La création est ratée, Solange le disait souvent, et les grandes villes sont des repaires de chacals, maintenant : une sale brume recouvre tout, lentement.

(Jean-Pierre Martinet, Jérôme)



Vous êtes une plaie purulente. Un "écorché vif", comme disent gentiment ceux que rien n'écorche. Et vous, d'ailleurs, il ressemble à quoi, le fer planté dans votre chair de poule ? A rien, si vous y réfléchissez cinq minutes. Où sont-elles, les déchirures, dans votre passé d'huître cloisonnée, claquemurée, bien à l'abri de tout ?...

Vous êtes une vieille douleur qui n'a pas de nom, qui ne s'est greffée sur votre ventre d'obèse précoce que parce que vous avez toujours eu soin de ne prendre aucun risque. Ne pas s'engager, ne pas décider, ne pas sortir de chez soi. Surtout, ne pas tomber amoureux. Tout sauf ce cancer. En faisant cette erreur, vous risqueriez de souffrir. Vous souffrez déjà trop d'avoir passé votre vie à fuir toute souffrance pour vous imposer celle-là en plus. Ce serait malheureux, si près du but - du ratage complet... De toute façon, vous ne supportez pas qu'on vous touche. Vous tendez des bras comme des branches mortes en direction des quelques êtres vivants qui passent encore à votre portée, rêvant parfois d'agripper le mollet d'une fugitive adolescente. Vous sentez confusément que c'est la seule chose qui vous manque pour exister. En approcher une, rien qu'une fois, sentir sa peau brûlante contre votre viande froide, son souffle chaud rampant contre votre oreille, disparaissant couleuvre derrière votre nuque... Toucher la réalité. Mais vous ne le ferez pas, vous contentant de rêver. Vos rêves, c'est tout ce que vous avez réussi, dans votre vie. C'est là que vous êtes puissant, décidé, que vous avez du répondant, un vrai caractère, du charme et de l'humour - vous êtes presque beau, tout seul dans votre chambre, faisant cracher votre os inutile... Priape eunuque.

Vous vous dites chaque soir que demain vous renouerez avec le monde. Au fond, il n'a pas l'air si abject, à travers les rideaux. Vous pourriez presque parler à des gens, dans la rue en bas. Chercher du travail. Aborder une fille. Mais bien sûr, vous resterez là, puceau frigide, à regarder la pluie tomber et vos voisins se jeter par la fenêtre. Parce qu'au fond, vous savez bien que vous n'êtes qu'un lâche. Un pleutre. Une poule mouillée. Vous êtes tellement mieux dans vos rêves - là, au moins, vous vous quittez quand vous voulez.




Alors, vous ouvrez un livre de Martinet. Ils sont tous comme vous, dans les livres de Martinet. Voyez comme les premières lignes de Jérôme réchauffent déjà ce vieux caillou oxydé que vous nommez votre âme : "Solange me répétait souvent, ces derniers temps, comme à peu près chaque année à la mi-avril, qu'il allait falloir bientôt se méfier de la douceur de l'air. Surtout ne pas s'abandonner, ne pas se laisser aller à la nostalgie de l'amour et des caresses, car alors on est foutu." Il y a longtemps que vous le savez : un grand écrivain, c'est quelqu'un qui me parle de moi. Vous n'êtes plus seul, avec ce monstre de Jérôme Bauche - les souffrants parlent aux souffrants. Vous pouvez remettre à une date ultérieure votre désertion définitive de la vie : une main s'est posée sur votre épaule.

Une main froide.

Mais une main.

Jérôme Bauche, cet ogre castré, montagne d'angoisse et de haine jetée sur les routes comme une épidémie de peste, c'est vous ! Sa fuite en avant vous venge de ces années de honte à vous terrer sous vos couvertures pour ne pas affronter le monde. Vivre est une humiliation. Vous qui avez pris soin de vivre le moins possible, de ne pas trop vous frotter à cette plaisanterie qui ne vous a jamais fait rire, ce n'est pas pour rien qu'on vous surnomme Bartleby ! Surtout, rester dans l'ombre, celle des forêts. Se faire rat. Disparaître dans les fissures. Inexister.

Ne pas.



Enfoncez-vous plus loin encore dans l'Ombre des Forêts, écoutez l'histoire déso(pi)lante de Monsieur et de Rose Poussière : "Aucune douce lumière. Ni atroce blancheur de ciel. Se coudre les paupières, avec du fil de fer, comme on faisait autrefois aux éperviers sauvages. Ne plus supporter cette saloperie qui me nargue, et continue à me cracher à la figure son immonde lumière jaunâtre, épaisse, gluante, du pus." Tous ces corps qui se frôlent, se regardent de loin, s'observent, hésitent, ne se rencontrent jamais - Céleste, Monsieur, Edwina Steiner, dite Rose Poussière, que la moindre goutte de pluie pourrait désintégrer. Quand les corps se rencontrent, c'est un viol, c'est un meurtre, un chien jaune battu à mort - nulle douceur, ou très furtive, irréelle. Un moment fugace qu'on recherche ensuite éternellement sans jamais le retrouver. "Car le spectacle n'était pas permanent. Et à la fin, il avait bien fallu partir. Rentrer chez soi, l'abrutissement simple, les jours."

Même les nuits ne sont pas reposantes. Le sommeil est encore de la peur qui remonte à la surface, comme un poisson mort au ventre gonflé de chagrin, grouillant. "Ils veulent tous affirmer qu'ils sont vivants, mais pas un seul n'est capable d'en apporter la preuve. Résultat : même l'éternité pourrit. Le silence est contaminé."

Vous ne vous voyez même plus dans les miroirs. Regard fuyant, toujours. Vous ne savez plus très bien ce que vous avez perdu, mais vous l'avez perdu à l'heure de votre naissance. Un cordon, peut-être ? Pour vous pendre, alors. Georges Maman, l'acteur raté qui n'en mène pas large, c'est dans son frigo qu'il l'a trouvé, son point final. Toute une vie à chercher à s'échapper de soi-même, quitter le navire avec les rats... Le naufrage des autres ne vous console pas de sombrer. Vous vous sentez moins seul, c'est tout. Et c'est déjà énorme. Vous vous sentez compris. Sauver sa peau ? Quelle peau ?

Jean-Pierre Martinet, qui prend parfois des accents céliniens, sait bien ce qu'il en est, de ces dégringolades. On se lance dans la course avec un souffle au coeur, les pieds entravés. Comment voulez-vous y arriver ? La conscience, cette merde... Vous passez votre vie à vous chercher, pour comprendre à la fin qu'il n'y avait rien à trouver. L'héroïsme, c'est peut-être ça : le savoir d'avance, et continuer. Pour voir. "On naît larve, entre le caca et l'urine, on repart crabe baveux, à reculons, quelques pattes en moins. Mais on aura tenu le coup. La fierté, justement, c'est de boucler la boucle."


Jean-Pierre MARTINET (1944-1993) enfin réédité :

La grande vie, L'Arbre vengeur, 2006.
Nuits bleues, calmes bières, Finitude, 2006.
Jérôme, Finitude, 2008.
Ceux qui n'en mènent pas large, Le Dilettante, 2008.
L'Ombre des Forêts, La Petite Vermillon, 2008.