mardi 30 octobre 2007

samedi 27 octobre 2007

Sortie des Artistes


Dauga a raison, petits on en rêvait :
Le rock’n’roll c’est vraiment la belle vie.
Didier Wampas


Dimanche 21 octobre 2007.
Alors on s’est amené par petits paquets pour l’enterrement, jusqu’à former une masse assez peu négligeable dans la rue de devant. Le pavé était froid comme en automne mais dans nos veines coulaient vingt années de rock’n’roll, et on savait qu’on ne mourrait pas de froid, le nez dans les jardinières municipales. Pas ce soir, en tout cas. Ce soir, la mort n’était pas pour nous, mais pour les artistes. Pardon, pour les Artistes. Après deux décennies de décibels et d’aventures, le bar de Serge ferme définitivement ses portes. Il les a tellement ouvertes, n’importe quand et à n’importe qui, un vrai moulin, qu’on ne lui a pas pardonné une telle hospitalité. Pourtant il est comme ça, le barbu : les clés l’encombrent. Il aurait fait un piètre maton, il a préféré être un bon patron. Pas un patron comme celui que vous auriez envie de pendre avec les tripes de votre banquier, non : un patron de bar, tout simplement.

Un bon patron, entendons-nous bien : pour ses clients, pas pour son comptable. C’est pas en rinçant les gosiers des copains à l’œil après la fermeture qu’on se met le contrôleur d’impôts dans la poche ! Du coup, vlan : liquidation judiciaire. Vous avez voulu vider vos fûts en loucedé, maintenant videz les lieux, allez hop ! Voilà une façon d’en finir bien rock, faut reconnaître.

J’arrive à cinq heures devant le bar, rue du Pont-de-Mayenne, certains piétinent déjà dans leurs souvenirs, de la bière en gobelet plein les mains. Le grand Bob arbore une magnifique chemise de velours bordeaux. Comment, vous ne connaissez pas Bob N’Gadi, l’icône rock de Laval ? Ses piercings sont noirs comme ses ongles, je pensais qu’il avait viré gothique, en fait il était simplement en deuil. Sur le mur, Rimbaud et Lennon me dévisagent avec l’air de me dire ouais mec, toi et moi on est du même avis, tu vois, t’es mon pote mec, tu prends quoi ? Rimbaud est bleu et Lennon rose, ils ont l’air de ne pas avoir dessoûlé depuis 86. Pochoirs pochtrons. Si je buvais, j’aurais des chances d’oublier qu’il y a eu un lieu où vivre ici, mais je supporte mieux la mémoire que l’alcool. Chacun sa croix.

Dès mon entrée dans le bar, je suis accueilli par une sublime paire de cuisses recouvertes de collants bruns s’installant à une table en glissant doucement sur une chaise – ou s’extirpant de la même table, peut-être, sur le moment je ne fais pas attention. Ah ! là, là, dire qu’il n’y aura pas de séance de rattrapage ! On a perdu un bar et j’ai perdu des jambes. Je me couvre la tête de cendres et cherche désespérément un cercueil sur lequel m’écrouler en larmes. Serge fait parler la mousse, pressant la gâchette des pompes nacrées, accompagné de la brune Hélène, enceinte d’un futur barman, et d’une serveuse à gapette, piercing et tatouage inconnue de mes services. Bien des camarades ont répondu présent, les enterrements c’est toujours l’occasion de revoir du monde. Beaucoup ont prévu un appareil photo pour garder des souvenirs du lieu tel qu’il était quand il était encore plein de vie – quand ce n’était pas encore un musée. Une angoisse latente se fait sentir : où ira-t-on se bourrer la gueule le week-end prochain ? Il y a là des musiciens, des punks, des filles, des adolescents, des quinquagénaires, un chroniqueur à bonnet du Courrier de la Mayenne, un animateur matinal de Radio-Fidélité, des assistants d’éducation, des chômeurs, des conseillers d’EDF, des profs, des directeurs d’entreprise, des professionnels du spectacle, un entrepreneur des pompes funèbres (peut-être, vu le thème de la soirée, mais c’est pas sûr), des étudiants, des enfants…

Quelques-uns ont amené des platines, tous ont l’air émus. L’ambiance est assez étrange en cette fin d’après-midi : étrange d’être si nombreux dans ce bar de nuit alors qu’il fait encore jour, et de savoir que c’est la fin. La fin d’une époque, vraiment : après le Graffiti, après le Louisiane, après le Music Bar, les Artistes étaient le dernier bar-rock à tenir envers et contre tout… Et voilà, le barbu nous quitte aussi, quelle tristesse... Son bébé meurt à vingt-et-un ans, comme Sid Vicious.

Des femmes et des enfants d’abord ont préparé des guirlandes de fleurs qu’un équilibriste du dimanche accroche à l’enseigne du bar en se tenant au sommet d’un escabeau. Un barbu (pas Serge, un autre) gueule qu’il ne faut pas que ça s’arrête, que c’est à nous, les jeunes, (c’est-à-dire pas à lui) de nous remuer le cul pour empêcher la fermeture du bar, que c’est pas normal, qu’il faut faire quelque chose, qu’on dort ou quoi, que c’est pas comme ça que ce sera autrement. Il s’époumone, il est scandalisé, révolté – il finira par reprendre une bière.

Les chiottes du bar sont mythiques, avec leurs graffitis dans tous les sens. Il y a de tout : questionnement métaphysique anglophone (« What does your soul look like ? »), prises de position courageuses (« Vive le bridge ! », « Plaisir et volupté », « Moi j’aime la choucroute et les broutes minou !!! »), saluts aux générations futures (« Marko a pissé ici le 05/09/2007 »), rendez-vous professionnels (« TESS ! Laurent ne peut pas répéter jeudi, mais mercredi OK ») ou galants (je vous laisse imaginer), citations cinématographico-bibliques (« Et tu sauras que mon nom est l’Eternel quand s’abatera sur toi la vengeance du Tout Puissant »), traces indélébiles de groupes disparus ou pas (« Deadly Toys were here », « Homestell », « Les Sold Out sont bons / Les Sold Out sont dangereux / L’heure de la reconnaissance / A SONNÉ »), et sur le mur lambrissé de la petite salle du flipper sur lequel Anthony ne jouera plus jamais, l’un des rats de Ptiluc s’exclame : « Quand tu n’as plus rien, il te reste le bar des Artistes !! Merci pour tout le barbu ! »

Et quand tu n’as plus le bar des Artistes ?

Avec le soir qui tombe, le lieu se remplit et les fûts se vident. Bob, certainement parti dîner, revient avec sa guitare. Pour l’instant, c’est Guillaume et Gérald qui mixent, ça m’étonnerait que Bob trouve l’occasion de sortir sa gratte. Il me semble bien ne l’avoir jamais vu jouer aux Artistes, alors que c’était son Q.G. J’ai beau essayer de me souvenir (il me suffirait de parcourir les vingt-cinq cahiers de mon journal, mais j’ai la flemme) : je l’ai souvent vu jouer, mais pas là. Ironie du sort… Je soupçonne Gérald d’avoir le mauvais œil : il suffit qu’il mixe dans un bar pour que celui-ci ferme : le Coucou, la Veuve Coudère, le Ty Koz, et maintenant les Artistes… Il passe le tube des Why Ted ?, « Golden Bollocks », dans sa platine. Avec le nombre de morceaux composés par lui qui passeront ce soir, Bob pourrait vraiment s’en faire, des couilles en or, s’il touchait des droits d’auteur…

À neuf heures et demie, il n’y a plus de bière – la cuite de l’histoire se fera au blanc. P’tit Fat prend le relais derrière les platines. Ça commence à vraiment danser, et il me vient l’idée de me mettre à gigoter moi aussi. Merde ! Je suis sur la scène des Artistes, les mecs !!! Je crois que vous ne vous rendez pas bien compte. Je fais un duel de air-guitar avec un client quadragénaire encore plein de santé, les veines remplies de rock’n’roll (et d’alcool un peu aussi). Du coup, je détache mes cheveux qui de toute façon allaient bien finir par se libérer tous seuls. Patatra, ils font dans ma nuque, ce sont les rares qui me restent et je les laisse tomber en capillilotade. Je vois arriver la belle Audrey, éborgnée par sa mèche brune, qui me déclare que mes cheveux en liberté me vont très bien. Elle peut enfin me parler sans crainte désormais, puisque je ne publie plus mon journal sur Internet et qu’elle ne risque donc plus de passer aux yeux du tout-Laval pour une fille qui a le compliment facile. Je me décide enfin à ranger mon appareil photo (j’étais le dernier à en trimballer un, ça devenait ringard) après avoir, sans même le vouloir (promis juré), pris en photo une sublime jeune fille brune aux yeux brillants et au sourire irrésistible[1]. Le bar des Artistes était le fournisseur officiel de la ville en créatures sublimes. Où les trouverons-nous désormais ? Et à peine me suis-je débarrassé de mon numérique, mon adversaire de air-guitar se fout à poil ! Il danse comme un fou, en chaussettes, la bite à l’air, dans l’hystérie collective. La mode change à un rythme fou : plus de ringardise, tout le monde ressort son appareil photo, son téléphone portable, sa caméra, sa planche à dessin : le petit oiseau est sorti. « C’est un garçon ! » Nous pourrions tous en faire autant, mais ce serait vulgaire. Là au moins, nous y échappons, à la vulgarité : nous sommes plongés en pleine scène originelle, c’est la version mâle du tableau de Courbet, l’âme de Choron plane au-dessus de la salle, se prend les couilles dans les pales du ventilateur, jure ses cent mille putains de bon Dieu, va prendre un peu l’air. On se croirait dans une maternité, avec ce vieux gosse cul nu qui danse avec un sourire qui reste accroché aux volutes de fumée quand son propriétaire tangue déjà ailleurs, comme le chat du Cheshire, mais en plus bourré. Finalement, c’est beau de terminer sur cette naissance approximative. Je salue la compagnie et quitte le bar. Il y en a un autre qui ouvrira en face dans une semaine. Les patrons auront intérêt d’être à la hauteur. Et puis c’est pas tout ça, mais je bosse demain.

[1] La photo, je la garde pour moi. Vous n’avez qu’à me croire sur parole.

dimanche 7 octobre 2007

Gloire à Crumb !


Chaque dessin de Robert Crumb prolonge ma vie d’une journée. Il y a comme ça dans le monde une poignée d’artistes qui vous sauvent tôt ou tard, ne serait-ce qu’en vous faisant comprendre que vous n’êtes pas tout seul. Mes héros sont Louis-Ferdinand Céline, Tristan Corbière, Kafka, Dreyer, Jacques Rigaut, Lautréamont, Bruegel, Cioran et quelques autres… Rien de bien original, vous me direz. J’y ajoute Crumb, illustrateur des cauchemars urbains et des révoltes muettes. La bande dessinée, art mineur s’il en est, atteint sous la plume de ce gaucher de génie la grâce et la folie de certaines gravures de Dürer. Le monde de Robert Crumb a la beauté d’une catastrophe naturelle.

Crumb ne dessine pas ce qui l’entoure, c’est le monde qui nous entoure qui n’est qu’un gigantesque dessin de Crumb. Ses crobards ne sont pas « ressemblants » : ils obligent l’univers à se plier à la ressemblance. Au commencement était l’Œil de Crumb. Quand vous sortez de chez vous après avoir lu un de ses albums, vous vous apercevez immédiatement que toutes les femmes que vous croisez sont à l’image des créatures stéatopyges aux jambes taillées dans des séquoias qui peuplent ses fantasmes. C’est qu’il vous les imposerait, ses fantasmes, en plus !

Putain de Dieu, les femmes de Crumb ! Ces armoires à glace qui me broieraient d’une étreinte, sauvages et musculeuses amazones post-atomiques, je ramperais comme un chien devant un martinet pour en approcher une, m’accrocher comme lui (Crumb, pas le chien) à ses mollets de géante, sauter à cru sur sa croupe éléphantesque !

Crumb dessinait les filles qui lui plaisaient à l’école parce qu’il n’osait pas les approcher. Bien trop sensible et complexé pour jouer au mâle dominant ! Il se rabattait sur ses obsessions, jouissant à la première occasion de faire du pied à une camarade de classe sans aller plus loin. Il a avoué plus tard qu’il lui arrivait de se branler devant ses dessins. Malgré mes efforts, je n’ai jamais su dessiner « ressemblant ». À l’adolescence, c’est mon journal qui m’a servi à éponger mes passions solitaires. Je décrivais mes petites inamoureuses, leur tenues vestimentaires, leurs coiffures, j’allais observer les lycéennes et les étudiantes croisant et décroisant leurs jambes à la bibliothèque municipale, mon sang bouillonnant à l’apparition du moindre centimètre carré de petite culotte, je racontais tout ça le soir même dans mon journal et je pouvais ensuite m’adonner à mes habitudes honteuses en feuilletant simplement quelques semaines ou mois en amont dans mes cahiers d’inadapté congénital. L’ennui, quand on parle de Crumb, c’est qu’on parle de soi. Ce qui est sûr, c’est que si j’avais eu pour le dessin le quart du talent de Robert Crumb, j’aurais été dix fois plus cinglé, pervers et immature que je ne le suis (j’écris ça pour me consoler). Moi aussi, pourtant, j’ai commencé par le dessin, mais je n’étais pas assez travailleur et je manquais de patience. Rester vingt minutes à peaufiner les ombres d’une paupière ou reprendre cinq fois un même portrait parce que l’inclinaison de la tête n’est pas bonne, c’est trop pour moi. Quand j’étais jeune, mon rêve absolu était de conserver à jamais tout ce que je voyais, tout ce que j’entendais, comme dans un film que j’aurais pu me repasser sans fin. Je crois que c’était, plus ou moins consciemment, la raison d’être première de mon journal. Ce n’est qu’avec l’âge que j’ai parfois songé que l’amnésie aussi devait présenter certains avantages.

On a tous besoin d’un type plus fou que soi. Faites confiance au bon vieux Bob et à sa famille de cinglés ! C’est son frère Charles, envoûté par L’Île au Trésor version Disney, qui l’a initié à la bande dessinée. Comment ? Vous n’avez pas encore vu le superbe film de Terry Zwigoff ? Le premier artiste de la famille, c’est Charles : pendant des années, il a ressassé les aventures de Long John Silver et du jeune Jim Hawkins, les vêtements des personnages s’ornant au fur et à mesure de plissages de plus en plus envahissants, obsessionnels, le dessin disparaissant bientôt sous des textes de plus en plus abondants… Puis Charles a continué à remplir des dizaines de cahiers de lignes interminables, comme un discours aphone qui se poursuivrait sans fin… avant de cesser toute activité pour rester cloîtré chez sa mère, retiré du monde, et de se suicider, parce qu’il faut bien que ça se termine un jour. L’autre frère, Maxon, vit de mendicité et de méditation, reclus et asexuel. Il faut voir son interprétation toute en lignes droites naïves et tourmentées du suicide de Van Gogh dans un champ de maïs ! Robert, avec toutes ses angoisses, ses phobies et ses perversions, s’en est plutôt bien sorti, par comparaison. Sa folie, il en a fait de l’or.


L’Amérique de Robert Crumb est atroce, violente et inhumaine, les lignes à haute tension et les zones industrielles y poussent comme des verrues purulentes, l’air y est irrespirable et la musique assourdissante. Crumb n’est pas un visionnaire mais un simple observateur. Crayon en main, il ne fait que reproduire ce qu’il a sous les yeux. Oui, le monde se plie vraiment aux exigences de Crumb : bien vicieux, bien dégueulasse, un cauchemar climatisé à vous faire vomir votre petit déjeuner, influencé par les pires trips de LSD des années psychédéliques dont il ne s’est au fond jamais complètement remis.

À l’exception de Fritz the Cat, la plus grande partie des personnages récurrents de Crumb sont nés des drogues hallucinogènes de sa période hippie. Mr Natural et Snoïd au premier rang, les créatures les plus mignonnes et les plus abjectes de la bande dessinée underground américaine – les anti-Mickey Mouse ! Shuman the Human, Onion Head, Etoain Shrdlu et beaucoup d’autres se font les porte-parole des cauchemars existentiels de leur auteur. Pas besoin de psychanalyse pour Robert Crumb : il lui suffit de donner vie sur le papier au petit personnage nu et terrorisé qui grelotte au fin fond de sa boîte crânienne pour se libérer de toutes ses angoisses, au moins pour le reste de la journée. C’est finalement l’étape nécessaire par laquelle chaque artiste doit tôt ou tard passer. Vive la neurasthénie, c’est à elle qu’on doit nos plus grands génies !



Pour se sortir de tout ça et continuer à contempler le monde sans avoir la nausée malgré sa laideur et sa dégradation constante, il reste la musique. Crumb est l’un des plus grands collectionneurs de 78 tours de blues et de jazz des années 20 et 30. Quand je vois ce que cette musique lui inspire, je ne peux pas lui en vouloir de ne pas avoir supporté l’électrification rock’n’roll des années 50. Je peux rester des heures à admirer le noir et blanc somptueux de sa biographie de Charley Patton. C’est de cette Amérique que Crumb est profondément nostalgique, et quand il la dessine, on peut déjà entendre les crépitements du vinyle recouvrant presque la guitare slappée et la voix plaintive et lointaine du bon-vieux-country-blues-des-champs-de-coton-du-Sud-du-Mississippi. Tous les clichés se retrouvent sous son crayon, plus vrais que nature, de même que la tour Eiffel vous paraîtra toujours plus vraie en reproduction que face à vous. Je dis ça pour les touristes étrangers. L’original est toujours plus fade que la copie. Quand j’écoute du blues, j’ai l’impression d’être projeté dans un dessin de Crumb, et quand je regarde des dessins de Crumb, j’ai envie d’écouter du blues. Et de bondir sur le cul de la première femme forte qui passe, donc.

Finalement, je crois que ma passion pour Crumb tient beaucoup au fait que sa folie me rassure sur la mienne. Sa folie, il a réussi à en faire quelque chose – je dois bien pouvoir me débrouiller pour en faire autant, à ma manière… Oui, chaque dessin de Crumb prolonge ma vie d’une journée : il me rappelle que j’ai toujours l’espoir de m’en sortir et me donne l’envie de travailler pour y parvenir. Merde ! C’est pas un peu paternaliste, ça ? Non mais de quoi tu te mêles, Bob ?

lundi 1 octobre 2007

Une leçon d'humilité


Poésie est morte avouons-le. Tous nos Arts gisent grotesques.
Céline
J’ai su très tôt que ma bite allait être ma principale source de problèmes. Ça a plutôt mal commencé : je suis né avec un phimosis et une ectopie testiculaire. Je suis parti dans la vie avec le gland étranglé par le prépuce (pas étonnant si par la suite j’ai très mal supporté les sous-pulls à col roulé) et une couille en exil quelque part dans l’aine. Jusqu’à l’âge de onze ans, je n’ai jamais pu décalotter ma petite personne. Mon gland et moi, on est un peu comme deux étrangers : on n’a pas été présentés. Il m’est apparu trop tard, j’avais déjà trop de soucis pour m’occuper de lui… Surtout, il m’est apparu couvert de ronces, après l’opération : ma pauvre petite nouille toute cousue de fils de chirurgie, huileuse de Bétadine… La Bétadine, j’en fais encore des cauchemars. Il suffit que je revois la petite bouteille de plastique jaune, et tout de suite me revient en mémoire le liquide marronnasse glacial que ma mère appliquait sereinement sur mes gonades horrifiées – avec l’odeur en prime, entre le caoutchouc brûlé et le caramel rendu, j’imagine cette odeur-là, et tout de suite je sens les fils durs et hérissés au bout de mon bout… Je passais mes journées en pantalon de pyjama, et je devais le tenir éloigné de mon sexe pour que les fils ne se prennent pas dans le tissu. Je traînais donc dans la maison en tenant mon froc, mon petit oiseau ballotant mollement entre mes cuisses maigres, transpercé de flèches. Et ma couille gauche que les médecins ont fait descendre par la même occasion, et qui de temps en temps, par nostalgie ou peur des mauvais coups, essaie de retourner encore faire un petit tour dans sa tanière… Imaginez-vous à onze ans, une couronne d’épines sur la pine, incapable de supporter le moindre contact avec un tissu quelconque (et donc toujours le cul à l’air), et tout le monde qui vous regarde entre les jambes avec l’air d’apprécier le boulot des chirurgiens… Je vous jure que vous prenez d’un coup une leçon d’humilité pour dix siècles !