samedi 30 juin 2007

Voyage à Istanbul (6/15)


Vendredi 11 juillet 2003.


Songeant que le vendredi est le jour le plus important de la prière chez les musulmans, j’avais dit à Sébastien que ce n’était peut-être pas judicieux d’aller visiter la mosquée d’Eyüp ce jour-là, comme nous comptions le faire. Nous avons donc décidé de remettre cette visite à demain et de nous rendre aujourd’hui sur la rive européenne, dans le quartier de Pera. Nous traversons donc à pied le pont de Galata, sur lequel les taksis font des queues de poisson aux voitures tandis que les vendeurs de fruits et de pâtisseries crient pour vendre leur marchandise. Ce qu’on trouve aussi fréquemment sur notre chemin, ce sont des Turcs assis derrière un pèse-personne, attendant que quelqu’un leur donne quelques milliers de livres pour se peser. Le temps est couvert aujourd’hui, la rive asiatique est presque invisible au loin…

Une fois de l’autre côté, nous prenons des jetons pour le funiculaire souterrain, le « tünel », qui nous mène sur les hauteurs de Pera. Nous longeons la longue avenue de l’Indépendance (Istiklal Caddesi), et dejà nous sommes loin de ce que nous connaissions d’Istanbul : larges artères, magasins modernes, librairies, disquaires (avec toujours en vitrine des albums ou des affiches de Tarkan, le Florent Pagny local), magasins d’instruments de musique. Nous nous sommes trompé de chemin, nous retournons sur nos pas et trouvons assez vite la tour de Galata. C’est de là qu’est parti le premier « homme volant » qui s’était construit des ailes et avait atterri de l’autre côté du Bosphore. C’est au XVIIème siècle, et le sultan Murat IV envoya ce cinglé à Alger, le jugeant dangereux. Du haut de cette tour, comme le ciel est un peu bouché, la vue n’est pas si exaltante (sauf celle, très furtive, d’une jolie paire de cuisses sous une longue jupe noire, alors que la fille qui portait cette jupe était assise par terre. Je n’ai rien vu de plus, mais c’est l’intention qui compte…).


Nous redescendons et allons nous asseoir à l’ombre, sur un banc. Sébastien part acheter une bouteille d’eau. Un oiseau le prend pour cible et sa chemise se retrouve maculée de fiente. Une fois ce petit problème plus ou moins réparé, nous repartons en suivant assez attentivement les conseils du Routard. Nous voyons les maisons levantines, l’ancienne prison anglaise transformée en restaurant, le lycée autrichien Sen Jorj et, juste en face, l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Petite église toute bleue dont nous ne voyons que la cour, n’osant frapper pour la visiter. C’est effectivement un havre de paix en pleine ville, et nous lisons les inscriptions rédigées en français de deux tombes levantines. Plus loin, nous voyons l’entrée de la maison natale d’André Chénier. Impossible de trouver la plaque commémorative, mais si c’est le guide qui le dit… Nous sommes là dans une atmosphère plus génoise que turque. Nous poursuivons cette rue qui descend dru jusqu’à la porte des remparts génois. C’est tout ce qu’il reste des remparts. Nous avons vu l’emblème de Gênes, nous pouvons passer outre.


C’est là que ça cafouille un peu. Il faut toujours un moment où ça cafouille, sinon pourquoi voyager ? Et nous voilà tournant dans des rues étroites, en descendant une dont la pente est vertigineuse pour se casser les jambes à la remonter cinq minutes après… C’est que nous cherchons la mosquée des Arabes, une petite mosquée de briques rouges autour de laquelle nous tournons longtemps sans la voir. Vendredi ou pas, nous y entrons dès que nous l’avons trouvée. C’est une ancienne église dominicaine transformée en mosquée. Elle a gardé un petit air de mission de son époque dominicaine. De la cour, bien que petite, elle semble un peu plus imposante que nous ne l’avions cru de prime abord. Nous faisons une pause avant de repartir, et ce n’est qu’en la retrouvant au détour d’une rue quelques minutes après que nous pouvons voir son clocher de briques transformé en minaret. Nous sommes dans le bazar de Pera, peuplé de marchands de quincaillerie. Nous cherchons un caravansérail construit par Sinan, sans le trouver. Ce n’est qu’ensuite que nous en déduisons que nous l’avons peut-être bien vu, mais que nous l’avons pris pour l’entrée du bazar, envahie de tuyaux, de robinets, de pièces détachées et de bidons. Sortis de ce bazar nous voyons les escaliers Camondo, affreux tortillon art-déco, que nous gravissons pour voir la maison du même banquier juif, devenue un hôtel sans intérêt. Nous reprenons les escaliers et descendons jusqu’à l’angle de la Kemeralti Caddesi. Là, autre façade moche, qui fait l’angle : celle de la maison Minerva, ornée d’angelots boudeurs. Nous remontons l’avenue (faible pente, ça nous change), voyons la façade du lycée français, empruntons une petite rue très raide pour le voir de dos. Ca ne nous avance pas beaucoup. On remonte jusqu’à Istiklal Caddesi, à la recherche de quelque chose de frais à manger et à boire. Nous entrons dans les « passages », sortes de galeries remplies de marchands (légumes, poissons, pâtisseries, restaurants à foison où les serveurs font les rabatteurs). Finalement, dans une rue très passante, pleine de vie, nous nous installons à la terrasse d’un café. Comme il n’y a toujours pas d’üzüm suyu, Sébastien se rabat sur une bière, moi sur un Coca.


Il est près de cinq heures, nous avons vu ce que nous voulions voir et nous arpentons Istiklal Caddesi pleine de monde et de mauvaise musique, le tramway minuscule faisant l’aller et le retour entre nous. Nous entrons dans les librairies, essayant de trouver des rayons de livres en français. On en déniche bien un, essentiellement composé de livres d’occasion. On y trouve tout et n’importe quoi : du 99 F de Beigbeder à Ingrid Caven de Schuhl, en passant par Derrida, Kristeva et consorts. Un seul Loti : Pêcheur d’Islande. Pas très turc, Pêcheur d’Islande. Dans une autre librairie, plus loin, je trouve un livre que je compte bien acheter, composé essentiellement de photographies représentant Loti à Istanbul. Aussi passionnant pour les amateurs de Loti que pour ceux qui s’intéressent à l’aspect que pouvaient avoir les rues stambouliotes en 1905, par exemple.


Passant devant l’église Saint-Antoine-de-Padoue, construite au début du XXème siècle, nous décidons d’y entrer et de s’y asseoir un moment. Puis nous mangeons en face du Consulat de France, dans un restaurant sans terrasse à l’intérieur duquel nous crevons de chaud. Je prends un pide – une pizza – au fromage qu’ils appellent kasarli. Je m’en fous plein la panse, je repars plein à ras bords. Un petit tour sur la place de Taksim toute proche (avec sa statue d’Atatürk), puis nous retournons dans le passage où nous étions plus tôt dans l’après-midi pour acheter des loukoums. Encore une adresse du Routard. Je paye la boîte de confiseries sous le portrait imposant d’Atatürk, et nous repartons.


Place du Tünel, nous trouvons un café qui sert du vrai café turc, le Coco-Gramofon. Enfin nous allons voir ce que c’est. Il faut le demander « sekerli » (très sucré) parce qu’ils ne donnent ni sucre ni cuillère. Juste un verre d’eau pour faire passer le goût très fort du marc. Ce café turc est un régal, à boire à petites gorgées, tranquillement, devant le tramway qui monte et qui descend et les passants qui font de même, dans le soir de la Porte d’Orient. Ambiance douce dans ce café qui diffuse du jazz sous une lumière tamisée. Très reposant. Nous rentrons à pied sur l’autre rive, où un feu d’artifice nous accueille alors que nous arrivons. Sébastien adore les feux d’artifice, moi pas trop, mais hier déjà, revenant du Doy-Doy, nous en avions vu un s’achever au-dessus de Sultanahmet, et il n’avait pas pu en profiter. Alors aujourd’hui, c’est fête.

vendredi 29 juin 2007

Voyage à Istanbul (5/15)


Jeudi 10 juillet 2003.


Salauds d’envahisseurs français qui viennent nous retirer la pastèque de la bouche ! Ce matin, il n’y en avait déjà plus quand nous sommes descendus au restaurant. Tout est rentré dans l’ordre par la suite, heureusement. Sébastien est impressionné par ma façon minimaliste de décortiquer un œuf dur, l’un de ces drôles d’œufs à la coquille blanche qu’on voit partout ici.

Nous avons décidé de prendre un bus pour nous rendre dans le quartier de Fatih. Nous descendons vers Eminönü, sur l’embarcadère du Bosphore, afin d’en trouver un. Seul problème : il n’existe pas de plan des lignes de bus et nous piétinons une bonne heure sans savoir quel véhicule emprunter. En fin de compte nous posons la question au guichetier en lui montrant sur la carte l’endroit où nous voulons nous rendre, il prend un morceau de papier et note les numéros des bus que nous pouvons prendre : le 91 ou le 37. Nous lui achetons donc deux tickets, mais un doute nous saisit, Sébastien d’abord puis moi : comment savoir dans quel coin de Fatih nous laissera le chauffeur ? Nous nous décidons enfin et montons dans le 91. Nous constatons que les passagers paient leur voyage à un type assis derrière un guichet dans le véhicule, à leur montée, et que ce type ne semble pas intéressé par nos tickets. C’est alors que Sébastien se souvient que le Routard en parle : les bus bleu et vert comme celui-ci sont des véhicules privés, et le paiement se fait à l’intérieur. Les tickets ne sont valables que pour les bus rouges. Nous pensons redescendre mais notre voisin, qui voit que nous sommes dans l’embarras, se renseigne à notre place pour savoir si ce bus passe par la mosquée de Fatih et, sûrs de notre route, nous payons nos places.


Le guichetier nous prévient : « Fatih Camii ! » (prononcer « djami »). Nous y sommes.


Fatih est un quartier extrêmement religieux. Les femmes voilées de noir y abondent, les barbus aussi. Il s’agit donc d’être prudent et discret, et nous évitons de prendre des photos.


Dans cette mosquée immense et somptueuse, celle de Mehmet II « le Conquérant », des hommes prient tournés vers le mirhab, tandis qu’un pédagogue enseigne le Coran a des enfants. Nous restons en retrait, contemplant le dôme splendide, le minbar de marbre. Toutes ces mosquées commencent à me tourner dans la tête, se confondant les unes les autres… Nous ressortons, reprenons nos chaussures. On sent qu’ici les gens vivent en vase clos et n’aiment pas trop que des étrangers viennent les déranger. Aucune hostilité, mais quelques regards… Nous longeons les étalages des marchands autour de la mosquée, marchands d’objets pieux pour la plupart. A l’entrée du cimetière est placé le mausolée du Conquérant – le vrai, cette fois. Nous nous déchaussons de nouveau et y entrons. Des femmes en prière, presque en extase, entourent le magnifique tombeau du sultan.


Nous continuons notre chemin jusqu’à la mosquée de Selimiye, construite au XVIème sur l’ordre de Soliman le Magnifique qui voulait honorer la mémoire de son père Selim Ier « Le Terrible ». Toutes ces histoires de sultans commencent à sérieusement me passionner. Cette mosquée est d’une très grande sobriété, qui tranche avec toutes celles que nous avons déjà vues. Dans un cadre que nous avons mis un certain temps à trouver alors qu’il était sous nos yeux se trouve un morceau d’étoffe provenant de la Kaaba de la Mecque. En faisant le tour, nous surplombons la Corne d’Or. Nous repartons, la citerne d’Aspar, à nos pieds, transformée en terrain de sport.


Et commence l’errance. A la recherche du patriarcat grec orthodoxe, nous pénétrons dans les petites ruelles de Fatih, quartier à flanc de colline. Les gens y vivent en une communauté très fermée : nous ne voyons pas un seul touriste et nous nous sentons un peu intrus. Les rues formidablement inclinées nous entraînent dans cette société étrange, cette misère à ciel ouvert où la religion tient une place primordiale. Mais les rues ne portent pas de plaques et nous avons du mal à nous y retrouver. Le patriarcat semble pourtant bien être cette énorme bâtisse rouge devant laquelle nous sommes passés ! Nous décidons de revenir sur nos pas, c'est-à-dire de gravir la colline. Istanbul, la ville aux sept collines !... On peut dire qu’on les sent dans les jambes !... Après avoir fait le tour de ce que nous pensons être le patriarcat sans avoir pu en trouver l’entrée, nous ne sommes pas plus avancés. Alors nous restons un peu à l’ombre, sur les marches d’une mosquée. Courageusement, Sébastien repart en quête, histoire d’en avoir le cœur net, tandis qu’une petite fille qui traîne des pieds en suivant sa mère voilée me lance de chaleureux sourires, et qu’un chat rachitique vient se coucher à l’ombre de mon dos. Sébastien revient bredouille, évidemment. Nous repartons, parce qu’il faut bien repartir, sous le soleil qui a décidé de ne pas nous faire de cadeau aujourd’hui. Nous nous enfonçons dans ce labyrinthe interminable, de Fatih à Fener, à la recherche, cette fois-ci, de l’église Saint-Sauveur-in-Chora. Nous achetons une bouteille d’eau dans une épicerie. A la sortie, une première femme voilée nous accoste par la gauche – « Money, money… » -, une autre par la droite. Nous passons outre, elles commençaient à s’accrocher. La bouteille ne fait pas long feu, alors que nous grimpons toujours sans que rien ne nous permette de juger si nous sommes dans la bonne direction ou non.


Nous débouchons sur une grande artère où s’élève une mosquée assez imposante. Je propose à Sébastien de regarder sur son plan pour savoir si on ne la trouve pas. Mais il y a deux mille mosquées à Istanbul ! Comment savoir devant laquelle nous nous trouvons ? Nous traversons le boulevard, retournons dans un petit quartier délabré qui encercle la mosquée, afin de trouver le nom de celle-ci… Et nous nous retrouvons devant les remparts de la ville ! Jamais nous n’aurions cru avoir marché autant. Nous montons au sommet des remparts afin de nous repérer. La Corne d’Or est sur notre droite, la porte de Topkapi doit se trouver sur notre gauche. Mais laquelle est-ce, parmi celles que nous pouvons embrasser du regard, sur nos hauteurs ? Et à quelle distance sommes-nous de la Corne d’Or ? Et quelle est donc cette mosquée qui se trouve juste au-dessous de nous, maintenant ? Nous essayons d’évaluer tout ça : nous pensons être sur Ayvansaray Caddesi. Nous redescendons, consultons encore la carte en retournant sur le boulevard d’où nous venons. C’est alors qu’un homme très serviable, nous voyant perdus, nous apprend en anglais que nous sommes du côté d’Edirne, plus au sud que nous le pensions, et il nous indique la direction de l’église Saint-Sauveur-in-Chora (Kariye Camii Müzesi) toute proche. Nous ne sommes plus perdus ! Splendides mosaïques byzantines dans cette église transformée en mosquée sous le règne de Beyazit II. La Dormition de la Vierge est d’une effarante beauté, et Jésus ressuscitant les morts a ma préférence.


Nous reprenons la route des remparts, en ignorant toujours quelle est cette mosquée à leurs pieds – et sans chercher vraiment à se renseigner à son sujet, maintenant que nous savons où nous sommes… Nous les longeons, ces remparts, à l’ombre tout d’abord, traversant des quartiers d’une immense pauvreté où les gamins jouent dans les poubelles déversées sur le trottoir. Maintenant, je le sais : la misère pue.


Sur Vatan Caddesi, le trafic routier nous empêche de traverser. Nous devons donc revenir sur nos pas et emprunter le côté piétonnier du pont pour continuer notre chemin, en plein soleil cette fois-ci. Heureusement, nous ne sommes plus qu’à deux pas (façon de parler) de la Porte du Canon, la Porte de Topkapi. Une fois devant ces murailles gigantesques, notre but est atteint. Nous pouvons donc prendre un verre au pied des remparts. Jus de pêche pour tout le monde !


Bien reposés, nous entrons dans le quartier de Topkapi (rien à voir avec le palais). La faune que j’y découvre me paraît bien universitaire… Et nous trouvons en effet une université sur notre chemin. En bifurquant à gauche nous retombons sur Vatan Caddesi. Il est tard, nous n’en pouvons plus, nous décidons de rentrer en direction de l’hôtel. Quelques coups d’œil aux lignes de bus, nous ne trouvons rien d’intéressant, rien qui nous ramènerait à Eminönü. Nous passons devant une grande église que Sébastien identifiera plus tard comme étant celle de Constantin Lips. Nous marchons, nous marchons, nous nous liquéfions à vue d’œil et nous commençons à désespérer de voir jamais le bout du bout de ce boulevard… quand nous décidons, tout bêtement, de prendre le tramway. Il n’y a qu’une ligne, mais elle passe par Sultanahmet, à deux pas de chez nous. Nous achetons des jetons et entrons dans l’engin pas si brinquebalant, qui nous ramène chez nous. Un détour par le supermarché pour se procurer l’indispensable bouteille d’eau et nous nous écroulons, fourbus.


Nous ressortons un peu avant neuf heures pour aller manger au Doy-Doy, encore une adresse recommandée par le Guide du Routard. Les Turcs mangent au rez-de-chaussée, on nous propose la terrasse. Nous ne comprenons pas très bien, commençons à nous installer au premier, puis au second, destiné aux buveurs de thé ou aux fumeurs de narghilé qui consomment assis ou allongés sur des coussins… avant de nous retrouver, effectivement, en terrasse, dans la fraîcheur du soir, Sébastien ayant devant les yeux les minarets de la Mosquée Bleue et moi les bateaux amarrés sur le Bosphore. Je me régale : ayran et Bagdat kebap (boulettes de viande accompagnées d’une omelette). Un thé à déraciner les dents par là-dessus, et nous retournons à l’hôtel en achetant une nouvelle bouteille d’eau, que je termine en achevant ces lignes.


Et cette mosquée au pied des remparts ? Eh bien, en relisant mes guides et en regardant sur la carte, je peux affirmer avec certitude qu’il s’agit de la mosquée de Mihrimah, encore une consruite par Sinan et, semble-t-il, magnifique. Et nous n’y sommes pas entrés ! Nous avons manqué de curiosité ; dommage.

jeudi 28 juin 2007

Voyage à Istanbul (4/15)


Mercredi 9 juillet 2003.


Levés à huit heures. J’ai dormi difficilement, par intermittence, gêné par les bruits de la rue, les cris des marchands ambulants, le rire des mouettes, les klaxons. Un bon petit déjeuner pour commencer (la pastèque reste mon aliment préféré de ce repas).


Nous grimpons ce matin vers le palais de Topkapi. La visite est payante, les guichets se situent au fond de la cour des Janissaires. La file où nous attendons se trouve en plein soleil, bien que la cour soit très ombragée. Parce qu’une affiche placardée au-dessus des guichets porte une notice concernant les « tour guides » Sébastien sort brusquement de la file – alors que nous étions arrivés au bout -, croyant que nous n’attendons pas dans la bonne, que celle-ci est réservée aux guides. Drôle d’idée. Je manque de présence d’esprit et sort de la file à mon tour pour le suivre, au lieu de l’appeler. Du coup, nous voilà obligés de prendre une autre queue. C’est con, on y était presque.


Finalement, nous avons nos tickets (un pour le palais, l’autre pour les salles du Trésor). Nous passons le portique de sécurité (nos sacs subissent les rayons X, ils commencent à avoir l’habitude) et nous pénétrons dans la deuxième cour du palais de Topkapi.


Dans la salle des reliques se trouvent, offerts aux regards de tous, quelques exemplaires des clés de la Kaaba de la Mecque ainsi qu’un morceau de la vraie porte, des cheveux et des poils de la barbe du Prophète, et même l’empreinte de son pied. Dans une guérite, un imam psalmodie des versets du Coran. Plus loin le bâton de Moïse, le turban de Joseph, l’épée de David. Il nous faudrait un peu de sérieux mystique, mais nous avons du mal à y croire. Et ne pas y croire, n’est-ce pas le début de la foi ?


La deuxième salle que nous visitons recèle les portraits de la dynastie des sultans qui se sont succédés à Topkapi depuis Osman, quelques miniatures illustrant des Corans et des arbres généalogiques.


Avant d’aller plus loin, nous achetons les tickets pour la visite du harem puis nous allons voir, une par une, les quatre salles du trésor. Démesure des sultans ! Les émeraudes énormes, les trônes sertis d’or ou d’ébène, les aigrettes gigantesques… Le sultan savait faire les choses en grand pour en mettre plein la vue à sa cour ! Dans une châsse, le crâne de saint Jean-Baptiste et, dans la partie correspondante de son armure : son bras. J’aime les reliquaires, ces métonymies visuelles : on ne voit qu’une boîte, mais on est prié d’adorer ce qui se trouve dedans et de ne pas douter de sa réalité !


Puisque le harem ferme à midi nous visitons la quatrième cour, le Jardin des tulipes. Les touristes se pressent sous le baldaquin du sultan pour être pris en photo devant la Corne d’Or. La salle des circoncisions est fermée, nous nous rabattons sur les deux pavillons, le kiosque de Bagdad et celui de Revan, aux coupoles extraordinaires, couvertes de cette faïence bleue d’Iznik qui est le comble du luxe et de la beauté à Constantinople. Nous retournons du côté de la rive du Bosphore alors qu’un supertanker fait son entrée dans la baie. Puis nous quittons cette cour, retournons devant le harem qui ne devrait plus tarder à ouvrir… quand nous entendons une fanfare derrière nous : c’est un spectacle, l’entrée des janissaires au palais, musique et danse, faste militaire – toujours un peu ridicule…


Ouverture du harem. Nous suivons le guide, nous n’avons pas vraiment le choix de faire autrement. Il y a toujours une frustration à ne pas se sentir libre de découvrir soi-même les pièces du monument. Nous ferons avec. Léger retour de libido devant une blonde aux yeux bleus pas particulièrement jolie mais portant un maillot blanc très sexy (gros seins) et une minijupe de jean.


Nous quittons le palais de Topkapi, achetons une bouteille d’eau à un porteur et nous asseyons près de la fontaine de Soliman, face à Sainte-Sophie, très rigide bonne femme rose sous ses énormes protections anti-sismiques qui lui donnent un air de bunker. Sébastien se fait accoster par un cireur qui insiste pour brosser ses chaussures en nubuck. Hier soir déjà, alors que nous cherchions où nous allions manger, ses pieds avaient attiré la convoitise d’un cireur.


Prochaine étape : la Citerne-basilique qui se trouve à deux pas, le « Palais englouti » des Turcs. L’eau suinte des pierres alors que nous avançons entre les colonnes de ce lieu rafraîchissant. Impressionnantes têtes de Méduse sur les socles de deux colonnes, l’une couchée de profil, l’autre inversée.


De retour à l’extérieur, nous nous mettons en quête de la Citerne aux mille colonnes. Et là nous marchons, nous marchons, nous faisons le tour de quelques rues, toujours les mêmes dans lesquelles nous piétinons sans trêve, sans jamais trouver la citerne. C’est tout simplement que son entrée est devenue celle d’un restaurant. Il faut pénétrer dans celui-ci, payer 8 millions de livres pour pouvoir la visiter et boire un verre. Endroit très rafraîchissant là encore, et caissière très jolie. Les colonnes ne sont visibles qu’en partie, la plateforme ayant été construite à mi-hauteur. Ce n’est plus vraiment qu’un café bâti dans un lieu splendide… Je trouve la croix latine dressée sur un globe dont parle Le Guide du Routard, et nous nous installons pour prendre un café. Nous espérions goûter au vrai café turc, mais ce n’est encore une fois que du Nescafé. Tant pis.


Sinan nous appelle encore et nous entrons, quelques rues plus loin, dans la mosquée de Sokollu Mehmet Pasa. De l’extérieur, elle semble toute petite, entourée de son cimetière. Mais lorsque nous pénétrons dans la cour, tout le charme de l’art de Sinan apparaît et nous foudroie. Des gamins pieds nus s’amusent entre deux prières ou se lavent les pieds à la fontaine. Nous nous déchaussons et soulevons la bâche verte qui masque l’entrée, prêts à être saisis une nouvelle fois par la splendeur du lieu. Et une nouvelle fois, nous sommes saisis. Bleu d’Iznik encore, à pleurer de joie. Istanbul ? Je n’y ai vu que du bleu…


Passant par de petites rues dans des quartiers très pauvres, nous atteignons la petite Sainte-Sophie, modeste sous les arbres, et malheureusement fermée. Nous remontons ensuite vers le square Kadirga, dans lequel nous nous installons une bonne demi-heure. Je prends quelques notes, Sébastien étudie le plan puis, empruntant toujours les quartiers les plus populaires, traversant la voie du chemin de fer, passant outre les remparts et coupant le boulevard Kennedy en profitant d’un temps mort entre deux flots de voitures, nous nous posons devant la Marmara infestée de bateaux, sur une aire pleine d’enfants et de pêcheurs (mais que peuvent-ils bien pêcher de comestible dans cette eau noire au-delà du dégueulasse ?). Nous restons là un certain temps, à voir le trafic des bateaux, et nous longeons la digue, dondaine, nous trouvant soudain nez à nez avec un navire échoué autour duquel pêchent les pêcheurs et se baignent les baigneurs. Une épave sans doute laissée là par mesure préventive et dissuasive.


Nous retraversons le boulevard et remontons dans notre quartier, dans nos rues familières, à la recherche d’un lieu pour manger. Sur Akbiyik Caddesi, Sébastien a noté un petit restaurant vanté par le Routard. Petite terrasse très joliment située, portakal suyu et lamb shish, kebab succulent… Mais j’ai un peu abusé du pain et de la sauce dès l’entrée et ne puis achever mon assiette. Encore une fois. Les chats sont de sortie, tournent autour des tables. Pas de thé pour ce soir. Toujours suivant le Routard, nous rejoignons la rue Pierre-Loti en passant encore par de petits quartiers pauvres. Sébastien achète une carte de téléphone, lui ne parvient pas à joindre ses parents, moi j’appelle ma mère, qui ne me reconnaît même pas au téléphone. Elle m’annonce que les Assedic menacent de me radier et vont le faire : j’ai oublié de faire ma déclaration ce mois-ci. Je suis un peu loin de tout ça… et puis je m’en fous, je ne touche pas d’Assedic. Nous cherchions un magasin de pâtisseries mais ne le trouvons pas. Direction l’hôtel. Sébastien appelle ses parents sur le chemin, nous achetons une bouteille d’eau et arrivons à l’hôtel au moment même où un car rempli de touristes français s’y installe. J’attends un peu pour récupérer la clé et nous nous retirons dans nos appartements.

mercredi 27 juin 2007

Voyage à Istanbul (3/15)


Mardi 8 juillet 2003.


Réveil à neuf heures pour prendre notre premier petit déjeuner à l’hôtel. On se sert soi-même, un café très peu fort d’abord, avec du pain, du miel et de la confiture. Puis, salade de fruits, une très rafraîchissante part de pastèque et de la confiture de rose. Le fromage blanc m’aurait bien tenté, ce sera pour demain. Tout cela accompagné de jus d’orange (portakal suyu) et d’un thé fort comme un Turc. Quand nous revenons dans notre chambre nous avons la surprise de constater que la femme de chambre s’en est occupée sans que nous n’ayons rien demandé.


Nous partons en direction de la mosquée de Beyazit quand, en chemin, nous découvrons un cimetière dans lequel se trouve le mausolée d’un sultan que nous croyons être tout d’abord Mehmet II. Il est fermé, nous repartons.


Nous atteignons la place de Beyazit après avoir tourné dans quelques rues bruyantes sans trop savoir où nous étions. En face de nous, la porte immense de l’Université d’Istanbul. A notre gauche, le musée de la calligraphie. C’est ouvert, nous entrons. Corans magnifiquement enluminés, signatures de sultans… Les explications sont en turc, nous ne pouvons donc profiter que de la chose en soi. Et la calligraphie arabe, n’est-ce pas cela ? Admirer le signe en soi indépendamment de son sens, puisque le signe est sens… Je pense à mon cher Raban Maur.


Nous voilà dans la mosquée de Beyazit, plutôt sobre, un brin décevante. C’est pourtant le premier sanctuaire impérial d’Istanbul ! Nous nous attendions sans doute à plus de splendeur – exigeants touristes que nous sommes… Nous ressortons, faisons le tour de la mosquée et profitons d’une vue magnifique sur l’embouchure du Bosphore et de la Corne d’Or, avec la tour de Galata d’un côté et la rive asiatique de l’autre. Petit moment de détente dans le parc, très ombragé, de l’Université. D’ici aussi nous avons une vue superbe, en plongée directe… sur la mosquée de Soliman le Magnifique.


C’est justement vers celle-ci que nous allons ; bien faite est la vie. A notre arrivée, le muezzin entonne le chant de la prière. Pendant celle-ci, nous contemplons la cour du palais construite par Sinan, les minarets ouvragés, fusées Ariane à trois étages sur une rampe de lancement toute ronde, et nous ressortons pour visiter le cimetière. Les mausolées du sultan et de sa femme Roxelane sont fermés au public. Nous cherchons en vain la tombe de Sinan. En revenant sur nos pas nous constatons que le mausolée de Soliman est ouvert, nous nous déchaussons et entrons. Que d’or dans ce tombeau ! L’intérieur est tapissé de faïence, des diamants brillent sous la vaste coupole, le sultan est entouré de sa mère ; de deux de ses fils et d’autres membres de sa famille. Le turban au sommet du türbe est gigantesque.


Nous retournons à la mosquée, apothéose de splendeur. La Bleue est dépassée !... Ouvrage d’art total, minutieux, superbe déferlement de couleurs. Du vert, du rouge, de l’ocre !... Du sépia !… Nous voyons prier quelques musulmans derrière les colonnes de porphyre. Derrière la mosquée, autre vue sur la Corne d’Or…


Il est temps de se mettre à chercher une terrasse pour nous y désaltérer. Il y en a justement qui s’alignent sous les arbres face à la Süleymaniye. Nous longeons les tables, allons voir plus loin s’il y a mieux et retournons sur nos pas. Je bois un ayran et Sébastien du jus de pêche. Ainsi requinqués, nous partons à la recherche d’un parc que Sébastien a déduit d’une sorte de zone franche sur le plan de la ville : peu de rues, et très étroites… En fait de parc, nous nous retrouvons à Vefa, le quartier gitan. Foule bigarrée, bruyante, courbée sous le poids des objets qu’elle transporte – ici les caisses remplies de marchandises de toute espèce ne sont que le prolongement du corps des autochtones, des excroissances qui ont poussé sur leur dos ou leur tête -, gamins qui courent, et même un coq qui chante en dressant sa crête. Un coq de garde, qui aboie en nous voyant approcher… Odeurs fortes d’épices, de réglisse… Et nous revoilà au bas de la rue que nous avons déjà gravie deux fois aujourd’hui et qui mène… à Beyazit et à la Süleymaniye ! Sur le trottoir, des chats errants se partagent les restes d’une poubelle éventrée. Istanbul est la ville des chats. Nous continuons notre route, imperturbables, à la recherche de la mosquée de Sezhade, nouvelle occasion de tourner en rond, de se perdre pour, finalement, s’y retrouver et atterrir devant une vieille petite mosquée, le premier chef-d’œuvre de Sinan. Nous n’y entrons pas, préférant rester dehors sur un banc à nous faire recouvrir par les mouches. Juste à côté de nous se trouve l’aqueduc de Valens, que nous allons voir après une nouvelle halte dans un petit parc. Nous regardons les embouteillages sous l’aqueduc, le ballet des taxis, et faisons demi-tour. Nous tombons sans vraiment l’avoir cherché sur le marché aux livres, que nous passons assez vite. Le mausolée que nous avions déniché ce matin est ouvert. Déception : il ne s’agit pas du tombeau de Mehmet II mais de celui d’un Mahmud quelconque... Retour dans le Grand Bazar, l’amoncellement de corps humains, le grand bordel des couleurs, des parfums et des bruits. Nous achetons une bouteille d’eau « Turkuaz » et rentrons à l’hôtel. Je rédige mon journal tandis que Sébastien, infatigable capitaine de l’expédition (dont je ne suis que l’humble mémorialiste), étudie guides et cartes pour savoir de quoi demain sera fait.


Vers 19 heures, nous ressortons en quête d’un endroit où manger. Nous finissons par trouver un restaurant, juste au bas de la rue Ankara, d’où nous voyons le soleil se coucher sur la Corne d’Or. Je prends un Iskender kepab (lamelles de viande accompagnées d’une sorte de fromage blanc non sucré, succulent), et commande au garçon « üzüm suyu » (jus de raisin), la bouche en cœur, content de prononcer correctement. Seulement, le garçon nous explique qu’il n’y en a pas, pas plus que les jus de fruits que demande Sébastien. Il nous propose à la place du Salgam, que nous choisissons d’essayer bien sûr, car nous sommes là pour tenter des expériences. Il s’agit d’un jus de fruit à base d’olives noires et de cerises. Je le bois sans conviction. On ne m’y reprendra pas. Un thé et nous quittons les lieux. Nous traversons la rue et longeons les quais, amusés de voir le courant très fort de l’embouchure du Bosphore et de la Corne d’Or, et les petits bateaux amarrés qui tanguent et se secouent violemment tandis qu’à l’intérieur, imperturbables, des Turcs font griller de la viande. Sous le pont de Galata défilent les restaurants devant lesquels les patrons font les rabatteurs. Nous les longeons jusqu’au bout des galeries et remarquons que la rive nord d’Istanbul n’est pratiquement pas éclairée. D’ailleurs, contrairement à l’impression que nous avions eue le soir de notre arrivée, il y a très peu d’éclairages à Istanbul. La Nouvelle Mosquée, Topkapi et la mosquée d’Eyüp se détachent assez sur l’horizon, mais la mosquée de Soliman, qui domine pourtant la baie, est presque invisible. Nous achetons une pâtisserie, une sorte de feuilleté en forme de banane, frit et très sucré, gorgé de sirop, que Sébastien, s’aidant du guide, identifiera de retour à l’hôtel comme étant un « tulumba ».


Avant de rentrer nous visitons la gare, qui est une gare normale avec des trains turcs, c'est-à-dire sans lumière, et un immense portrait en bronze d’Atatürk, le Che Guevara d’ici. Alors c’est ici qu’arrivait l’Orient-Express ? Nous remontons vers notre chambre où, assoiffés par le tulumba, nous terminons la bouteille d’eau. Sébastien doit même retourner au supermarket, ouvert tard le soir, racheter une bouteille.

mardi 26 juin 2007

Voyage à Istanbul (2/15)



Lundi 7 juillet 2003.


Réveillé vers 6 heures par les bruits de la ville : trompes de bateaux, trafic, mouettes… C'est à 9 heures que je me lève pour terminer le compte-rendu de ma journée de la veille alors que Sébastien dort encore. Il se lève à 10 heures, trop tard pour le petit déjeuner. Nous rangeons nos affaires et reprenons la route de l'hôtel Erboy. Notre chambre est la 312, une petite chambre aux meubles verts, aux rideaux et aux couvre-lits rouges. Topkapi et Sainte-Sophie sont à quelques mètres - c'est donc tout naturellement par là que nous nous dirigeons. Nous passons devant la Sublime Porte, longeons les remparts de Topkapi par une petite rue qui monte, aux bâtiments de bois. Nous voilà devant la porte du palais, et devant celles de Sainte-Sophie. Nous ignorons les porteurs d'eau et les passants intéressés qui veulent s'improviser guides et nos pas nous mènent devant la Mosquée bleue, faisant dégouliner ses dômes et dressant ses six minarets. En face, derrière nous, Sainte-Sophie la rouge. Après être entrés dans la cour intérieure de Sultanahmet, nous laissons nos chaussures dans un sac et pénétrons dans la mosquée. Saisissement devant la beauté, l'immensité du lieu. Sous les cercles d'ampoules, nous ne sommes plus rien devant ces colonnes d'or et de faïence bleue. Nous jouissons du plaisir de marcher en chaussettes sur la moquette. Nous ressortons dans les jardins du monument, regardons la Marmara et la rive d'Asie, au loin, entre les maisons.


Une fois dehors, nous délaissons encore les quidams qui nous veulent du bien - " Hey ! You look Turkish ! Can I help you ? " - et poursuivons notre route vers le Grand Bazar. Le temps est assez clément, la mer nous apporte un petit vent agréable, mais la marche nous use vite. Je commence à avoir très soif, la bouche aussi sèche que si je mâchouillais une semelle. Nous entrons dans le Grand Bazar après avoir traversé des rues pleines de monde, de marchands ambulants, de voitures, de taxis, de tramways. Boutiques de bijoux, les unes à côté des autres, puis au détour d'une galerie : parfums et tissus, cuir à gogo, dans des mélanges d'odeurs captivantes. Il fait très lourd ici, nous ressortons et nous voilà dans le coin des vêtements : " tekstil ", c'est ce qu'annoncent tous les magasins. Mes jambes n'en peuvent plus, nous nous asseyons à même le sol dans une petite galerie marchande bâtie sur plusieurs étages. En contrebas, une fontaine offre un point de vue rafraîchissant. Cette fois, nous décidons vraiment de nous mettre à la recherche d'un café. Le quartier vers lequel nous allons semble plus porté sur l'alimentaire : les kebabs se suivent comme les bijoux, puis les tekstil, tout à l'heure. Nous dénichons une terrasse face à la Corne d'Or et à la tour de Galata et commandons du jus de cerise (" visne suyu "). C'est là qu'en potassant le Guide du Routard, Sébastien constate que nous sommes passés sans le savoir du Grand Bazar au Bazar égyptien. Nous nous prélassons un moment à l'ombre de notre terrasse, il est à peine 15 heures mais nous décidons de rentrer à l'hôtel non sans avoir acheté une bouteille d'eau et du jus de cerise au supermarché face à celui-ci.


De retour dans notre chambre, donc, nous nous rafraîchissons, nous nous prélassons, fourbus. Je ne suis pas loin de m'endormir et je crois que Sébastien en a été encore plus près. Vers cinq heures je me ressaisis pour écrire ces lignes, sous la chaleur qui est revenue et tandis que résonne le chant triste du muezzin.


Vers 18 heures, nous ressortons. Le temps dehors s'est de nouveau rafraîchi, la promenade est plus appréciable. Sébastien a repéré un petit restaurant sur le Guide du Routard, le Karadeniz, et nous y allons. Sébastien entre bille en tête, voulant suivre les conseils du Guide et s'installer au premier étage. Mais le patron ne veut pas que nous montions et nous désigne la terrasse, sans doute pour que nous restions visibles des passants. Nous nous asseyons, le serveur nous tend les menus rédigés en anglais, je commande un kebab en voyant inscrit le mot " eggplant ". Je me dis que ça doit avoir un rapport avec les œufs. Je m'attends à recevoir un plat contenant de la viande et une sorte d'omelette, quelque chose comme ça. Nous faisons connaissance avec notre voisin de table, un Français d'origine asiatique, N'Guyen, avec qui nous nous mettons à parler du Guide du Routard, justement, et des voyages que lui a fait. Il est à Istanbul pour le mariage d'une amie, mais il a aussi voyagé en Jordanie, en Syrie, au Vietnam, dans le Sahara… Ce qui explique qu'il arrive assez facilement à se faire comprendre des serveurs : l'habitude des voyages. Les kebabs arrivent sans se presser, et je me rends compte de mon erreur : " eggplant ", c'est l'aubergine. Je ne suis pas très fort sur l'aubergine, mais j'essaie tout de même de lui faire un sort. Je goûte au fameux " ayran ", yoghourt liquide salé, très rafraîchissant. Le plat est très épicé et s'achève par un thé turc, c'est à dire coriace. N'Guyen nous quitte et nous nous en allons peu de temps après. Nos autres voisins sont français aussi : deux femmes et deux enfants. Elles nous expliquent qu'elles viennent de Bulgarie où vit l'une d'elles, mais qu'elles ont eu des problèmes : elles devaient faire le trajet dans la voiture d'un mari, mais la Bulgarie possède une réglementation très stricte concernant les voitures qui passent la frontière, à cause des nombreux trafics de voitures volées. La femme n'ayant pas sur elle de papiers stipulant que son mari était au courant qu'elle conduisait sa voiture, elles ont dû se résoudre à rejoindre Istanbul en car.


Nous traînons un peu dans le quartier, au loin les supertankers se croisent sur le Bosphore dans le jour qui décline. Sur l'hippodrome de Sultanahmet nous admirons l'obélisque de Théodose, la colonne serpentine et l'obélisque muré dans le soleil couchant. À neuf heures commence le spectacle son et lumières en français à la mosquée de Sultanahmet. Nous nous y installons, un type passe et repasse en essayant de vendre du thé. Nous revoyons N'Guyen, qui mange du maïs grillé. Son et lumières sans surprise, le texte est dit par Jean Piat. Nous retournons tranquillement à l'hôtel. Le problème de cet hôtel, c'est qu'il n'y a pas d'air. Le temps à l'extérieur peut-être très doux, nous suons très vite… Une bonne douche, mon journal et au lit.

lundi 25 juin 2007

Voyage à Istanbul (1/15)


(Voici le premier épisode de notre grand feuilleton de l'été. Maintenant que je ne tiens plus mon journal intime en ligne, je peux à loisir en réutiliser les meilleures pages. N'est-ce pas d'ailleurs la période des best-of et autres rediffusions ? Retour donc sur un séjour stambouliote effectué en juillet 2003... L'occasion pour les nostalgiques de mon journal de s'y replonger un peu - et pour ceux qui sont arrivés après la bataille de se faire une idée de ce qu'ils ont raté. Les pauvres.)


Dimanche 6 juillet 2003.


Réveil à l'aube sans avoir dormi, comme de bien entendu. Je voudrais être quinze jours plus loin dans ce journal, et me lire comme un étranger. Ma mère est plus stressée que moi, puisqu'en ce qui me concerne je n'ai jamais l'inquiétude d'oublier quoi que ce soit : je constate que ces choses ont été oubliées, c'est tout, et je me maudis. Elle angoisse parce que Sébastien tarde à faire son apparition à la gare, alors qu'il n'est que 9 h 00 et que notre train part à ¼. Il arrive bien sûr, puisqu'il est écrit que tout doit se dérouler sans histoire, et nous entamons le premier trajet, de Laval au Mans, par train express régional, faisant une halte de quelques instants dans plusieurs petites gares. Le voyage commence en douceur, sur le mode mineur. Au Mans, nous prenons un deuxième train : le TGV pour Roissy, encombré de bagages et de jeunes anglais qui ont fait du wagon leur territoire, criant et gesticulant, faisant même partager à tout le monde leur goût sans faille pour la grande musique : La Macarena, I'm a Scatman… J'espérais secrètement qu'ils disparaîtraient de la surface du monde ferroviaire à Marne-la-Vallée, mais non, ils rentrent au bercail, dans leur Perfide Albion, nous devons donc nous les farcir jusqu'à Roissy.


À notre arrivée, il faut encore s'orienter, trouver le bon terminal, qui mène au bon guichet, qui nous indiquera la bonne porte d'embarquement. Nous grimpons, en traînant nos valises, escalators et escaliers, empruntons une navette qui nous dépose 500 mètres plus loin, à la porte B. Sébastien sort ses billets, le type au guichet nous enregistre et nous montre où nous devons aller : porte F, c'est-à-dire à l'opposé… c'est-à-dire à peu près d'où nous venons. C'est reparti, à pied cette fois, dans l'autre sens. Heureusement, nous avons tout notre temps : notre avion ne décolle qu'à 17 h 05. J'attrape un caddie au vol, y dépose nos sacs à dos et ma valise dont la poignée n'est pas pratique : la valise en elle-même est un peu trop ample et mes jambes un peu trop longues se prennent dedans. Je n'aime pas les aéroports, ces structures immenses et inhumaines où tout est loin de tout, et réciproquement. Nous arrivons, et l'attente commence. Sébastien fait l'aller-retour entre le tableau d'annonce des départs et son siège tandis que j'étouffe quelques fous rires à la lecture du Chameau sauvage de Jaenada. Il n'y a pas de temps perdu. Enfin, deux heures avant le départ, nous enregistrons nos bagages et passons le sas de sécurité sans faire sonner quoi que ce soit.


L'avion de la firme Alitalia qui nous attend est tout petit, une centaine de places à tout casser. Il fait quelques tours sur la piste, lentement, puis s'élance en oblique, perce les nuages, la Seine serpente au loin sous ces moutons géants, puis ils se regroupent pour former tapis, on croirait survoler une mer de glace. Nous laissons la France et toutes les arrestations d'Yvan Colonna du monde. Frugal dîner au-dessus des Alpes, on fait passer la Méditerranée avec un café. Nous redescendons, ciel dégagé sur des champs à perte de vue. Nous cherchons Rome des yeux, mais nous atterrissons avant.


Descente de l'avion à même le tarmac, et nous prenons place dans un bus qui nous conduit à l'entrée de l'aéroport. Là, nous cherchons sur les écrans la porte d'embarquement de notre prochain avion : C32. Nous suivons les autres voyageurs qui vont, eux aussi, à Istanbul. Nouveau passage au détecteur de métal, puis nouvelle navette, sur rail celle-ci. J'aime les aéroports, ces structures incompréhensibles : une fois arrivé là où vous vouliez aller, vous seriez bien incapable de dire, en regardant les bâtiments à travers les fenêtres, par où vous êtes entré… Ici, le sol est moquetté. Nous ne sommes toujours pas parvenus à changer notre monnaie : aucun bureau de change ne fait la livre turque.


Nous embarquons. Rome s'éloigne très vite, nous longeons la côte, Rome est une ville rouge. Mais l'avion amorce un demi-tour, nous revenons vers elle. Une histoire de couloirs aériens. Derrière nous, un jeune Turc, je crois, parle fort et lance des insultes en anglais, en rigolant grassement. Heureusement, il se calme assez vite. À côté de moi, une assez jolie Turque lit un livre. Couché de soleil sur la mer, l'horizon s'emmêle les pinceaux : rouge, orange, jaune, violet, vert, bleu… Puis la nuit tombe vite. Nous devinons au loin des reliefs de côtes illuminées. Le mal de crâne qui m'a saisi durant le premier trajet en avion revient de plus belle. Je pensais tout d'abord que c'était de fixer l'horizon en me déhanchant qui me produisait cet effet, mais c'est peut-être tout simplement la pression de l'appareil. Ça finit d'ailleurs par se calmer. Je ne touche pas beaucoup au repas donné dans l'avion : j'avais mangé le précédent. Sébastien teste leur thé, qui semble être une lavasse sans goût. Soudain, l'appareil amorce une descente alors que nous apercevons une côte pleine de lumières. Les hôtesses nous font remplir un questionnaire concernant le S.A.R.S. Et la pression se fait plus forte : nous atterrissons, à notre grande surprise. Déjà ? Mais il n'est que dix heures ! Atterrissage en catastrophe ? Non, nous nous étions juste trompés : nous pensions que l'horaire d'arrivée en Turquie (23 h 30) était indiqué en heure de Paris, mais c'était en heure locale. Il est bel et bien onze heures à Istanbul, et nous atterrissons assez brutalement sur le tarmac d'Atatürk.


Nouvelle course dans l'aéroport, à la recherche de nos bagages et d'un bureau de change. Je n'aime pas les aéroports, ces grandes structures vides à onze heures du soir… Passage à la douane où un fonctionnaire tamponne vigoureusement des papiers, et nous récupérons nos valises. Là nous pouvons changer nos euros en livres turques. On me donne soixante-quinze millions six cent mille livres turques contre les soixante euros que j'ai déposés. En fait je me suis fait entuber de dix euros : Sébastien en a changé cinquante et a reçu la même somme. Petite tentative pour appeler nos familles, mais les appareils téléphoniques refusent la carte bleue de Sébastien. Nous sortons de l'aéroport. Les " taksis " jaunes, qui la nuit sont orange, comme le disait Nabe dans Visage de Turc en pleurs, font la queue. Un type costaud prend nos bagages, les range dans le coffre et nous demande de l'argent. Non, merci. Nous indiquons notre hôtel au chauffeur : hôtel Erboy, sur Ebusuud Caddesi. Il ne voit pas où ça se trouve, je l'aide un peu : " Topkapi… " (je prononce bien comme il faut, Top-kapeu), mais il demande à d'autres chauffeurs, et la course commence. Les ceintures de sécurité à l'arrière servent de décoration et le chauffeur lui-même n'a pas la sienne. Course poursuite de taxis dans la nuit d'Istanbul. À notre gauche, des bars et des boutiques de luxe éclairés avec tout le kitsch nécessaire, à droite quelques bateaux en mouillage sur la Marmara. Notre taxi se faufile à coups de klaxons et nous pénétrons dans Istanbul. Et l'enchantement commence. Istanbul de nuit, c'est tellement beau qu'on se croirait à Eurodisney. D'un côté la Mosquée bleue, de l'autre Sainte-Sophie, illuminées toutes deux comme il se doit, et séparées par un vague terrain qui les rend irréelles, sortant de là impromptues et pathétiques, toutes bêtes dans leur beauté sublime.


Nous arrivons devant notre hôtel. Le chauffeur nous a surtaxé la course : Sébastien lui donne 25 millions. Ici, si tu ne la demandes pas, le chauffeur ne te rend pas la monnaie. Le nôtre s'engouffre donc dans son véhicule et repart.


Dans le hall de l'hôtel, le réceptionniste nous explique en anglais que pour cette nuit nous dormirons dans un hôtel tout proche, et que nous pourrons retourner à l'Erboy demain. Un de ses " amis " va nous y conduire… et nous voyons surgir un grand type voûté, dégingandé, les bras interminables le long du corps, des épaules à n'en plus finir, entre la créature de Frankenstein et un personnage d'Ed Wood. On le suit, c'est à deux blocs de là, à Hüdavendigar Caddesi, l'Orient-Express. Nous passerons donc notre première nuit stambouliote dans un quatre étoiles. Le porteur de cet hôtel-ci, qui ressemble un peu plus à un être humain, essaie de nous dire quelques mots en français. Je lui laisse un pourboire très chiche : 500 000 livres. La salle de bain est très confortable, nous l'essayons immédiatement, puis Sébastien zappe sur les chaînes de télé tandis que je rédige ces notes.

samedi 23 juin 2007

Les ficelles du métier


- Bon, il ajoute en posant une Camel sur sa lèvre inférieure. J’ai donc lu ton manuscrit. Comment te dire… Euh… Déjà, on a un gros, gros problème de structure, hein. La première partie est beaucoup trop longue, et les deux autres trop courtes. Tu t’en rends compte, hein ?

- Euh… oui, je fais. Oui.

- Eh ben oui mais mon vieux, hein, c’est pas bon du tout, ça ! Un histoire bien bâtie, ça doit aller crescendo, hein, pas diminuendo ! Ça ressemble à rien, ça : tu balances tout dès le départ, comme ça, et après, hein, qu’est-ce qu’y se passe, après ? Hmm ?...

La Camel, entre majeur et index, est extirpée de la bouche qui se tord sur le côté gauche, le plus près de la fenêtre ouverte, et rejette un nuage de fumée.

- Eh ben après tu t’écrases comme une merde, mon vieux ! Comme une merde ! T’es d’accord avec moi, ou pas ?

- Euh… oui, je fais. Oui.

- Bon. Et puis qu’est-ce que c’est que cette histoire à deux balles que tu nous as pondue, là ? Où il est l’intérêt, tu peux me dire ? Tu comptes intéresser qui avec ça, hmm ?... Tu crois qu’il va être captivé, le lecteur lambda, avec ton histoire de char à voile ? Hmm ?... Non mais dis-moi, hein, parce que moi je sais pas, peut-être que les gens, maintenant, ça les branche à mort, les histoires de char à voile et de Club Mickey ! Tu vois, je rentre de congé, là, alors moi les dernières tendances je les connais pas, hein ! Peut-être, non mais je dis ça j’en sais rien, peut-être les gens ils crèvent d’envie de lire les aventures d’un type comme eux qui fait du char à voile ! T’en penses quoi, toi ?

La Camel, tapotée négligemment sur le rebord d’un cendrier de métal, retrouve la bouche. La jambe droite du pantalon de tergal chevauche la jambe gauche, le cuir du fauteuil craque sous le poids du corps.

- Euh… non, je fais. Non.

- Ah !... On est d’accord, donc ! Parce que moi non plus, figure-toi, je crois pas que ce qu’ils ont envie de lire, les gens, c’est des histoires de char à voile. Surtout qu’y a pas beaucoup de vent, dans ton affaire, là. Qu’est-ce qu’y z’ont envie, les gens, d’après toi ? Hein ? Les gens ils ont envie de voyager, les gens, voilà ! Il faut les faire rêver, les gens, c’est pas compliqué ça, si ? De l’aventure, de l’action, du sexe, bordel, du sexe ! Non parce que je veux bien que tu aies un certain style, hein, mon vieux, mais entre nous, euh… Ça baise pas dur, dans tes histoires, hein. Alors il va falloir me revoir tout ça, hein, parce qu’on peut pas continuer comme ça ! C’est quoi le problème ? Je t’ai connu mieux inspiré, mon bonhomme !

La Camel est écrasée dans le cendrier par un index impitoyable. J’ai l’impression de comprendre ce qu’elle ressent à ce moment précis.

- Bon, je fais, anéanti. Ben je crois que j’ai encore du boulot, alors…

Éclat de rire bienveillant, main qui se pose sur mon épaule.

- Allez, fiston, fais pas cette tête-là ! Je vais te l’écrire, moi, ta rédac. Bon, c’est quoi, le sujet ? « Racontez vos vacances », un truc comme ça, hmm ?

Publié dans Palindrome Papier, n°1, mai 2006.

jeudi 21 juin 2007

Le loft des écrivains (2/2)



GUILLAUME DURAND (voix off). — Eh bien voilà, euh… comment dirai-je, euh… nous sommes, euh, aujourd’hui, le lundi 5 juillet et euh… nos écrivains ont passé leur première nuit dans ce que les Français appellent déjà, euh… la villa Médicisseuh. Aujourd’hui, donc, zoom sur une confrontation, comment euh… intéressante, entre Michel et Guillaume. Les deux hommes discutent euh… en images.

Lundi 5 juillet 2004, 8 h 30 — Dans la salle de bain.

Michel Houellebecq et Guillaume Dustan se préparent. Guillaume se démaquille et retire sa perruque verte qui a tant amusé Philippe Sollers hier soir. Michel coiffe ses cheveux gras en fumant une cigarette du bout des doigts. Frédéric Beigbeder a dormi dans la baignoire et ronfle extrêmement fort.

MICHEL HOUELLEBECQ. — Il est difficile de trouver un truc qui lie les êtres humains entre eux. Il y avait une formule élémentaire et puissante, les « liens du sang ». Mon fils, mon père, c’est élémentaire et très fort.

GUILLAUME DUSTAN. — Il faut aller vers un truc simple et objectif : les liens de goût. Les affinités électives, ça, c’est Goethe. Et c’est good. (Frédéric Beigbeder semble avoir quelques difficultés à avaler sa salive alcoolisée). On y arrive. Il y aura des groupes de peintres, d’obsédés sexuels, de sculpteurs, de macramés.

MICHEL HOUELLEBECQ. — Oui, mais les goûts passent et lassent.

FREDERIC BEIGBEDER (dans un demi sommeil éthylique). — L’égout passe, hélas ! Vous m’y ferez penser pour mon prochain recueil de nouvelles, c’est une idée de titre géniale ça !

GUILLAUME DUSTAN (visiblement agacé). — Oui, Michel, peut-être, mais au moins on est free.

MICHEL HOUELLEBECQ (se frottant sous les bras avec un bout d’éponge). — Faut pas confondre liberté et plaisir. L’individualisme c’est globalement con. Les gens s’imaginent être des individus alors qu’ils sont des produits. Ça n’a aucun sens de parler d’un individu vivant en dehors de la société. Ce qui vous rend humain, c’est quand même ce qu’on a reçu des autres.

Maurice G. Dantec frappe (cogne) (tambourine) à la porte avec sa batte de base-ball (qui a tant amusé Philippe Sollers hier soir).

MAURICE G. DANTEC (furieux). — Vous allez pas monopoliser la salle de bain toute la journée, non ? Je vais finir par balancer une bombe méta-nucléaire dans ce bordel si vous sortez pas plus vite que ça, lopettes !

Michel Houellebecq, par sympathie pour Marc-Edouard Nabe, planque sous une serviette éponge les cinq exemplaires du Coran que Nabe a laissé près de la cuvette des toilettes hier soir, alors qu’il entamait sa prière quotidienne.


Même jour, 11 h 42 — Dans le patio.

Michel Houellebecq, en short et bob Tricatel, lunettes de soleil sur les yeux, sirote son verre de Margarita, en suivant d’un œil certainement las les déplacements de Guillaume Dustan et de Virginie Despentes qui jouent au jokari. Pour délirer, Virginie s’est coiffée de la perruque verte de Guillaume, lui-même monté sur talon-aiguille, et pousse des jurons à chaque passe.

VIRGINIE DESPENTES (visant obstinément le bas-ventre de Guillaume Dustan avec la balle de jokari). — Tiens, tafiole ! Care-toi ça dans l’string !...

MADELEINE CHAPSAL (compte les points). — Un à zéro pour Vivi !

MICHEL HOUELLEBECQ (à Philippe Sollers). — Tu vois, Philippe : il manquerait juste une ou deux petites Thaïs bien salopes, et ce serait le paradis, ici.

PHILIPPE SOLLERS (faisant danser le contenu de son verre de pouilly-fuissé dans la lumière du matin). — Paradis… Méfie-toi, Michel, c’est un mot que j’ai déjà déposé : il m’appartient désormais, comme Femmes

CATHERINE MILLET. — Moi aussi j’ai appartenu à beaucoup de monde, comme femme…

FREDERIC BEIGBEDER. — Dis donc, Michel, avec le contrat qu’on t’a filé pour quitter Flammarion, tes petites Thaïs, tu pourrais te les payer, non ?… Tu pourrais même tous nous en faire profiter, ordure !...

Marc-Edouard Nabe, furieux que plus personne ne s’intéresse à lui depuis cinq minutes, surgit soudain entre Michel et Philippe.

MARC-EDOUARD NABE. — Je prépare un coup génial ! J’ai décidé de reprendre mon Journal intime. Contre la télé-réalité, j’invente la littérature-réalité ! La réalittérature® ! Tout ce qui ne sera pas montré — parce que, bien sûr, les moments les plus intéressants seront coupés au montage —, tout ce qui ne sera pas montré se trouvera dans mon Journal ! Plus d’ellipse, plus de hors-champ ! Je me réapproprie tout !... J’appellerai ça La Vérité vraie !... Allah est grand !

Pendant ce temps, dans le jaccuzi, Amélie Nothomb essaie de se trancher les veines avec la une du Monde des livres. Puis elle songe à son prochain roman, qui paraîtra à la rentrée chez Albin-Michel, comme tous les ans, et considère qu’il vaudrait mieux s’assurer de son succès avant de se donner la mort. Retour dans le patio.

MARC-EDOUARD NABE. — Je viens d’avoir une autre idée, encore plus révolutionnaire : créons un journal en commun, trouvons des subventions, et démerdons-nous pour le publier hors de la Villa ! Le public saura simultanément ce qui se passe réellement ici et ce que la production de M6 lui cache. On pourrait appeler ça, euh… La vraie réalité ! Vous en pensez quoi ?... Enfin un titre que les trotskos me prendront pas ! J’ai des soutiens au Proche-Orient, qui pourront nous financer… Bougez pas, je passe un coup de fil à Carlos (Guillaume Dustan, raquette en main, entonne « Big bisou »), ensuite il faudrait que j’appelle Taddéï pour qu’il me réserve sa prochaine émission de Paris dernière… Ardisson aussi devrait pouvoir me donner une tribune… Ça, ce serait du terrorisme !... Je serais une sorte de Ben Laden, je ferais mon 11 septembre à moi !...

PHILIPPE SOLLERS. — Moi aussi, j’ai fait mon 11 septembre…

MADELEINE CHAPSAL. — Et un point pour Fifi !

FREDERIC BEIGBEDER. — Oui, enfin le grand roman sur le 11 septembre, c’est quand même moi qui l’ai écrit !

MARC-EDOUARD NABE. — Mais de quoi parlez-vous ? Le 11 septembre, c’est moi !... Le premier à avoir fait de la littérature à partir des attentats, c’est moi, enfin ! C’est facile d’écrire quand tous les gravats du WTC ont été enlevés… Moi, les cendres étaient encore chaudes quand ma Lueur d’espoir a été publiée…

MICHEL HOUELLEBECQ. — Hum, hum… Je m’excuse de m’immiscer dans votre conversation, mais j’ai fait paraître Plateforme avant les attentats et l’avenir m’a donné raison !

MADELEINE CHAPSAL. — Bravo, Mimi ! Jeu, set et match !

PHILIPPE SOLLERS (imitant le pape). — Ite missa est.

Maurice G. Dantec arrive en s’étirant, le teint blanchi par l’insomnie.

MAURICE G. DANTEC. — Clarté du sodium sur l’infra-monde idéaliste. Vous savez ce que disait Léon Bloy : « Qu’est-ce que les villégiatures ? Besoin étrange d’être mal, trois mois par an. » La souffrance est donc un loisir. L’avenir est aux joyeux massacres.

(Guillaume Dustan pousse un hurlement suraigu : la balle lancée par Virginie Despentes vient enfin d’atteindre sa cible.)


Texte écrit en collaboration avec DJ Zukry et publié sous une forme légèrement différente dans Le Journal de la Culture, n° 9, septembre 2004.

mercredi 20 juin 2007

Le loft des écrivains (1/2)



VOIX OFF DU PRESENTATEUR, GUILLAUME DURAND. — Eh bien voilà, euh… nos douze écrivains viennent d’arriver euh… devant la porte… la porte euh… de la fameuse Villa Médicis… euh… à Rome… la villa truffée de caméras… dans laquelle ils vont devoir passer les euh… euuuuuhhhh… trois prochains mois. Il est donc euh… 23 h 30, nous sommes le dimanche quatreuuuhh… juillet 2004, et nous allons suivre en euh… direct leurs premièreuuuhhs impressions…

La porte s’ouvre, les écrivains entrent. Six hommes : Frédéric Beigbeder, Michel Houellebecq, Maurice G. Dantec, Philippe Sollers, Marc-Edouard Nabe et Guillaume Dustan. Six femmes : Marie Darrieussecq, Amélie Nothomb, Christine Angot, Madeleine Chapsal, Virginie Despentes, Catherine Millet. Les femmes poussent des cris de joie en découvrant le magnifique logement de caractère recoloré en rose et vert pour mieux passer au petit écran, sauf Virginie Despentes, qui dit juste :

VIRGINIE DESPENTES. — Putain, chiée la turne… Y s’sont pas foutu d’not’ gueule !...

Tout de suite, Marc-Edouard Nabe va poser sur un lit qui lui semble propice car orienté vers la Mecque, croit-il, la lourde valise qu’il traînait, ornée de macarons divers : « Istanbul forever », « Jerusalem Tour », « Souvenirs from Bagdad », « I coeur Saddam », « Patmos touring club 2000 ».

MARC-EDOUARD NABE (à Sollers). — J’espère que le prêtre qu’ils nous ont choisi pour nous donner l’office chaque dimanche a lu Léon Bloy et Massignon, parce que…

MAURICE G. DANTEC (hilare). — Tiens, Nabe, tu t’es pas encore converti à l’Islam ?

MARC-EDOUARD NABE (vexé). — Il me cherche, le facho québécois ?

PHILIPPE SOLLERS (paternel). — Messieurs, allons… Nous avons trois mois à vivre ensemble, profitons de cette expérience unique ! (Il tète son fume-cigarette.)

MICHEL HOUELLEBECQ (sur une musique de Bertrand Burgalat). — Il y aura des matins de fraîcheur accablante, des soirs d’ivresse triste devant des écrans bleus, sur lesquels nous rêverons d’une mer amarante, dans les volutes grises qui sentiront la beu… Trois mois, j’crois que j’vais pas tenir…

Guillaume Dustan a déjà branché son portable et prépare un article pour Têtu, ou peut-être pour Gai Pied.

GUILLAUME DUSTAN. — Merde, j’suis entouré d’hétéro… Je vais me faire salement chier…

FREDERIC BEIGBEDER (lit par-dessus son épaule). — Génial, l’ennui il n’y a rien de mieux pour créer !... Moi, à Paris, j’avais trop de trucs à faire : ne pas lire tous les manuscrits que je publie chez Flammarion, voguer de cocktails en rencontres-débats, entre deux cuites au Pouilly fumé… Tiens, à propos, tu crois qu’ils font open-minibar, ici ?...

Dans la cuisine, Madeleine Chapsal s’est déjà mise au travail, essayant de décortiquer le couvercle d’une boîte de petits pois…

MADELEINE CHAPSAL (lyrique). — Ah… J’adore ces moments où nous nous découvrons tous… Et j’adore faire à manger à mon homme… Enfin je veux dire, à mes hommes…

CHRISTINE ANGOT (pratique). — T’as un ouvre-boîte juste au-dessus de ta tête…

AMELIE NOTHOMB (plongeant la main dans une corbeille remplie de fruits). — Dommage que ces pommes ne soient pas pourries, elles avaient l’air appétissantes. Madeleine, tu ne jeteras pas la boîte de petits pois, j’adore le goût du métal. Eh ! (Elle sursaute, Catherine Millet vient de lui mettre un doigt dans le cul.)

CATHERINE MILLET (voix langoureuse). — Reste tranquille… Tu vas aimer…

Marie Darrieussecq entre soudain, échevelée, la robe à moitié déchirée, et fait le tour de la cuisine en poussant des cris d’animal qu’on égorge.

MARIE DARRIEUSSECQ. — Ne me forcez pas à manger du porc !... NE ME FORCEZ PAS À MANGER DU PORC !!! Depuis que j’ai écrit Truismes, les cochons sont mes frères !... Si je mange du porc, je vais me vider !... Je vais me vider !... JE VAIS MEEEEEEUUUUUHH…

Elle tombe à genoux, vomit et défèque en heurtant violemment sa tête contre le sol. Plusieurs fois.


GUILLAUME DURAND (voix off). — Eh bien euuuuhhh… Nous allons laisser nos écrivains prendreuuuuhhh… prendre leurs marques sur euhhhh… dans la villa… Ne manquez pas notre prochain rendez-vous demain à 18 h 05 sur M6, pour la suite euh… de La Villa Mdi6… Nous reviendrons sur… euh… les dernières 24 heures… Nous saurons quel écrivain se couche le plus tard et si Marc-Edouard supporte les disques apportés par Maurice : Kraftwerk, Pere Ubu et David Bowie… Nous saurons si Frédéric résiste aux avances de Guillaume, ou si une idylle se… euh… comment dirais-je se noue entre Philippe et Madeleine… Bien entendu, vous pouvez suivre le live 22 h/24 sur TPS… À demain 18 h 05, bonne soirée sur M6 et merci mille fois…


Texte écrit en collaboration avec DJ Zukry et publié sous une forme légèrement différente dans Le Journal de la Culture, n° 8, juillet-août 2004.

lundi 18 juin 2007

La littérature derrière les barreaux



La cellule ! Voilà bien le lieu où la plupart des écrivains auraient aimé se retrouver. Un lit, une table, un chiotte : le dépouillement, la solitude, dix mètres carrés de paradis. Si de nos jours les gangsters à la retraite rêvent tous de coucher leurs mémoires sur le papier et d’obtenir leur certificat d’hommes de lettres, les écrivains, eux, ne rêvent que de se dresser contre la justice, le pouvoir, de partir en cavale – de finir au cachot. Ironie de l’époque ! Un poète en prison ne soudoierait jamais son geôlier pour en obtenir la liberté, mais tout au plus quelques rames de papier et un crayon…


« Quatre murs ! – Liberté ! », clame Tristan Corbière dans le poème Libertà, daté de la cellule n° 4 bis de la prison de Gênes, où le poète breton n’a sans doute jamais mis les pieds.


Bien sûr, la réalité est tout autre : quatre pauvres types dans des cellules pour deux, les matons qui passent et les portes qui claquent, la violence et la peur quotidiennes, l’absence complète d’intimité… Pour la solitude et le calme, on repassera ! La cellule dont rêvent nos écrivains, c’est celle du cloître – seulement, la prison a tellement plus de classe ! On s’y sent l’égal d’un Spaggiari, d’un Mesrine ! Les braqueurs de langue aiment tutoyer les braqueurs de banques…


Si la littérature n’entretient avec la geôle qu’un vague rapport fantasmé, romanesque, ils sont nombreux malgré tout les poètes et les prosateurs qui se sont heurtés avec la réalité de la détention. Certains ne connurent la prison que quelques jours, d’autres quelques mois ; certains y passèrent une grande partie de leur vie, d’autres y perdirent la leur. La liste serait trop longue pour en tenir un compte exhaustif, concentrons-nous sur quelques exemples précis en excluant d’emblée les prisonniers d’opinion. Ceux qui furent enfermés pour leurs idées, pour leurs écrits, pourront faire l’objet d’une autre étude – ne nous intéressent pour l’instant que ceux que la justice a cueilli bien loin de la littérature…

De Villon à Verlaine : les poètes en prison


Avec François Villon pour figure de proue, pour ancêtre de plume et de mauvais coups, rien d’étonnant à ce que les écrivains français idéalisent le cachot ! Villon a tout pour plaire : sa biographie est pleine de trous et d’incertitudes (on ne peut que supposer sa date de naissance, on ignore tout de sa mort…), laissant la part belle à la légende. Rabelaisien avant Rabelais, « tout aux tavernes et aux filles », c’est le mauvais garçon mythique. Pourtant, né dans la pauvreté, son destin aurait pu se trouver changé pour le mieux à son adoption… Il vient au monde dans un Paris encore occupé par les Anglais, au moment du martyre de Jeanne d’Arc et du sacre d’Henri VI, en 1431 ou 1432. Très tôt orphelin de père, il est recueilli par Guillaume de Villon, chapelain de Saint-Benoît-le-Bétourné, qui lui donne un nom, une religion, une culture. Plus tard, Villon rejoint la Faculté des Arts où il participe à ce qu’on appellerait aujourd’hui des « actes de vandalisme », dérobant des enseignes, volant des crochets aux bouchers… autant d’objets qu’il restituera de façon ironique dans le Lai. Il obtient des lettres de rémission – autrement dit le pardon – pour le meurtre du prêtre Sermoise, mais durant la nuit de Noël 1456, il vole cinq cents écus d’or au Collège de Navarre en compagnie d’autres malfaiteurs. Dénoncé par l’un d’eux, Villon, qui entre temps a commis un bon nombre d’autres larcins, se fait arrêter quelques années plus tard.


Déchu de sa qualité de clerc par l’évêque d’Orléans, Thibaut d’Aussigny, Villon est détenu dans les oubliettes de Meung, où il subit la question de l’eau.


Il est possible que Villon ait écrit l’Épître à ses amis et Le Débat du cœur et du corps à Meung-sur-Loire. « Jeûner lui faut dimanches et merdis, / Dont les dents a plus longues que râteaux ; / Après pain sec, non pas après gâteaux, / En ses boyaux verse eau à gros bouillon ; / Bas en terre, table n’a ne tréteaux. / Le laisserez là, le pauvre Villon ? » Il est libéré le 2 octobre 1461, à l’occasion du passage dans la ville du nouveau roi Louis XI. L’année suivante, il est de nouveau incarcéré pour vol au grand Châtelet de Paris, où il est une seconde fois soumis à la question de l’eau. Après avoir promis de rembourser une partie du vol au Collège de Navarre, il est libéré le 7 novembre 1462. Mais, fin novembre, il est impliqué dans une bagarre dans lequel le notaire pontifical, Ferrebouc, reçoit un coup d’épée de Robin Dogis. Villon, une fois de plus arrêté, une fois de plus torturé, est condamné à être pendu. Il interjette appel. Le 5 janvier 1463, le Parlement casse le jugement et bannit Villon pour dix ans de la ville, prévôté et vicomté de Paris. Villon écrit une Louange à la Cour où il demande, en vers, un délai de trois jours pour régler ses affaires. Il écrit aussi la Question au clerc du guichet, son dernier poème connu, où il se félicite d’avoir fait appel d’un jugement injuste : « Quand donc par plaisir volontaire / Chantée me fut cette homélie, / Étoit-il lors temps de moi taire ? » Puis, Villon disparaît de Paris et entre dans la légende : on perd à cet instant toute trace de lui.


On pourra dire que Villon a lancé bien malgré lui la mode des poètes emprisonnés, qui ne cessera de faire des émules jusqu’à nos jours. Verlaine, après avoir tiré sur Rimbaud – autre grande figure du poète mauvais garçon – en Belgique, entre à la prison des Petits-Carmes le 11 juillet 1873, d’abord en prévention puis dans le quartier des condamnés. Une table, un tabouret, un hamac pour seuls compagnons. En octobre, il est transféré à la prison de Mons. En cellule, puis dans une chambre à la pistole que sa mère l’aide à payer. Il lit, écrit. Bientôt, il conçoit le projet d’un ouvrage intitulé Cellulairement, regroupant les pièces composées en prison. Ce recueil ne verra pas le jour du vivant de son auteur, mais la plupart des poèmes écrits aux Petits-Carmes et à Mons seront dispersés dans Sagesse (1880), Jadis et naguère (1884) et Parallèlement (1889). C’est à Mons également que Verlaine se convertit au catholicisme, le 15 août 1874. Cellulairement s’est vu matérialisé posthume, par les soins de Jean-Luc Steinmetz et des éditions du Castor Astral, en 1992. Outre qu’il constitue le « chaînon manquant » entre les Romances sans paroles (1874) et Sagesse, ce petit livre présente l’intérêt de concentrer sur un volume des textes écrits dans des circonstances bien particulières et sur une période de deux ans, et parmi lesquels se trouvent quelques-unes des pièces les plus importantes de l’œuvre du pauvre Lélian, notamment son Art poétique. Après une adresse au lecteur, le recueil s’ouvre sur le poème Impression fausse à la fin duquel est mentionné, après la date du 11 juillet 1873 : « Entrée en prison » - et se clôt avec la pièce Final, écrite quelques jours après la conversion de Verlaine et datée initialement du 20 août 1874. Par la suite, la date a été biffée et remplacée par celle du 15 janvier 1875 et Verlaine y a ajouté, en abrégé, la mention : « Sortie de prison ». Certains poèmes sont précédés d’une épigraphe de Cervantès, d’Homère, de Michel-Ange ou de Shakespeare, entre autres, et le tout est réuni sous une épigraphe de Joseph de Maistre, « Dans les fers ! Voyez un peu le poëte ! », ce qui tend à prouver qu’il s’agissait pour Verlaine d’une œuvre aboutie, achevée, prête à l’impression… Sans doute qu’après cette longue expérience de la détention, le poète avait renoncé à publier un recueil uniquement tourné vers ce passé douloureux… Ce dont témoigne Cellulairement, c’est à la fois du quotidien d’un poète emprisonné et d’une découverte de la foi – le récit d’une chute et d’une rédemption.

Le quartier des condamnés : Chénier et Lacenaire


La guillotine aura été longtemps non pas une manière de dissuader les criminels, mais plutôt une publicité sans pareille pour leurs méfaits. Et lorsque ce sont des écrivains qui se font trancher le cou, leur carrière posthume est immédiatement assurée pour des siècles ! André Chénier et Pierre-François Lacenaire ont tous les deux fini leur vie sous les bois de justice, mais nullement dans les mêmes circonstances ni pour les mêmes raisons.

Chénier (1762-1794) aura peu fréquenté la prison de Saint-Lazare. L’histoire ne lui en aura pas laissé le temps. Le 17 ventôse de l’an II de la République (7 mars 1794), les citoyens Guénot et Duchesne se présentent au comité révolutionnaire de la commune de Passy afin de procéder à l’arrestation de Madame Pastoret, recherchée pour activités contre-révolutionnaires. Le comité délègue deux de ses membres pour les accompagner au domicile de celle-ci. Madame Pastoret ayant eu le temps de fuir, les hommes arrêtent ceux qui se trouvent là : M. Pastoret, son mari, M. Piscatory, son frère… et André Chénier. Nul ne peut dire ce que faisait Chénier dans ce logement. Lui-même prétend tout d’abord qu’il y venait pour la première fois, qu’il est venu à Passy avec une dame de Versailles qu’il a raccompagnée au bureau de coche avant l’arrivée des hommes de Guénot. Seulement, à dix heures du soir, il n’y a plus de coche. Les enquêteurs en concluent donc que cette dame était Madame Pastoret, et que Chénier l’a aidée à fuir avant qu’ils ne l’arrêtent. Le 18 ventôse, il est conduit à la prison du Luxembourg, mais le concierge refuse de le recevoir. C’est donc à Saint-Lazare que Chénier sera finalement détenu. Dès le lendemain, son écrou est inscrit sur les registres de la prison. À partir de ce moment, il ne peut plus espérer retrouver la liberté qu’en vertu du jugement d’un tribunal révolutionnaire.


Drôle de prison que Saint-Lazare ! Chénier peut y retrouver le duc de Noailles, le prince de Rohan, le prince de Broglie, le marquis d’Usson, le poète Roucher, la marquise de Saint-Aignan, ou mademoiselle Aimée de Coigny, âgée de dix-huit ans et qui lui inspirera l’un de ses derniers poèmes… Le poète et polémiste du Journal de Paris renoue avec les mondanités, les joutes d’esprit, le milieu intellectuel parisien. Il n’y a pas de cellules à proprement parler dans cette prison, chacun est libre d’aller et venir, on se réunit, on plaisante, on débat, on s’adonne au libertinage… Chénier a certainement reçu des livres grâce à son père. Il écrira quelques ïambes à Saint-Lazare, qu’il enverra à son père dissimulées dans un paquet de linge, mais la majeure partie de l’œuvre poétique qu’il nous a laissée est antérieure à sa captivité. Ce que lui auront inspiré les murs de la prison et l’attente de son exécution : « Triste vieillard, depuis que pour tes cheveux blancs… », À Mademoiselle de Coigny, La jeune captive et les fragments d’une pièce qui commence ainsi : « Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre / Animent la fin d’un beau jour, / Au pied de l’échafaud j’essaye encor ma lyre… » et s’achève sur ces mots : « Toi, Vertu, pleure si je meurs. »


Bientôt, la rumeur se fait entendre qu’une évasion se prépare. Il est question d’une « conspiration des prisons » qui n’existe que dans l’esprit des comités révolutionnaires. Des listes de conspirateurs sont établies en fonction des registres d’écrou. Une loi est votée, interdisant toute défense aux accusés. Bientôt, les têtes tombent en foule. Le 6 thermidor, Chénier est amené à la Conciergerie pour y passer sa dernière nuit. Au matin, le jugement ayant été rédigé à l’avance, il ne peut échapper au couperet. Il est exécuté le 7 thermidor, sur la place de la barrière du Trône. Il n’est pas certain qu’il ait vraiment dit, en se frappant le front : « Mourir ! Pourtant, j’avais quelque chose là ! »


Lacenaire est né en 1803, à Francheville, près de Lyon. Il aurait sans doute aimé vivre en homme de plume, mais à l’époque déjà, il n’est pas donné à tout le monde d’y parvenir. À défaut, il se fait donc assez naturellement voleur, faussaire, escroc et assassin. Il part faire son apprentissage à Paris, perdant au jeu l’argent durement gagné à d’autres jeux, ce qui le conforte dans l’idée qu’il lui faut s’enrichir rapidement. À Vérone, il tue froidement un Génevois qui avait eu la mauvaise idée de le dénoncer aux autorités. Après avoir déserté l’armée, s’être battu en duel contre le neveu de Benjamin Constant (qu’il tue), il subit sa première lourde condamnation pour avoir vendu une voiture de location : un an de prison à Poissy. Nous sommes en 1829, Pierre-François Lacenaire peut commencer à philosopher sur son existence de criminel et rédiger ses premiers vers. Sitôt relâché, il reprend le chemin du jeu, du vol et du meurtre. En 1833, il est condamné à treize mois, qu’il commence à purger à la prison de la Force. Là, il écrit une ballade, Pétition d’un voleur à un roi, son voisin et rencontre un détenu politique, Altaroche, qui lui propose d’imprimer ses écrits. Transféré à Poissy, Lacenaire lui fait parvenir d’autres poèmes, des chansons, ainsi qu’un article intitulé Les Prisons et le régime pénitentiaire, qu’Altaroche publie dans Le Bon sens, feuille républicaine, sans pour autant rétribuer l’auteur. Lacenaire conservera une profonde rancune envers Altaroche, à qui il dédiera une épître vengeresse. À Poissy, Lacenaire fait la connaissance d’Avril, son futur complice. À sa libération, et toujours sans un sou, il massacre avec la complicité d’Avril un certain Chardon, connu en prison, et sa mère. Après une dernière tentative malheureuse pour assassiner un garçon de caisse, Lacenaire est identifié et arrêté le 2 février 1834 à Beaune, où il s’apprêtait à commettre une nouvelle escroquerie. Écroué à la Force puis à la Conciergerie dans l’attente de son jugement, il commence la rédaction de ses Mémoires et révélations. Conscient dès sa jeunesse qu’il finirait sur la guillotine, il explique ses crimes par un profond désir de se suicider, mais de se suicider de la manière la plus spectaculaire qui soit : « Au lieu de couteau et de rasoir, je choisis la grande hache de la guillotine. Mais je voulais que ce ne fût qu’une revanche. La société aura mon sang, mais j’aurais du sang de la société ». Avec Avril, il est exécuté le 9 janvier 1836 à la barrière Saint-Jacques. Chose inattendue, au moment de tomber, le couperet, mal engagé dans la rainure, s’arrête. Pendant que les assistants du bourreau s’affairent autour de la guillotine, Lacenaire a le temps de se retourner pour faire face à la lame – ultime coquetterie.

L’art de la fugue : Albertine Sarrazin et Jean Genet


Le 17 septembre 1937, un bébé est déposé au bureau de l’Assistance publique d’Alger. C’est une fille, elle reçoit le nom d’Albertine Damien. Dix-huit mois plus tard, elle est adoptée par un couple, les R., qui la rebaptisent Anne-Marie. À dix ans, elle est violée par un membre de la famille, mais n’en parle à personne. À l’école, ses résultats sont brillants, elle s’essaie déjà à la poésie, ainsi qu’à des écrits intimes qui bientôt deviendront de vrais compagnons de captivité. Elle fait sa première fugue en 1951, mais réapparaît chez ses parents adoptifs deux jours plus tard. En 1952, son père la fait enfermer au refuge du Bon Pasteur, à Marseille. Là, elle devient Anick, parce qu’il y a déjà une Anne-Marie. En juillet 1953, profitant des épreuves orales du baccalauréat, Anick s’évade et rejoint Paris en auto-stop. Pour vivre, encore mineure et se sachant recherchée par la police, elle commence à se prostituer. Arrêtée en août, les policiers constatent que ses papiers semblent faux. Elle passe trois jours à la Petite Roquette, écope de quinze mois avec sursis. Avec Emilienne, rencontrée au Bon Pasteur et retrouvée à Paris, elle décide de se lancer dans le cambriolage de voitures, les vols sans envergure, et continue les passes minables… Toutes ces petites fraudes sont consignées par Anick dans ses carnets, scrupuleusement, avec fierté. En décembre 1953, après un hold-up raté, elle est arrêtée et conduite à Fresnes. Elle y rédige un journal très lyrique, violent, qui sera envoyé aux éditions Jean-Jacques Pauvert, dans l’espoir d’un encouragement littéraire. Le directeur littéraire de l’époque conseille à la prisonnière « de se discipliner, de travailler et de s’imposer un récit cohérent » (cité dans Le Passe-peine, éditions Julliard). Elle écrit aussi quelques poèmes, dont l’un, titré À Charleville, évoque la figure d’Arthur Rimbaud. Les 21 et 22 novembre 1955, Anick comparaît aux Assises des Mineurs. Elle est condamnée à sept ans de prison. En janvier, elle est transférée à la prison-école de Doullens où elle apprend l’enseignement ménager. Le 19 avril 1957, elle s’évade en sautant du mur de dix mètres (« Le ciel s’était éloigné d’au moins dix mètres », magnifique première phrase de son deuxième roman) et se brise l’astragale. Elle raconte, dans le roman du même nom, sa rencontre avec Julien, ce jour-là, qui la recueille et la soigne, et auprès de qui elle trouvera sa véritable identité, l’épousant deux ans plus tard : Albertine Sarrazin. Pour l’heure, Julien doit trouver de l’argent pour aider Albertine, toujours recherchée. Il commet quelques cambriolages, et se fait arrêter au printemps 58. Elle doit survivre et retourne se prostituer. Elle écrit des pages dédiées à Julien, qu’elle lui fera lire à sa libération, en juin. Durant leurs retrouvailles, ils se jurent de ne plus jamais se quitter. Pendant plusieurs mois, ils multiplient les cambriolages, dans une insouciance folle… et sont arrêtés le 8 septembre 1958, près d’Abbeville. Julien est relâché faute de preuves, mais Albertine doit finir sa peine après son évasion de Doullens. À la prison d’Amiens, elle reprend son journal. Albertine et Julien se marient le 7 février 1959, à la prison. Ils se retrouvent en octobre 1960. Le vendredi 13 janvier 1961, ils sont tous les deux grièvement blessés dans un accident de la route, et la mère de Julien est tuée sur le coup. Julien a la colonne vertébrale atteinte, Albertine une fracture du rocher et un poignet broyé. Malgré cela, ils poursuivent leurs vols, n’ayant pas d’autre moyen de subsistance, et le 21 avril, ils sont de nouveau arrêtés. C’est à la prison de Versailles qu’Albertine commence la rédaction de La Cavale. Ce n’est que le 6 juin 1963 qu’elle est libérée, alors que Julien est toujours en détention. Cette période de liberté sera racontée dans son troisième roman, La Traversière. Le 9 avril 1964, dernière arrestation pour vol. À la Maison d’arrêt d’Alès, elle écrit L’Astragale. Le 9 août, elle est définitivement libre, et retrouve Julien. En 1965, La Cavale et L’Astragale sont publiés chez Pauvert et connaissent un succès immédiat. Elle rédige La Traversière, qui paraît l’année suivante. Ses problèmes de santé s’aggravent sans cesse. Après la ronde des prisons, la ronde des hôpitaux : appendicectomie, salpingectomie, néphrectomie… Lors de cette dernière opération, la dose d’anesthésique est trop forte : le 10 juillet 1967, Albertine ne se réveille pas.


Impossible de terminer cette petite revue des écrivains taulards sans évoquer l’œuvre de Jean Genet. Comme Albertine Sarrazin, mais avec deux décennies d’avance, c’est un enfant de l’Assistance publique, abandonné à l’âge de sept mois. Nous sommes en 1910. Il est assez vite placé dans une famille du Morvan. Jean est un bon élève, un bon enfant de chœur, choyé par sa mère adoptive. Parallèlement, il commet ses premiers vols. Sa mère adoptive meurt alors qu’il a douze ans. L’Assistance publique l’envoie étudier la typographie dans la banlieue parisienne. Il y fait sa première fugue, qui ne sera pas la dernière. Retrouvé à Nice, il est engagé chez un musicien aveugle et vole son employeur. Après une nouvelle fugue, il se fait arrêter dans un train. Il passe en jugement le 8 mars 1926 et se retrouve à la Petite Roquette qui est encore, à l’époque, une prison pour mineurs. Il y restera trois mois, avant d’être acquitté. La même année, il est arrêté une seconde fois et transféré vers la colonie pénitentiaire de Mettray, près de Tours. Ici, il fait son initiation sexuelle, découvre une famille, apprend à s’endurcir. Après plusieurs tentatives d’évasion, il devance l’appel à dix-huit ans, en 1929. C’est le début de grandes expéditions autour du monde avec son régiment, mais aussi la découverte, entre deux engagements, de la misère, de la mendicité et de la prostitution homosexuelle, époque de sa vie évoquée dans le Journal du voleur. Muté dans un régiment de combat, il déserte en 1936 et fugue à travers l’Europe centrale pour échapper aux autorités militaires. À partir de cet instant, il serait fastidieux de faire le compte de toutes ses condamnations. Celles-ci sont principalement dues au vol, au vagabondage, à la falsification de passeports, au port d’arme prohibé, ainsi qu’à sa désertion, qui lui vaudra à elle seule onze mois de prison. Entre 1937 et 1943, il subit treize condamnations, et passe l’équivalent de quatre années en prison. Lui qui a été privé de foyer très tôt, qui n’a connu que la fugue, retrouve avec la prison un lieu maternel, où il est nourri et logé. Tout naturellement, c’est en prison qu’il commence à écrire. En 1942, il fait circuler son poème Le Condamné à mort dans et hors de la prison de Fresnes. Il est alors remarqué par Jean Cocteau, Henri Mondor, biographe de Mallarmé, et l’industriel Barbezat, directeur de la revue L’Arbalète. Genet quitte Fresnes en mars 1944, et ne retournera plus jamais en prison. L’écrivain peut alors apparaître au grand jour : il en a fini avec son apprentissage. Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la rose et Journal du voleur viendront bientôt dire ce que furent pour lui ces années d’errance et d’enfermement. Il lui faut encore apprendre à écrire en liberté, hors-les-murs. Les barreaux se sont descellés, l’œuvre peut naître.

Bibliographie conseillée.
POÉSIES, François Villon. Édition établie par Jean Dufournet, Poésie/Gallimard, 2002. 255 pages.
CELLULAIREMENT, Paul Verlaine. Édition présentée par Jean-Luc Steinmetz, Le Castor Astral, 1992. 120 pages.
POÉSIES, André Chénier. Édition de Louis Becq de Fouquières, Poésie/Gallimard, 2001. 490 pages.
MÉMOIRES, Pierre-François Lacenaire. Édition établie et revue par Jacques Simonelli, José Corti, 1991.
LE PASSE-PEINE, Albertine Sarrazin. Julliard, 1976. 398 pages.
ROMANS (L’Astragale, La Cavale, La Traversière), LETTRES ET POÈMES, Albertine Sarrazin. Jean-Jacques Pauvert, 1967. 708 pages.
ŒUVRES COMPLÈTES, vol. 2 (Notre-Dame-des-Fleurs, Le Condamné à mort, Miracle de la rose, Un chant d’amour), Jean Genet. Gallimard, 1951. 480 pages.
JOURNAL DU VOLEUR, Jean Genet. Gallimard, Folio n° 493, 2004. 308 pages.


Texte publié dans Le Journal de la Culture n° 16, septembre-octobre 2005.

dimanche 17 juin 2007

Bilan après une semaine sans journal intime



Se passer la main sur le visage, la crainte angoissée de n’y plus trouver ni nez, ni bouche, tous traits effacés comme sur un dessin…
Jacques Rigaut.


Eh ben écoutez, ça va. Je ne fais pratiquement plus de cauchemars. Non vraiment, j'aurais cru que ce serait plus difficile de me retirer du monde, comme ça, du jour au lendemain. Faut dire que ça donnait un sens à ma vie, l'air de rien, de mettre en ligne tous les jours mon petit néant quotidien... Ça rendait super important mes réveils en début d’après-midi et mes courses au Marché Plus, et franchement, c’est pas donné à tout le monde de paraître intéressant avec un sac plastique à la main, avec dedans une douzaine d’œufs, deux tranches de jambon et une boîte de saucisses-lentilles, hein ? Eh ben moi, ça doit être mon côté Houellebecq, mais ça marchait plutôt. Ça les passionnait, mes lecteurs, je crois, mes histoires impossibles : mon roman que j’écrivais pas, la femme de ma vie que je croisais jamais, les bars où j’allais sans cesse pour ne jamais boire d’alcool – parce que moi, vous savez, je bois pas d’alcool. Alors voilà, y’avait sûrement quelque chose de fascinant là-dedans.

Et puis moi, faut dire, j’avais un sacré besoin de donner un sens à ma vie. Ne serait-ce que pour trouver le courage de me lever le matin, déjà. Enfin, je dis le matin parce que maintenant j’ai du boulot (enfin le moins possible quand même, hein), mais ce que je veux dire c’est qu’il faut quand même se lever, docteur, tous les jours, et que c’est pas forcément facile si vous avez pas un minimum de raison de vivre. Alors à défaut, on s’en trouve une. Chacun son truc, hein, mais moi j’ai rien trouvé de mieux que de raconter ma vie pour lui donner de l’importance. À tel point d’ailleurs que je me suis toujours demandé comment faisaient les autres, ceux qu’ont pas de journal intime. Qu’est-ce qu’il reste de leur journée, une fois qu’ils l’ont vécue ? Comment on peut vivre je sais pas, quatre-vingts ans, sans avoir tenu de journal ? À quoi ça rime ? Je vous pose la question, docteur.

Et alors ensuite, j’ai commencé à le mettre sur Internet, ce journal. Parce que d’abord je l’écrivais pour moi-même, hein, comme les midinettes vous savez. Et donc je l’ai mis sur Internet, et alors là c’est marrant comment ma petite vie de merde (il faut dire ce qui est, hein) est soudain devenue passionnante. Pour les autres, je veux dire. C’était la même vie de merde, hein, le même chômage, le même roman qui s’écrit pas, les mêmes filles que je baisais pas (ah ! on peut dire qu’elles sont nombreuses, celles qui sont pas venues dans mon lit ! Un vrai festival, pah ! pah ! pah !...), tout était pareil, mais là c’était devant tout le monde. Oh, j’étais un peu gêné, d’abord, hein, je dois bien le reconnaître, un peu comme une danseuse étoile en petite tenue qui entrerait par erreur dans un vestiaire de rugbymen en pleine troisième mi-temps, si vous voulez. Le nu bordé de couilles, vous voyez le genre… Et puis je m’y suis habitué, je dois dire. Dans un sens, je suis passé du voyeurisme à l’exhibitionnisme, tout en restant un sale petit voyeur quand même, le genre qui bave devant les terrasses de café quand des filles en jupe décroisent leurs jambes et tout.

Alors forcément, abandonner tout ça du jour au lendemain, c’est un peu dur. Mais ça va bien, maintenant, hein, ça va. Finalement, j’aurais même dû m’arrêter plus tôt : je l’ai toujours su, au fond, que la désertion, c’était mon truc. Ma pudeur, c’est l’absence. Vous savez que plusieurs milliers de personnes disparaissent chaque année. Voilà ce que j’appelle de la discrétion. S’effacer du paysage. Il faudra que je fasse ça, un jour. L’ennui c’est que je ne peux pas m’empêcher d’écrire mon journal, alors on peut me suivre à la trace. Je suis pas le genre à brûler mes écrits, moi, comme Nabe. Ce serait comme décider du jour au lendemain de perdre la mémoire, quoi. De me faire un trou dans la tête, quelque chose comme ça. Non, moi je préfère me suicider au quotidien, finalement. Progressivement, vous voyez. Un peu comme on se baigne. Je suis pas un expéditif, moi. Entre le moment où je décide de faire un truc et le moment où je le fais vraiment, il peut se passer des années, hein. M’attendez surtout pas pour dîner, je veux dire, parce que je risque d’être en retard, quoi.

Mais comme ça, ça va. Et puis c'est pas si mal, en fait, question timing : disparaître juste après qu'on a parlé de moi dans le Fig-Mag, c'est un peu classe quand même. D’une certaine façon, je me suis un petit peu suicidé quelque part. Gentiment, je veux dire. Et en même temps, je suis toujours là. Et je continue à tenir mon journal, mais de nouveau pour moi tout seul, comme une collégienne dans un agenda Naf-Naf. J’ai l’impression de moins sentir le souffre. Je suis redevenu inoffensif. Finalement, c’est ça qui me convient. D’inoffensif à absent, il n’y a qu’un pas. Vivre, c’est s’éloigner. Au revoir, docteur.