lundi 24 décembre 2007

Réveillon aux Bleuets


Ce soir encore, ce sera purée de carottes et viande hachée. De toute façon je peux pas ingurgiter autre chose. Et encore, je peux m’estimer heureux : la Louise de la 114, c’est à la seringue qu’on la nourrit. Manquerait plus qu’elle claque le soir de Noël ! Oh, ce serait pas la première fois : tous les ans, à cette époque de l’année, on ouvre les paris sur ceux qui lâcheront la rampe avant le 31… Ce coup-ci moi, j’ai pas parié : je suis pas bien sûr de connaître le résultat. Ça sent le sapin, à la clinique des Bleuets.

Tiens, Marie-Rose a de la visite. Sont quand même sympas de s’être déplacés, ses gamins, d’autant que dans une heure, elle se souviendra même plus qu’ils étaient là. Les miens viennent plus. Veulent pas se saper le moral avant de bouffer la dinde, ça peut se comprendre… Je les ai tellement habitués à pas crever qu’ils doivent me croire immortel, ces cons-là. Heureusement que y’a ma p’tite Julie pour m’aimer, tiens.

Ça y est, il doit être cinq heures et demie, ils viennent de brancher la guirlande qui clignote dans la salle télé, et les spots pâlots au bas de la crèche. Une crèche dans un mouroir, c’est un peu cruche. Excusez-moi, je peux pas trop rigoler depuis mon accident cardio-vasculaire de l’an dernier. C’est ma p’tite Julie qui m’a ramassé ce jour-là, la gueule ouverte comme une porte de bastringue. Elle m’a sauvé la vie, une fois de plus. Je vois pas bien pourquoi, mais bon. Quand j’étais jeune et que je pensais à ma vieillesse, j’aurais signé les yeux fermés pour l’euthanasie le plus vite possible, mais finalement aujourd’hui, je suis pas contre un chouïa de rab… J’espère que Julie pleurera un peu quand je partirai, mais ça m’étonnerait : je suis jamais que le patient de la 12. Elle a pas chialé pour le départ de la 28, et pourtant il était plus jeune que moi, et encore ingambe… Elle m’a dit plusieurs fois que j’étais son petit préféré, en changeant ma couche, mais elle dit peut-être la même chose au gros Georges de la 32… On sait jamais, avec les femmes… Ah ! elle est belle, ma Julie, avec ses vingt-sept ans, ses grands yeux verts, son petit nez retroussé et ses cheveux roux… Parfois, l’été (est-ce que j’en connaîtrai encore, des étés ?), quand elle m’installe dans le fauteuil roulant et qu’elle a sous sa blouse un certain petit chemisier vert d’eau au col délicieusement échancré, j’ai même un aperçu imprenable sur ses seins magnifiques. Et quand elle se relève et qu’elle fait comme ça avec ses cheveux, il y a comme un parfum de forêt qui flotte dans l’air. Il faudra bientôt que je m’en contente, de ce parfum, étant donné que ma vue baisse de jour en jour.

Ah, ils sont en train de préparer la salle à manger. La soupe, la purée et évidemment une part de bûche pour faire un peu réveillon. Il y en a bien un qui trouvera encore le moyen de se perforer le palais avec une scie en plastique… Après ça, on regardera un peu la télé, on ira se coucher, et on sera encore pas morts aujourd’hui. Avec un peu de chance.

Marie-Rose, de nouveau seule, a la tête qui branle, penchée à droite, comme un jouet au ressort cassé, noyée dans son vide mental. Le grand Paul a encore le pantalon baissé, il va se faire engueuler par les infirmières. Il est persuadé que son chipolata, aussi flasque que lui, fait encore rêver les jeunes filles. Il passe la journée à nous raconter ses souvenirs de baisades, du temps où il était fringant, comment qu’il les faisait couiner, les minettes… Ma Julie, ça la fait marrer, ces histoires. Elle a dû en voir d’autres, la jolie. Quand il est comme ça le Paul, elle rigole en levant ses beaux yeux verts au ciel en faisant : « Allez, monsieur Froidevaux, remontez votre pyjama, ça n’a pas de bon sens… » « Ça n’a pas de bon sens », une expression au grand Paul. C’est son truc, à Julie, de capter ce qui plaît à ses patients, leurs répliques favorites, leurs tics – pas pour s’en moquer, au contraire : par générosité, pour montrer qu’elle les connaît bien… On a tous une place dans le cœur de Julie, heureusement qu’on n’est plus trop capables de se battre. De toute façon, c’est moi son petit préféré, elle me l’a dit.

Voilà Jeanne qui chiale. Tous les ans on y a droit, à sa grosse déprime de décembre, comme quoi c’était tellement mieux Noël quand elle avait ses quatre enfants et ses douze petits-enfants autour du sapin, et qu’ils ouvraient leurs cadeaux et tout. Avec la médecine qu’elle prend tous les jours, la Jeanne, je la vois mal tenir jusqu’à minuit en chantant vive le vent à ses loustics, faut pas exagérer non plus. C’est le bout de la route, ma vieille, qu’est-ce que tu crois…
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C’est déjà pas si mal qu’il reste de la bûche.
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Publié dans Palindrome Papier en décembre 2006.

vendredi 21 décembre 2007

Le Noël de Gédéon


Il était une fois, dans un pays très éloigné, un petit enfant qui s’appelait Gédéon. Il était rose comme une tranche de jambon, et aussi maigre. Sa drôle de tête joufflue sur son grand corps dégingandé était la risée de ses camarades d’école. Heureusement, il n’allait plus à l’école, ses parents n’ayant plus les moyens de lui payer des souliers. C’était une famille très pauvre, et comme le père buvait beaucoup, Gédéon devait se sacrifier et ne mangeait donc qu’un jour sur deux. La misère et la malnutrition lui donnaient des gaz, ce qui ajoutait au ridicule de l’ensemble. Gédéon était de ces gentils monstres qui font rire.


Le père et la mère de Gédéon aimaient beaucoup leur fils unique, sa grosse tête ridicule qui semblait vissée sur son corps malingre comme une bille de bilboquet sur son manche les faisait rire aux éclats quand, le vin aidant, ils se faisaient égrillards. Et son absence totale de muscles leur donnait l’impression de taper dans un ballot de linge sale lorsque l’envie leur prenait de s’amuser un peu.


L’hiver de ses huit ans, Gédéon sortit du placard où ses parents le rangeaient pour la nuit : ce soir-là, c’était Noël. Cette époque de l’année était toujours pour Gédéon la promesse des joies auxquelles il n’avait pas accès le reste de l’année. Par tradition, le 24 décembre, ses parents ne le frappaient pas. Et pour ses huit ans, son bonheur à l’approche de cette soirée était multiplié par mille, ses parents lui ayant promis qu’ils réaliseraient, pour cette nuit seulement, tous les vœux de leur fils unique.


Nous sommes dans un conte, et dans les contes une promesse est une promesse.

Ce soir-là, donc, Gédéon, sa tête de lune blottie dans ses épaules, les oreilles rouges mais un discret sourire lui remontant un coin de lèvre, rejoignit sa mère qui lisait dans la cuisine un petit livre écrit gros, La Vie sexuelle de Marc-Olivier F., tandis que le rôti poursuivait sa cuisson, imperturbable.

« Ça y est, m’man. J’ai choisi mes vœux.

— La ferme ! Euh, je veux dire… c’est très bien, mon chéri. »

Souriante, sa mère releva la tête… et un cri se perdit dans sa gorge, incapable de trouver la sortie, comme un poulet décapité. C’était bien la tête de son fils qu’elle avait sous les yeux… mais ce n’était plus son corps ! Ou plutôt, son corps devait bien se trouver quelque part, sous cet énorme amas de chair, dégoulinant d’un sang écarlate encore chaud, des lambeaux de peau se confondant avec viscères et intestins, dans un patchwork d’organes informes, méconnaissables…

Dans le bébég-gaiement et la confusion des sssyllabes, elle p-parvint tout de momie à articuculer quelque chose qui ressembleblait à : « Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? »


« C’est mon premier vœu… J’ai toujours été maigre avec une grosse tête, et papa a toujours été gros… Alors pour qu’enfin ma tête soit en harmonie avec le reste de mon corps, j’ai dépiauté papa.

— Tu as fait quoi ?

— Ben oui ! Je lui ai découpé le corps, quoi ! Pour m’en recouvrir, c’est logique… Pour l’instant ce n’est pas encore tout à fait ça, ça part un petit peu en lambeaux, mais avec quelques travaux de couture, ça devrait s’arranger… Mais j’ai encore un vœu, et ça te concerne. »

La mère était un peu ennuyée, mais elle avait fait une promesse à son fils.

« Maman… J’ai rien demandé à personne, moi. J’ai pas demandé à venir au monde… Maman, laisse-moi retourner dans ton ventre… »

La mère, surprise, partit d’un grand éclat de rire et lança à son fils inique :

« Mais ce n’est pas possible, voyons ! Tu es trop grand maintenant, tu ne parviendras jamais à retourner dans mon ventre…


Alors le fils, tranquillement empoigna la hache qu’il cachait dans son dos.

« On peut toujours essayer… »
Paru dans Bigorno n° 6, décembre 2002.

lundi 3 décembre 2007

Exercice de fatuité


Finalement, c’est vous qui avez raison. Je veux dire vous, les Driout, les Stalker, les Lapinos, les Montalte, les Restif, et tous les autres… Depuis le temps que vous essayez de me faire admettre que le milieu littéraire, c’est la loi de la jungle, j’ai enfin compris ce que vous attendiez de moi. J’ai enfin pigé que ma modestie me perdra, que si je veux un jour faire quelque chose de ma vie, il est impératif que je me fasse pousser les crocs, que je devienne plus impitoyable que Clint Eastwood, plus arrogant qu’un chat angora sur un coussin brodé style Louis XV – que j’en impose sec ! Que mon œil de braise mette les tâcherons des Lettres le nez dans leur mièvrerie, et les éditeurs au garde à vous ! Qu’un seul de mes mots soit parole d’évangile, et que même les Évangiles aillent se rhabiller ! Vous voulez faire mumuse avec la syntaxe ? Je vais vous montrer, moi, qui c’est le patron ! D’un clic de souris, de souris pour chat angora – bang ! bang ! la Littérature, cette traînée, se morfle deux trous rouges au côté droit ! Sans cresson bleu, ni glaïeuls, ni couronne. Oubliez tout ce que vous avez lu au lycée, les œuvres au programme et celles que vous découvriez tout seul, en vous pignolant la licence poétique, lampe torche allumée sous vos draps Spider-Man : à la benne les petits meaulnes et les laiderons du seigneur, par-dessus bord les moby dick et les salammbô ! À la casse, maldoror ! Je peux faire bien mieux que ça. Et même si je ne le faisais pas, ça ne prouverait qu’une chose : que je n’ai pas voulu m’abaisser à ces enfantillages.

Oui, il est loin, le Juldé velléitaire, timoré, toujours dubitatif… Il n’a même jamais existé. Chaque acte de ma vie est l’affirmation d’un Génie incommensurable. Incommensurable, vous m’entendez ? Dois-je vous l’imprimer sur le crâne à coups de barre à mine ? Ce que vous preniez pour de la légèreté était l’expression même du poids considérable d’une Sagesse infinie ; ce que vous preniez pour de la gentillesse n’était que le profond dédain que m’inspiraient vos méprisables petites vies de cloportes ; ah ! Comme vous avez marché, naïfs terriens ! Je vous en ai fait parcourir des kilomètres ! « Raphaël, tu es trop gentil ! Trempe ta plume dans l’acide, défonce les portes de la Littérature, ou tu te feras bouffer… » Ah ! Ce que j’ai pu en lire, de ces commentaires paternalistes torchés par des débiles profonds à peine capables d’épeler correctement Héautontimorouménos ! Croyez bien qu’il a fallu que je prenne sur moi, toutes ces années, pour persister à donner le change en attendant le jour où le masque tomberait ! « Acide », vous dites ? MA PLUME A TOUJOURS TREMPÉ DANS LA NITROGLYCÉRINE ! Il a fallu que je serre les poings en ravalant mon Orgueil – l’Heure de la grande Révélation n’était pas encore venue. Il n’est que de lire le petit résumé biographique qui figure en tête de cette page virtuelle : quelle abjecte dégoulinerie d’humilité flasque ! Pouah !... Mes bottes de sept lieues y sont encore à demi embourbées. Il est temps de rectifier le tir d’artillerie ! Baïonnette au canon, incendie dans les yeux, bile et sang affluant mêlés dans la bouche, recouvrant la langue et heurtant les dents comme une vague sublime se brise sur les récifs à Étretat, je me lance tel un seigneur de guerre sous la mitraille de la mauvaise littérature, pour renaître enfin dans toute ma gloire, rendant à ma biographie sa force de Vérité, grâce à mes Mots-soleil, à mes Adjectifs-poignard, à mes Virgules-Messerschmidt, à mes Phrases-Amour !

Voilà pour vous, fistules du Verbe. Voilà pour vous, étrons de la Pensée. Je m’abaisse une fois de plus à vous fournir votre pitance d’absolu. Mâchez lentement.

AUTOBIOGRAPHIE D’UN GÉNIE

La naissance de Raphaël Juldé illumine le monde le 29 janvier 1977 à 1 h 20 du matin, à Laval, petite ville de province qui ne mérite pas la gloire que lui apportera cet artiste aux talents multiples et à l’âme généreuse comme un bonnet D. Dès sa naissance, son esprit est loin des choses terrestres, à tel point qu’il n’éprouve pas le besoin d’apprendre à marcher avant l’âge de vingt mois. Il l’a déjà compris, l’humanité est une erreur que la station verticale ne suffit pas à réparer. De cette enveloppe charnelle indigne de lui, Raphaël Juldé choisira bien vite de ne rien faire. Hermétique aux plaisirs de l’enfance, aux joutes sportives et aux passions innocentes, il évitera soigneusement tous les rituels d’initiation de l’existence (cette fange). Amoureux de l’Amour, il se tiendra à l’écart de la Chair et de tout ce qui pourrait l’éloigner de son Œuvre. Usant des générations de crayons feutre sur des kyrielles de feuilles d’informatique, il réinvente la Bande Dessinée dès son plus jeune âge, avant de se désintéresser de ce sous-genre à onze ans, se sentant porté vers une plus haute destinée, celle de la Grande Littérature. Il se lance dans la Poésie comme un yuppie affolé du haut du World Trade Center un certain 11 septembre. Quand la culture sent le cramé, il n’est plus temps de tergiverser : il faut se jeter dans le vide, pour le remplir !

À la même époque, des chirurgiens sadiques tentent de l’émasculer afin d’anéantir à jamais sa verve sanguinaire (bien que juvénile), mais il parviendra à retrouver son Phallus triomphant entre les pages jaunies d’un livre pour adultes insidieusement glissé sous un camion de pompier dans le coffre à jouets du salon. Parallèlement à cela, il entame une grande carrière au théâtre, interprétant des rôles aussi inoubliables que le laveur de carreaux du Songe de Strindberg (ou était-ce un égoutier ?), ainsi qu’un passant, dans je ne sais plus quoi. C’est à cette occasion qu’il forge sa théorie du Passant, c’est-à-dire de l’Homme comme simple spectateur de la vie, afin d’en être le Témoin privilégié, celui qui, au dernier jour, se fera le Chantre de cette humanité grouillante, pressée de vivre, courant aveuglément à sa perte. Cette théorie flamboyante, qui le condamne à l’ascèse et à l’isolement, peu d’hommes avant lui s’y sont aventuré, et tous ont échoué. Mais Raphaël Juldé n’est pas peu d'hommes.

Délaissant la Comédie comme il délaissa le Huitième Art, il crée avec un camarade de lycée un modeste groupe de musique, Trompe la Mort. Modeste d’apparence seulement, car les deux adolescents, armés d’une guitare folk, d’un micro et d’un simple magnétophone à cassette en guise d’ampli, révolutionnent bientôt l’univers de la scène rock hexagonale. Pour s’en convaincre, il suffit de voir avec quelle constance les médias internationaux ont ignoré ce groupe. À cette occasion, Raphaël Juldé réinvente le fanzine en créant Sinistre farce, organe officiel de Trompe la Mort. Irrémédiablement corné par les cuivres de la Renommée, il abandonne bientôt sa carrière musicale pour enfin se lancer dans la Grande Littérature. C’est alors qu’il décide de réinventer du même coup le Journal Intime et l’Internet en publiant au jour le jour son Journal Intime sur Internet. Malgré la gloire instantanée que cette Œuvre colossale lui apporte, le génie garde la tête froide, et continue à apporter son secours désintéressé à de modestes revues qui n’auraient sans doute pu vivre bien longtemps si son Nom glorieux n’avait orné leurs pages insipides. Ce sera d’abord Bigorno, revue de dilettantes en à peu près tout (et Raphaël Juldé déposera à cette occasion le brevet du Dilettantisme-en-à-peu-près-tout) qui donnera naissance au blog Palindrome, dont la durée de vie ne sera que d’une année, mais dont on parle encore parfois à la veillée, des tremblements émus dans la voix. Il collaborera également au Journal de la Culture, rebaptisé la Presse littéraire, torchon dont il finira par claquer la porte (car dans ce monde incohérent, les torchons ont des portes), indigné d’apprendre que son directeur de publication, Joseph V***, s’apprêtait à le rétribuer gracieusement pour ses articles. Artiste profondément désintéressé, et artiste du désintérêt profond, Raphaël Juldé lancera une réplique cinglante : « Mon art n’est pas à vendre, Môssieur ! Je ne suis pas une putain ! »

Son premier roman, Quelques personnages inutiles, est unanimement refusé par les maisons d’éditions germanopratines, toujours aux mains de vieux barbons frileux que la Vérité rebute. Raphaël Juldé ne s’avoue pas vaincu et se lance dans la rédaction d’un autre brûlot, dont le titre demeure encore secret. Pour subsister, il est contraint de faire quelques concessions à sa théorie du Passant, et de trouver un travail. C’est d’abord auprès d’enfants de primaire qu’il exerce ses talents de pédagogue, leur apprenant la lecture et le respect, les tenant à l’écart de la misère et de la délinquance. À ce propos, il attend toujours sa médaille, pour la refuser. Puis, c’est un lycée d’enseignement professionnel qui lui ouvrira ses portes. Désormais surveillant auprès d’adolescents difficiles ou pas, Raphaël Juldé illumine de ses mots d’esprit et de sa capacité à se mettre au niveau du vulgaire le quotidien morose des assistants d’éducation au teint pâle. Son génie désormais reconnu partout lui apporte sans cesse de nouvelles demandes plus fantaisistes les unes que les autres. La ville de Laval, toujours soucieuse de son rayonnement culturel, lui a récemment demandé de rédiger l’histoire des groupes de rock qui s’y sont formés. Le projet lui a immédiatement paru suffisamment improbable pour qu’il daigne s’y pencher et, grâce à cet ouvrage, renvoyer enfin Joyce et Laurence Sterne à la maternelle !

À trente ans, Raphaël Juldé n’a fait encore que poser les fondations de son Œuvre future, et déjà, le vieux monde tremble sur ses bases…


***

Voilà ! Voilà ce que, derrière ma modestie de façade, je hurlais secrètement ! Voilà ce qu’on est prié de lire, entre les lignes, dans l’en-tête biographique de cette page !


Je vous piétine,

Raphaël Juldé.

lundi 19 novembre 2007

Crucifist


Nous venions de terminer le tournage de la dernière scène, celle où toute l’équipe des acteurs et des actrices est réunie, c’est une coutume dans les films de David Lèche : l’orgie finale, la fontaine de foutre... C’est sa façon de montrer que désormais, tout ira bien ; sa grande théorie sur le bonheur universel exposée là, en quelques minutes de corps huilés et torrides, imbriqués les uns dans les autres. Nous ne formons plus qu’un seul corps, une seule jouissance, un seul rut magistral, ouais mec, c’est ça le bonheur. Se sentir soi dans les autres. Et ce jour-là, Marc a vraiment tout donné, toute son énergie vitale, toute cette puissance concentrée, presque violente: des coups de boutoirs les dents serrés, le regard rageux... C’est le lendemain que j’ai appris par David qu’il s’était suicidé en s’émasculant avec une lame de rasoir.


Pour beaucoup, il était bien plus qu’un simple acteur porno. C’est en le voyant dans des films que j’ai eu envie de me lancer dans ce métier. Il était respecté, craint. Il n’abusait pas de cette supériorité naturelle qu’il avait sur son entourage, malgré les légendes qui circulent autour de lui. Il était exigent, ça c’est évident. Il ne supportait pas la médiocrité. Il détestait la vulgarité. Il s’arrangeait toujours pour que dans le scénario il ait l’occasion d’exercer son talent de comédien. Il ne se contentait pas de tringler les filles à la va-vite. “ Un cerveau au bout de la queue ” : c’est ce que les gens disaient de lui. Extrêmement cultivé, raffiné, élégant, d’une intelligence et d’une sensibilité très rares dans le métier. Un gentleman. Le Jean-Pierre Léaud de la branlette espagnole, le De Niro du broute-minou. Le Luchini anal, en moins bavard, en plus anal. Dans tous les films qu’il a tourné il y a des références littéraires. Je ne sais pas si vous avez vu “ Nietzche : le partouzeur de Sils Maria ” ? Il est tout bonnement incroyable dans ce film avec sa moustache folle, son accent allemand, son air exalté et fou. Il était vraiment à l’aise dans ce rôle. Malgré le succès de ce film il a refusé de tourner la suite : “ Ainsi jouissait Sarah Zoustra ”. Il ne voulait pas s’enfermer dans un rôle, dans une typologie particulière ; sa palette de personnalités était infinie.


C’est la liberté qu’il chérissait par dessus tout. Et c’est parce qu’il était libre qu’il croyait en Dieu. Pour lui, la foi était le dernier terreau de la liberté : on peut encore choisir son Dieu, ou choisir de ne pas en avoir. Marc était un mystique, bien sûr. Ce n’est pas pour rien que sa position préférée était à genoux. Une scène de baise était une longue prière. Il se donnait corps et âme à sa partenaire. “ Buvez, ceci est mon sperme ”. Cette réplique était de lui. Il participait souvent à l’écriture des dialogues dans ses films. Il refusait le port du préservatif. Il voulait être au plus près de la chair. Au cœur même de la chair : au nom du Père et de l’orifice. Il offrait son sexe tumescent aux lèvres de ses partenaires comme le Christ avait offert son corps : par la fellation, elles revivaient l’Eucharistie. Il ne parlait pas de pornographie mais de communion. Il dégageait un réel magnétisme, les gens qui l’ont approché pourront vous le dire. On se sentait petit à côté de lui, cette impression se renforçait à la vue de sa queue : "le Dandy aux 25 centimètres". J’ai tourné pour la première fois avec lui en 2001. Je débutais dans le métier : c’est d’ailleurs lui qui m’a baptisé (pour ainsi dire). Il m’a réellement transcendé. Il rendait les autres bons. Le tournage terminé, il rentrait chez lui, seul. Il disait toujours : "Pas de sexe avant le mariage !". Il était chaste. Un jour, j’en suis presque convaincu, il sera canonisé.

Ecrit et publié par Raphaël Juldé et DJ Zukry le 28/12/2004 sur le blog Palindrome

mercredi 7 novembre 2007

L'aisselle


Lorsque tu apparais en l’ombre d’un bras nu,
C’est tout un monde qui se découvre à nos yeux.
Nos narines frissonnent, nos cheveux font sous eux :
Nous sommes à genoux, désarmés, éperdus.

C’est la folie qui monte en ton fumet velu,
Toison anarchique — Ô ! Buisson digne des dieux !
Serpents malodorants, écheveau délicieux,
Rousses, blondes, brunes — Rasées !... Frisson ténu.

Ô, déversoir d’odeurs ! Ô, la noble auréole !
Je suis prêt à mourir, le nez dans ta corolle.
Pics frais taillés — Taillis sombre de la pucelle !

Que le suc féminin y coule en maint lacis,
Larme clownesque et blanche, éclat d’or, pâle pluie,
M’enivrant de ton poil, je crie ton nom : aisselle !

vendredi 2 novembre 2007

L'ancien type drôle de la télé

Il avait connu un certain succès dans les années 2000. A l’époque il n’était pas rare que des groupies l’arrêtent dans la rue pour une photographie, un autographe, une dédicace. Une pipe aussi, parfois, mais ça c’étaient celles qui voulaient lui montrer qu’elles avaient de l’humour, et puis elles pouffaient en cachant leurs appareils dentaires d’une main à peine pubère. Il se prêtait volontiers à cet exercice, souriant en faisant les gros yeux, ou un clin d’œil, selon l’humeur du jour, pour montrer qu’il avait bien compris l’allusion. Déjà, lorsque ses fans lui adressaient la parole, il pressentait qu’un jour, tout cela s’arrêterait, qu’il redeviendrait Monsieur Quidam, que s’il le fallait, il n’hésiterait pas à faire ce que la profession appelle élégamment des « ménages », histoire d’arrondir les fins de mois. D’ailleurs, les « ménages », il était fait pour ça. En ce début de siècle, il n’était pas rare que des animateurs l’invitent sur leur plateau TV où était apprécié son humour subversif. On le surnommait « le trublion enthousiaste », « le dynamiteur de direct », ou plus simplement « le fouteur de merde ». Il était imprévisible : tous les animateurs prévoyaient en l’invitant qu’il accumulerait poilades et bouffonneries. Il était tellement grotesque, mais aussi tellement humain, qu’il en devenait déchirant. Batailles de Chantilly et concours du plus gros mangeur de choucroute au poivron rouge n’avaient plus de secret pour lui. Ceux qui ne parvenaient toujours pas à mettre un nom sur son visage reconnaissaient parfaitement ses fesses. Son trou du cul l’avait rendu fameux. Anus Gloria. Puisque notre société se contentait de facéties de bas-étage, il lui donnait du gag vulgaire, de la provoc simiesque, et se faisait payer en monnaie de singe. Certains, plus jaloux, l’appelaient « Macaque Youn ». Des antisémites, pensait-il tout bas. En leur montrant son cul.



En 2008, il tomba amoureux d’une chanteuse de variétés. Elle avait remporté la Star Ac’ 10. C’était l’année où Kamel Ouali était mort d’une crise cardiaque durant la répétition générale de sa dernière comédie musicale, « Macbeth contre Godzilla ». Invité à une soirée VIP par Arthur Jugnot, l’ancien type drôle de la télé s’était bourré le nez de cocaïne. Il ne tournait plus qu’à cela depuis 3 ans, depuis l’échec cuisant de son dernier one-man show : « Et mon cul, c’est du poulet ! ». Son dernier album, sous le nom des Déglingués, n’était même pas classé dans les 50 premières ventes. Le vent avait tourné. Quant au film qu’il avait produit : « La Bible », joué par des comédiens amateurs analphabètes et complètement idiots, sur un scénario des Robins des Bois, avec Alain Chabat à la réalisation, n’en parlons pas (d’ailleurs même la presse ne se donna pas la peine d’en parler). Il se rendit donc à cette sauterie sans aucune illusion, mais avec un string rose sous son pantalon de tergal, quand même, au cas où. Tout au plus espérait-il rencontrer Magloire, ou un ancien collègue de M6 (même un stagiaire, même le type qui nettoyait le plateau du Morning Live, l’handicapé qui bavait là, c’était comment son nom, déjà ? Philippe ou Jeannot, un truc comme ça, de toute façon tout le monde l’appelait « Machin »), on parlerait du bon vieux temps pendant que Magloire se badigeonnerait l’anus de Champagne bon marché (c’était une soirée organisée par le fils de Gérard Jugnot, il ne fallait pas être trop exigeant sur la qualité) en zozotant les derniers potins de la jet-set : le troisième divorce de Lorie et sa liaison avec Steeve Estatoff, l’overdose de Nolwenn Leroy, la reformation des Jackson five…

Mathilda vomissait dans les toilettes, ou plutôt à côté des toilettes. La seule chose qu’elle n’avait pas loupé dans sa vie, c’était la finale de la Star Ac’. Même son avortement avait été un échec. Elle s’aspergea le visage d’eau tiède, et regagna la piste de danse. Autour d’elle dansaient quatre types exagérément musclés. L’ancien type drôle de la télé ne se donnait même plus la peine d’aller jusqu’aux chiottes pour vomir. L’époque était au trash. Il était de son époque. Gad Elmaleh vint le saluer, mais ne le regarda pas droit dans les yeux. Jamel le lorgnait d’un air goguenard en plaisantant avec ses frères. Fumier de manchot. Il avait vraiment touché le fond, maintenant c’était sûr. Il repéra Mathilda alors qu’il urinait dans un verre de Vodka. Il n' y a pas si longtemps, il se serait élancé vers elle, bite-éprouvette à la main, mégaphone dans l'autre et se serait mis à brailler tout son amour pour ce joli cul. " Regarde chérie, tu me fais bander, tu me fais bander !", preuve à l'appui. C'est d'ailleurs comme ça qu'il l'avait séduite. Une goy avait fait remarquer sa mère, avant qu'elle ne se fasse sauter le caisson dans un bar-tabac, le jour de la sortie du numéro de Voici exhibant le couple et le mioche en page-couverture (c'en était foutu du baby-sitting). L'époque était au trash. Mais le temps de la (sa) déconne était révolu, ça faisait un bail que ses âneries ne faisaient plus marrer grand-monde. Il n'avait vraiment rien à foutre là. Juste ranger sa bite, balancer son verre à la gueule de Mathilda, récupérer le reste de coke qu'elle avait sur elle, avant que les quatre gorilles ne s'enfilent tout — la cocaïne et la guenon — et se barrer. Avant de la ranger, il jeta un œil à sa bite mollasse en la soupesant : ce n’était pas ce soir qu’elle allait lui faire de l’usage. En se retournant brusquement, il se heurta à Eve Angeli, tomba violemment avec elle en l’écrasant de tout son poids et vomit dans son décolleté. Avant de s’endormir sur le silicone de la chanteuse pour vaches, il songea amèrement que dix ans auparavant, il aurait fait un sketch formidable à partir de cette anecdote.
Ecrit et publié le 23 novembre 2004 sur le blog Palindrome, par DJ Zukry, Nerf Salissantor et Raphaël Juldé

mardi 30 octobre 2007

samedi 27 octobre 2007

Sortie des Artistes


Dauga a raison, petits on en rêvait :
Le rock’n’roll c’est vraiment la belle vie.
Didier Wampas


Dimanche 21 octobre 2007.
Alors on s’est amené par petits paquets pour l’enterrement, jusqu’à former une masse assez peu négligeable dans la rue de devant. Le pavé était froid comme en automne mais dans nos veines coulaient vingt années de rock’n’roll, et on savait qu’on ne mourrait pas de froid, le nez dans les jardinières municipales. Pas ce soir, en tout cas. Ce soir, la mort n’était pas pour nous, mais pour les artistes. Pardon, pour les Artistes. Après deux décennies de décibels et d’aventures, le bar de Serge ferme définitivement ses portes. Il les a tellement ouvertes, n’importe quand et à n’importe qui, un vrai moulin, qu’on ne lui a pas pardonné une telle hospitalité. Pourtant il est comme ça, le barbu : les clés l’encombrent. Il aurait fait un piètre maton, il a préféré être un bon patron. Pas un patron comme celui que vous auriez envie de pendre avec les tripes de votre banquier, non : un patron de bar, tout simplement.

Un bon patron, entendons-nous bien : pour ses clients, pas pour son comptable. C’est pas en rinçant les gosiers des copains à l’œil après la fermeture qu’on se met le contrôleur d’impôts dans la poche ! Du coup, vlan : liquidation judiciaire. Vous avez voulu vider vos fûts en loucedé, maintenant videz les lieux, allez hop ! Voilà une façon d’en finir bien rock, faut reconnaître.

J’arrive à cinq heures devant le bar, rue du Pont-de-Mayenne, certains piétinent déjà dans leurs souvenirs, de la bière en gobelet plein les mains. Le grand Bob arbore une magnifique chemise de velours bordeaux. Comment, vous ne connaissez pas Bob N’Gadi, l’icône rock de Laval ? Ses piercings sont noirs comme ses ongles, je pensais qu’il avait viré gothique, en fait il était simplement en deuil. Sur le mur, Rimbaud et Lennon me dévisagent avec l’air de me dire ouais mec, toi et moi on est du même avis, tu vois, t’es mon pote mec, tu prends quoi ? Rimbaud est bleu et Lennon rose, ils ont l’air de ne pas avoir dessoûlé depuis 86. Pochoirs pochtrons. Si je buvais, j’aurais des chances d’oublier qu’il y a eu un lieu où vivre ici, mais je supporte mieux la mémoire que l’alcool. Chacun sa croix.

Dès mon entrée dans le bar, je suis accueilli par une sublime paire de cuisses recouvertes de collants bruns s’installant à une table en glissant doucement sur une chaise – ou s’extirpant de la même table, peut-être, sur le moment je ne fais pas attention. Ah ! là, là, dire qu’il n’y aura pas de séance de rattrapage ! On a perdu un bar et j’ai perdu des jambes. Je me couvre la tête de cendres et cherche désespérément un cercueil sur lequel m’écrouler en larmes. Serge fait parler la mousse, pressant la gâchette des pompes nacrées, accompagné de la brune Hélène, enceinte d’un futur barman, et d’une serveuse à gapette, piercing et tatouage inconnue de mes services. Bien des camarades ont répondu présent, les enterrements c’est toujours l’occasion de revoir du monde. Beaucoup ont prévu un appareil photo pour garder des souvenirs du lieu tel qu’il était quand il était encore plein de vie – quand ce n’était pas encore un musée. Une angoisse latente se fait sentir : où ira-t-on se bourrer la gueule le week-end prochain ? Il y a là des musiciens, des punks, des filles, des adolescents, des quinquagénaires, un chroniqueur à bonnet du Courrier de la Mayenne, un animateur matinal de Radio-Fidélité, des assistants d’éducation, des chômeurs, des conseillers d’EDF, des profs, des directeurs d’entreprise, des professionnels du spectacle, un entrepreneur des pompes funèbres (peut-être, vu le thème de la soirée, mais c’est pas sûr), des étudiants, des enfants…

Quelques-uns ont amené des platines, tous ont l’air émus. L’ambiance est assez étrange en cette fin d’après-midi : étrange d’être si nombreux dans ce bar de nuit alors qu’il fait encore jour, et de savoir que c’est la fin. La fin d’une époque, vraiment : après le Graffiti, après le Louisiane, après le Music Bar, les Artistes étaient le dernier bar-rock à tenir envers et contre tout… Et voilà, le barbu nous quitte aussi, quelle tristesse... Son bébé meurt à vingt-et-un ans, comme Sid Vicious.

Des femmes et des enfants d’abord ont préparé des guirlandes de fleurs qu’un équilibriste du dimanche accroche à l’enseigne du bar en se tenant au sommet d’un escabeau. Un barbu (pas Serge, un autre) gueule qu’il ne faut pas que ça s’arrête, que c’est à nous, les jeunes, (c’est-à-dire pas à lui) de nous remuer le cul pour empêcher la fermeture du bar, que c’est pas normal, qu’il faut faire quelque chose, qu’on dort ou quoi, que c’est pas comme ça que ce sera autrement. Il s’époumone, il est scandalisé, révolté – il finira par reprendre une bière.

Les chiottes du bar sont mythiques, avec leurs graffitis dans tous les sens. Il y a de tout : questionnement métaphysique anglophone (« What does your soul look like ? »), prises de position courageuses (« Vive le bridge ! », « Plaisir et volupté », « Moi j’aime la choucroute et les broutes minou !!! »), saluts aux générations futures (« Marko a pissé ici le 05/09/2007 »), rendez-vous professionnels (« TESS ! Laurent ne peut pas répéter jeudi, mais mercredi OK ») ou galants (je vous laisse imaginer), citations cinématographico-bibliques (« Et tu sauras que mon nom est l’Eternel quand s’abatera sur toi la vengeance du Tout Puissant »), traces indélébiles de groupes disparus ou pas (« Deadly Toys were here », « Homestell », « Les Sold Out sont bons / Les Sold Out sont dangereux / L’heure de la reconnaissance / A SONNÉ »), et sur le mur lambrissé de la petite salle du flipper sur lequel Anthony ne jouera plus jamais, l’un des rats de Ptiluc s’exclame : « Quand tu n’as plus rien, il te reste le bar des Artistes !! Merci pour tout le barbu ! »

Et quand tu n’as plus le bar des Artistes ?

Avec le soir qui tombe, le lieu se remplit et les fûts se vident. Bob, certainement parti dîner, revient avec sa guitare. Pour l’instant, c’est Guillaume et Gérald qui mixent, ça m’étonnerait que Bob trouve l’occasion de sortir sa gratte. Il me semble bien ne l’avoir jamais vu jouer aux Artistes, alors que c’était son Q.G. J’ai beau essayer de me souvenir (il me suffirait de parcourir les vingt-cinq cahiers de mon journal, mais j’ai la flemme) : je l’ai souvent vu jouer, mais pas là. Ironie du sort… Je soupçonne Gérald d’avoir le mauvais œil : il suffit qu’il mixe dans un bar pour que celui-ci ferme : le Coucou, la Veuve Coudère, le Ty Koz, et maintenant les Artistes… Il passe le tube des Why Ted ?, « Golden Bollocks », dans sa platine. Avec le nombre de morceaux composés par lui qui passeront ce soir, Bob pourrait vraiment s’en faire, des couilles en or, s’il touchait des droits d’auteur…

À neuf heures et demie, il n’y a plus de bière – la cuite de l’histoire se fera au blanc. P’tit Fat prend le relais derrière les platines. Ça commence à vraiment danser, et il me vient l’idée de me mettre à gigoter moi aussi. Merde ! Je suis sur la scène des Artistes, les mecs !!! Je crois que vous ne vous rendez pas bien compte. Je fais un duel de air-guitar avec un client quadragénaire encore plein de santé, les veines remplies de rock’n’roll (et d’alcool un peu aussi). Du coup, je détache mes cheveux qui de toute façon allaient bien finir par se libérer tous seuls. Patatra, ils font dans ma nuque, ce sont les rares qui me restent et je les laisse tomber en capillilotade. Je vois arriver la belle Audrey, éborgnée par sa mèche brune, qui me déclare que mes cheveux en liberté me vont très bien. Elle peut enfin me parler sans crainte désormais, puisque je ne publie plus mon journal sur Internet et qu’elle ne risque donc plus de passer aux yeux du tout-Laval pour une fille qui a le compliment facile. Je me décide enfin à ranger mon appareil photo (j’étais le dernier à en trimballer un, ça devenait ringard) après avoir, sans même le vouloir (promis juré), pris en photo une sublime jeune fille brune aux yeux brillants et au sourire irrésistible[1]. Le bar des Artistes était le fournisseur officiel de la ville en créatures sublimes. Où les trouverons-nous désormais ? Et à peine me suis-je débarrassé de mon numérique, mon adversaire de air-guitar se fout à poil ! Il danse comme un fou, en chaussettes, la bite à l’air, dans l’hystérie collective. La mode change à un rythme fou : plus de ringardise, tout le monde ressort son appareil photo, son téléphone portable, sa caméra, sa planche à dessin : le petit oiseau est sorti. « C’est un garçon ! » Nous pourrions tous en faire autant, mais ce serait vulgaire. Là au moins, nous y échappons, à la vulgarité : nous sommes plongés en pleine scène originelle, c’est la version mâle du tableau de Courbet, l’âme de Choron plane au-dessus de la salle, se prend les couilles dans les pales du ventilateur, jure ses cent mille putains de bon Dieu, va prendre un peu l’air. On se croirait dans une maternité, avec ce vieux gosse cul nu qui danse avec un sourire qui reste accroché aux volutes de fumée quand son propriétaire tangue déjà ailleurs, comme le chat du Cheshire, mais en plus bourré. Finalement, c’est beau de terminer sur cette naissance approximative. Je salue la compagnie et quitte le bar. Il y en a un autre qui ouvrira en face dans une semaine. Les patrons auront intérêt d’être à la hauteur. Et puis c’est pas tout ça, mais je bosse demain.

[1] La photo, je la garde pour moi. Vous n’avez qu’à me croire sur parole.

dimanche 7 octobre 2007

Gloire à Crumb !


Chaque dessin de Robert Crumb prolonge ma vie d’une journée. Il y a comme ça dans le monde une poignée d’artistes qui vous sauvent tôt ou tard, ne serait-ce qu’en vous faisant comprendre que vous n’êtes pas tout seul. Mes héros sont Louis-Ferdinand Céline, Tristan Corbière, Kafka, Dreyer, Jacques Rigaut, Lautréamont, Bruegel, Cioran et quelques autres… Rien de bien original, vous me direz. J’y ajoute Crumb, illustrateur des cauchemars urbains et des révoltes muettes. La bande dessinée, art mineur s’il en est, atteint sous la plume de ce gaucher de génie la grâce et la folie de certaines gravures de Dürer. Le monde de Robert Crumb a la beauté d’une catastrophe naturelle.

Crumb ne dessine pas ce qui l’entoure, c’est le monde qui nous entoure qui n’est qu’un gigantesque dessin de Crumb. Ses crobards ne sont pas « ressemblants » : ils obligent l’univers à se plier à la ressemblance. Au commencement était l’Œil de Crumb. Quand vous sortez de chez vous après avoir lu un de ses albums, vous vous apercevez immédiatement que toutes les femmes que vous croisez sont à l’image des créatures stéatopyges aux jambes taillées dans des séquoias qui peuplent ses fantasmes. C’est qu’il vous les imposerait, ses fantasmes, en plus !

Putain de Dieu, les femmes de Crumb ! Ces armoires à glace qui me broieraient d’une étreinte, sauvages et musculeuses amazones post-atomiques, je ramperais comme un chien devant un martinet pour en approcher une, m’accrocher comme lui (Crumb, pas le chien) à ses mollets de géante, sauter à cru sur sa croupe éléphantesque !

Crumb dessinait les filles qui lui plaisaient à l’école parce qu’il n’osait pas les approcher. Bien trop sensible et complexé pour jouer au mâle dominant ! Il se rabattait sur ses obsessions, jouissant à la première occasion de faire du pied à une camarade de classe sans aller plus loin. Il a avoué plus tard qu’il lui arrivait de se branler devant ses dessins. Malgré mes efforts, je n’ai jamais su dessiner « ressemblant ». À l’adolescence, c’est mon journal qui m’a servi à éponger mes passions solitaires. Je décrivais mes petites inamoureuses, leur tenues vestimentaires, leurs coiffures, j’allais observer les lycéennes et les étudiantes croisant et décroisant leurs jambes à la bibliothèque municipale, mon sang bouillonnant à l’apparition du moindre centimètre carré de petite culotte, je racontais tout ça le soir même dans mon journal et je pouvais ensuite m’adonner à mes habitudes honteuses en feuilletant simplement quelques semaines ou mois en amont dans mes cahiers d’inadapté congénital. L’ennui, quand on parle de Crumb, c’est qu’on parle de soi. Ce qui est sûr, c’est que si j’avais eu pour le dessin le quart du talent de Robert Crumb, j’aurais été dix fois plus cinglé, pervers et immature que je ne le suis (j’écris ça pour me consoler). Moi aussi, pourtant, j’ai commencé par le dessin, mais je n’étais pas assez travailleur et je manquais de patience. Rester vingt minutes à peaufiner les ombres d’une paupière ou reprendre cinq fois un même portrait parce que l’inclinaison de la tête n’est pas bonne, c’est trop pour moi. Quand j’étais jeune, mon rêve absolu était de conserver à jamais tout ce que je voyais, tout ce que j’entendais, comme dans un film que j’aurais pu me repasser sans fin. Je crois que c’était, plus ou moins consciemment, la raison d’être première de mon journal. Ce n’est qu’avec l’âge que j’ai parfois songé que l’amnésie aussi devait présenter certains avantages.

On a tous besoin d’un type plus fou que soi. Faites confiance au bon vieux Bob et à sa famille de cinglés ! C’est son frère Charles, envoûté par L’Île au Trésor version Disney, qui l’a initié à la bande dessinée. Comment ? Vous n’avez pas encore vu le superbe film de Terry Zwigoff ? Le premier artiste de la famille, c’est Charles : pendant des années, il a ressassé les aventures de Long John Silver et du jeune Jim Hawkins, les vêtements des personnages s’ornant au fur et à mesure de plissages de plus en plus envahissants, obsessionnels, le dessin disparaissant bientôt sous des textes de plus en plus abondants… Puis Charles a continué à remplir des dizaines de cahiers de lignes interminables, comme un discours aphone qui se poursuivrait sans fin… avant de cesser toute activité pour rester cloîtré chez sa mère, retiré du monde, et de se suicider, parce qu’il faut bien que ça se termine un jour. L’autre frère, Maxon, vit de mendicité et de méditation, reclus et asexuel. Il faut voir son interprétation toute en lignes droites naïves et tourmentées du suicide de Van Gogh dans un champ de maïs ! Robert, avec toutes ses angoisses, ses phobies et ses perversions, s’en est plutôt bien sorti, par comparaison. Sa folie, il en a fait de l’or.


L’Amérique de Robert Crumb est atroce, violente et inhumaine, les lignes à haute tension et les zones industrielles y poussent comme des verrues purulentes, l’air y est irrespirable et la musique assourdissante. Crumb n’est pas un visionnaire mais un simple observateur. Crayon en main, il ne fait que reproduire ce qu’il a sous les yeux. Oui, le monde se plie vraiment aux exigences de Crumb : bien vicieux, bien dégueulasse, un cauchemar climatisé à vous faire vomir votre petit déjeuner, influencé par les pires trips de LSD des années psychédéliques dont il ne s’est au fond jamais complètement remis.

À l’exception de Fritz the Cat, la plus grande partie des personnages récurrents de Crumb sont nés des drogues hallucinogènes de sa période hippie. Mr Natural et Snoïd au premier rang, les créatures les plus mignonnes et les plus abjectes de la bande dessinée underground américaine – les anti-Mickey Mouse ! Shuman the Human, Onion Head, Etoain Shrdlu et beaucoup d’autres se font les porte-parole des cauchemars existentiels de leur auteur. Pas besoin de psychanalyse pour Robert Crumb : il lui suffit de donner vie sur le papier au petit personnage nu et terrorisé qui grelotte au fin fond de sa boîte crânienne pour se libérer de toutes ses angoisses, au moins pour le reste de la journée. C’est finalement l’étape nécessaire par laquelle chaque artiste doit tôt ou tard passer. Vive la neurasthénie, c’est à elle qu’on doit nos plus grands génies !



Pour se sortir de tout ça et continuer à contempler le monde sans avoir la nausée malgré sa laideur et sa dégradation constante, il reste la musique. Crumb est l’un des plus grands collectionneurs de 78 tours de blues et de jazz des années 20 et 30. Quand je vois ce que cette musique lui inspire, je ne peux pas lui en vouloir de ne pas avoir supporté l’électrification rock’n’roll des années 50. Je peux rester des heures à admirer le noir et blanc somptueux de sa biographie de Charley Patton. C’est de cette Amérique que Crumb est profondément nostalgique, et quand il la dessine, on peut déjà entendre les crépitements du vinyle recouvrant presque la guitare slappée et la voix plaintive et lointaine du bon-vieux-country-blues-des-champs-de-coton-du-Sud-du-Mississippi. Tous les clichés se retrouvent sous son crayon, plus vrais que nature, de même que la tour Eiffel vous paraîtra toujours plus vraie en reproduction que face à vous. Je dis ça pour les touristes étrangers. L’original est toujours plus fade que la copie. Quand j’écoute du blues, j’ai l’impression d’être projeté dans un dessin de Crumb, et quand je regarde des dessins de Crumb, j’ai envie d’écouter du blues. Et de bondir sur le cul de la première femme forte qui passe, donc.

Finalement, je crois que ma passion pour Crumb tient beaucoup au fait que sa folie me rassure sur la mienne. Sa folie, il a réussi à en faire quelque chose – je dois bien pouvoir me débrouiller pour en faire autant, à ma manière… Oui, chaque dessin de Crumb prolonge ma vie d’une journée : il me rappelle que j’ai toujours l’espoir de m’en sortir et me donne l’envie de travailler pour y parvenir. Merde ! C’est pas un peu paternaliste, ça ? Non mais de quoi tu te mêles, Bob ?

lundi 1 octobre 2007

Une leçon d'humilité


Poésie est morte avouons-le. Tous nos Arts gisent grotesques.
Céline
J’ai su très tôt que ma bite allait être ma principale source de problèmes. Ça a plutôt mal commencé : je suis né avec un phimosis et une ectopie testiculaire. Je suis parti dans la vie avec le gland étranglé par le prépuce (pas étonnant si par la suite j’ai très mal supporté les sous-pulls à col roulé) et une couille en exil quelque part dans l’aine. Jusqu’à l’âge de onze ans, je n’ai jamais pu décalotter ma petite personne. Mon gland et moi, on est un peu comme deux étrangers : on n’a pas été présentés. Il m’est apparu trop tard, j’avais déjà trop de soucis pour m’occuper de lui… Surtout, il m’est apparu couvert de ronces, après l’opération : ma pauvre petite nouille toute cousue de fils de chirurgie, huileuse de Bétadine… La Bétadine, j’en fais encore des cauchemars. Il suffit que je revois la petite bouteille de plastique jaune, et tout de suite me revient en mémoire le liquide marronnasse glacial que ma mère appliquait sereinement sur mes gonades horrifiées – avec l’odeur en prime, entre le caoutchouc brûlé et le caramel rendu, j’imagine cette odeur-là, et tout de suite je sens les fils durs et hérissés au bout de mon bout… Je passais mes journées en pantalon de pyjama, et je devais le tenir éloigné de mon sexe pour que les fils ne se prennent pas dans le tissu. Je traînais donc dans la maison en tenant mon froc, mon petit oiseau ballotant mollement entre mes cuisses maigres, transpercé de flèches. Et ma couille gauche que les médecins ont fait descendre par la même occasion, et qui de temps en temps, par nostalgie ou peur des mauvais coups, essaie de retourner encore faire un petit tour dans sa tanière… Imaginez-vous à onze ans, une couronne d’épines sur la pine, incapable de supporter le moindre contact avec un tissu quelconque (et donc toujours le cul à l’air), et tout le monde qui vous regarde entre les jambes avec l’air d’apprécier le boulot des chirurgiens… Je vous jure que vous prenez d’un coup une leçon d’humilité pour dix siècles !

lundi 24 septembre 2007

Requiem for a dribble


Youni Approximatov avait toujours su que la pilule serait difficile à avaler. Mais à ce point-là… Il s’y était préparé tout jeune : déjà durant ses années de sport-études ses entraîneurs lui avaient rappelé que la carrière de footballeur était courte, que les très bons joueurs étaient nombreux et qu’il fallait se dépêcher de devenir champion pour laisser un nom dans l’histoire du football, à côté des Kopa, des Pelé, des Platoche, des Rocheteau et des Zidane. Le football, pour Youni, c’était le Graal, la planche de salut, l’unique espoir de briller pour cet enfant d’immigré qui rêvait d’offrir à sa mère la sécurité qu’elle n’avait jamais connu. Il avait toujours été sérieux : pas d’alcool, pas de drogue, le Coran dans les vestiaires, Allah est grand, peu de petites amies (ses entraîneurs ne cessaient de lui répéter que l’amour fatigue l’athlète. Ses entraîneurs étaient tous divorcés)… Couché tôt tous les soirs, nourri aux pâtes à l’eau - avec un chouïa de ketchup le dimanche -, Youni ne vivait que par et pour le football, le « foot » comme disaient ses copains, la « baballe » comme disait son petit frère - p'tit con ouais, mais vous verrez, vous verrez, vous viendrez me bouffer des cacahouètes dans la pogne !


Son ambition, c’était d’amener son club en D1. A la force du mollet. Il se sentait investi d’une mission lorsque le ballon se retrouvait entre ses pieds. Rien ni personne alors ne pouvait lui faire lâcher prise. Un fauve ne lâche jamais sa proie. Gauche, droite, ses pieds dansaient autour de la boule de cuir sans offrir la moindre ouverture aux crampons adverses. Même son équipe le jugeait trop personnel. Lui se jugeait prévoyant : il n’allait pas risquer de perdre un match en confiant la balle à moins doué que lui… Le football est un art, et l’art est une entreprise individuelle. Michel-Ange n'était pas partageur. Proust était très "perso". Un ballon est aussi rond qu'un nombril. Il allait se réaliser dans le sport, mais se réaliser seul. Il serait un Dieu (sur)vivant, comme Maradona. Un génie du petit pont, un acrobate du retourné, un poète du péno, un peintre de l’amorti poitrine, comme Cantona (et plus tard il serait comédien).


Ça aurait dû se passer comme ça.


Mais de déchirures des ligaments en épanchements de sinovie, elle n’est pas rose la vie d’artiste - et c'est d'ailleurs le jour où les footballeurs ont été considérés comme des artistes que l'art a définitivement disparu, à l'inverse de ses douleurs aux rotules. Bientôt, Youni comprit que sa présence faisait de l’ombre à d’autres joueurs de son équipe qui, eux aussi, voulaient s’exprimer à leur façon. Certaines de ses blessures, il en était sûr, ne venaient pas de l’adversaire… Très vite s’installa une insidieuse paranoïa. Comme si onze ennemis ne suffisaient pas, il dût en ajouter dix : ses propres alliés, ses amis, ses frères de sang et de sueur. Il se fit exigeant, réclama une loge individuelle (« Tu veux dire un vestiaire ? », s’exclama ce jour-là l’entraîneur), un masseur personnel - celui de Zidane -, des protège-tibias Karl Lagerfeld. C’est à la même époque qu’il commença peu à peu à sombrer dans l’alcoolisme mondain. De cocktails en vernissages, de rencontres-débat en inaugurations, il pouvait ingérer ainsi des litres de kir-cassis ou de punch créole en parlant philo et engagement avec son ami Pascal Bruckner ou cuisine provençale avec sa vieille copine Maïté, en plaisantant avec Éric et Ramzy, un œil dans le décolleté de Laetitia Casta, ou en rappelant à Thierry Ardisson qu’il lui avait promis de l’inviter dans sa prochaine émission. L’attente avait été trop longue, il dépérissait à vue d’œil, arrivait en retard aux entraînements, perdait son souffle, ses réflexes… Jusqu’au dernier match de la saison, qui fût aussi le dernier de sa carrière.


Son équipe était menée un à zéro, il restait cinq minutes de jeu. Youni n’était plus dans le match depuis un moment, essoufflé, courbatu, malade qu’il était. Youni n'était plus que l'ombre de Youni. Soudain, il vit l’ouverture : Manuel Cansoni, l’un des meilleurs buteurs de son équipe – il y a peu de temps, c’était Youni le meilleur, mais passons, comme dans le porno, tous ces gens défilent à une allure folle, aujourd'hui une rousse, demain une métisse, mais le propos reste le même : se mettre en branle la libido, voilà l'essentiel – récupère le ballon, passe un adversaire, deux, arrive dans la zone de réparation, complètement dégagée, même le goal a l’air d’être parti cueillir des pâquerettes… C’est le moment ou jamais. Hors de question de laisser un autre que lui égaliser, Youni bondit vers la balle, dribble Cansoni, lui prend le ballon, shoote et…


Tiens ? Les gradins.

« Marrant, ça. Je voyais le but plus à droite… »


Youni Approximatov avait toujours su que la pilule serait difficile à avaler. Mais maintenant, il allait falloir apprendre à vivre avec une cagoule…
Ecrit en collaboration avec DJ Zukry et Nerf Salissantor.

lundi 17 septembre 2007

Déclaration d'amour

"Je vous promets que je n'ai jamais éprouvé le moindre sentiment pur à votre égard. Tout ce que je suis capable de ressentir en face de vous : honte, impuissance, culpabilité, et par-dessus tout un immense, sincère et profond sentiment d'infériorité."

vendredi 14 septembre 2007

Dix-sept ans


J’ai eu dix-sept ans du 29 janvier 1994 à 1 h 20 du matin au 29 janvier 1995 à 1 h 19. Durant cette période, j’ai eu dix-sept ans et demi, dix-sept ans et 2/3, dix-sept ans ¾, etc., mais on ne va pas tenir des comptes d’apothicaire… Disons dix-sept ans, et restons-en là. Cette année pas plus charnière qu’une autre occupe 302 pages de mon journal intime de l’époque, réparties sur trois cahiers format 21 x 29, 7 cm, grands carreaux.

À l’époque, j’avais plus de cheveux qu’aujourd’hui, mais beaucoup moins de barbe. J’offrais des dessins aux filles de ma classe pour masquer le fait que je ne savais pas leur parler. Ainsi, j’avais l’impression de paraître un peu intéressant.

Je lisais Les Misérables et j’écoutais les Doors. La mort de Kurt Cobain m’avait moins marqué que celle du chanteur des Négresses vertes l’année précédente, mais c’est qu’à l’époque je connaissais mal Nirvana. Juste après le suicide de l’idole grunge, j’ai réparé cette lacune et je me suis mis à brailler comme tout le monde les refrains du dépressif aux cheveux sales, avec un bon train de retard. J’ai toujours eu ce problème de timing, mais c’est logique : j’ai marché à vingt mois.

Je lisais Zola et j’écoutais Noir Désir. Je me sentais très concerné par la guerre en Yougoslavie et par le génocide au Rwanda (que j’écrivais « Ruanda » pour faire comme Cavanna dans Charlie Hebdo). Je n’avais pas vraiment d’avis là-dessus, mais enfin je me sentais très concerné. Je manifestais pour que Balladur enlève son C.I.P. et son Smic-jeunes. Je n’avais pas vraiment d’avis là-dessus, mais enfin je n’avais pas connu mai 68, alors je me rattrapais comme je pouvais.

Je lisais Bukowski (découvert après sa mort aussi) et j’écoutais Sex Pistols. Johnny Rotten était à la fois mon dieu et une sorte de grand frère. Mon autre grand frère, le vrai, jouait à la console Sega et au tennis de table. En hommage à Johnny Rotten, je me laissais pousser les caries. Aujourd’hui, j’ai beaucoup moins de caries, mais j’ai aussi beaucoup moins de dents. Je voulais être le plus punk de tous, mais je ne me teignais que pour Mardi-gras, par timidité. Le reste du temps, je portais ma crête dans ma tête. Mon slogan favori était : « Demain, c’est aujourd’hui en pire ! »

J’avais déjà lu Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, mais j’écoutais trop les « spécialistes » qui me conseillaient de ne pas poursuivre la découverte de l’œuvre de cette sale ordure antisémite de Céline. Je faisais du théâtre tous les mercredis soirs, mais même deux heures par semaine, j’avais du mal à être quelqu’un d’autre que moi-même. J’étais simultanément amoureux d’Hélène, de Stéphanie, d’Elina et de Valérie, mais si Delphine, Stéphanie (une autre), Solène, Véronique ou Stéphanie (encore une autre) m’avaient dit oui, je n’aurais pas dit non. Inutile de préciser qu’il n’y a jamais rien eu avec aucune de ces filles. Il m’arrivait encore parfois d’être assez beau, à cette époque (le 17 avril 1994, notamment…), mais c’était rare.

1994, c’est aussi l’année où je me suis évanoui dans le cabinet de mon médecin après un vaccin DT-polyo. Mon film préféré était Orange mécanique. Je me préoccupais beaucoup de l’évolution du Sida de Mano Solo (quand je pense qu’il vit toujours, cet escroc !). Mes héros préférés dans la vie réelle étaient Florence Rey et Audry Maupin, les « anarchistes-nihilistes » tueurs de flics.

Le 29 janvier 1995, j’étais déprimé comme à chacun de mes anniversaires, mais bien content au fond de ne plus avoir à repasser par mes dix-sept ans.

mercredi 5 septembre 2007

Le bibliophile


L’ennui, c’est que je ne sais pas quoi faire de la tête. J’avais bien besoin de ça, je vous jure… Je n’ai rien demandé à personne, moi. J’allais tranquillement prendre un café boulevard Saint-Germain, comment j’aurais pu me douter que je tomberais sur lui ? Ça fait au moins dix ans que je ne l’avais plus vu, depuis la fac, mais je l’ai reconnu tout de suite. Grand comme un papillon cul-de-jatte, la démarche épileptique, une bouille ronde d’enfant réjoui, les quelques cheveux qui lui restent se dressant au-dessus des oreilles comme deux cornes, Améthyste Lampion a levé ses bras minuscules vers moi lorsque nous nous sommes trouvés face à face. Sa veste de costume pied-de-poule vert olive s’est soulevée également, découvrant une bedaine qu’une chemise blanche froissée tentait courageusement d’endiguer, épaulée dans cette tâche par une énorme cravate à pois rouge et noire.

− MEUS-sieur BaluCHARD ! il a dit, en appuyant sur des syllabes qui ne lui demandaient rien. C’est bien ça, n’est-ce pas ? Hégésippe Baluchard, je ne me TROMPE pas ?

Il ne se trompait pas, évidemment qu’il ne se trompait pas. Il risquait pas de m’oublier, Lampion, j’étais son meilleur élève, le seul assez fou pour se bousiller la cornée des heures durant à déchiffrer des pattes de mouche en grande partie effacées sur des manuscrit du siècle des Lumières ou des incunables du crétacé inférieur… Le seul aussi dingue que lui, si on peut dire. Les autres, les plus motivés, laissaient tomber au bout de trois ou quatre heures, en lâchant un « comprend rien ! » dans un soupir de sardine qui accoucherait d’un cachalot. Moi je continuais, inlassablement, ça m’amusait le mystère, tenter encore de distinguer une lettre là où l’humidité avait bouffé le papier, là où il semblait que plus rien ne pourrait apparaître, essayer de différencier un v d’un r, un c d’un o… Je pouvais reconnaître un autographe de Stendhal, d’Henri IV, de Marie-Antoinette dès l’initiale du premier mot, je pouvais dater des pages arrachées à diverses éditions de Tristram Shandy ou des Essais de Montaigne, séparant l’original de la copie, dénichant la contrefaçon en un clin d’œil… Lampion, il me voyait un peu comme le fils qu’il avait été incapable d’avoir tellement il avait la tête dans les codex, si vous voulez. Avec moi la relève était assurée, il pouvait prendre sa retraite tranquille. Ah ! là, là, quelle déception quand il avait vu que je ne prenais pas du tout ce chemin-là ! J’étais jeune moi, plein de sang, les hormones qui criaient famine, j’allais pas m’enfermer dans des salles sombres avec des grimoires poussiéreux, les yeux rouges comme un rat de laboratoire, le teint gris et le sexe aux abonnés absents ! Je m’étais bien amusé, c’est vrai, mais je ne comptais pas y passer ma vie.

La condamnation était inévitable : me croisant ainsi boulevard Saint-Germain, toujours mortellement jovial, Améthyste Lampion m’invita à boire un thé rouge chez lui. Chez lui : un boui-boui au sommet d’un escalier qui s’entortille au fond de la rue Princesse, des volumes innombrables entassés partout, et les murs qui ont pris la couleur du papier jauni, à moins que ce ne soit le papier qui ait pris la couleur des murs, on est en pleine métonymie visuelle, la poussière entassée dans la poussière, un univers si triste qu’on croirait qu’à travers la fenêtre, le jour a pâli. Dans un coin, un énorme massicot rutilant, flambant neuf, complètement hors sujet.

− Alors, mon CHER Hégésippe, qu’êtes-vous devenu, depuis TOUT ce temps ? il m’a demandé, en faisant pisser sa théière exténuée au fond de ma tasse grisâtre.

Je lui ai dit ce que j’étais devenu, depuis tout ce temps, rien de bien nouveau. Et lui, j’ai fait comme ça, qu’est-ce qu’il faisait, maintenant qu’il était à la retraite ?


− Eh BIEN, mon cher Hégésippe, figurez-vous qu’il m’arrive de voyager, n’est-ce pas ?...

J’ai failli m’étrangler. Je ne vous crois pas, j’ai fait comme ça, en rigolant pour qu’il ne se rende pas compte qu’effectivement, je ne le croyais pas. Derrière un buffet campagnard transformé de manière définitive en bibliothèque temporaire, il y avait un planisphère aux couleurs passées. Enfin un bout de planisphère, un coin qui dépassait, à peine quelques kilomètres de Sibérie. Améthyste Lampion en voyage, non franchement, je ne veux pas en entendre parler. J’avais déjà du mal, il y a dix ans, à l’imaginer parcourir les quelques mètres qui séparent la rue Princesse de la Sorbonne, alors Lampion sur un bateau, Lampion en avion, non, s’il vous plaît, non.

− C’est vous qui aviez raison, MON cher ! Ah, je l’ai BIEN compris, quand j’ai quitté l’enseignement… Quel temps j’ai pu perdre, dans ces TONNES de papiers… Et pour QUI ? Pour des élèves qui s’en foutaient, n’est-ce pas ? À part VOUS, mon jeune ami…

De pire en pire. Où j’étais tombé ? Le massicot qui brillait dans son coin semblait me sourire de toute sa lame. Qu’est-ce qu’il lui était arrivé, au vieux Lampion ? C’était un gag, ou quoi ?

− Oui enfin, monsieur Lampion, j’ai dit, c’était avant tout pour vous-même, que vous faisiez toutes ces recherches. L’enseignement, c’est une chose, mais la connaissance pure, le savoir, le plaisir de la découverte…

− Foutaises, foutaises ! Non, non, vous aviez raison, tout le plaisir qu’on peut en retirer ne vaut en RIEN toutes ces heures passées dans la poussière, croyez-moi ! Alors qu’il y a dans le VASTE monde tant de BELLES choses à voir, et de belles PERSONNES…

Mais qu’est-ce qu’il lui prenait, au vioque ? Il était tombé amoureux, ce con-là, ou quoi ? Et le voilà parti à me raconter ses voyages en Egypte, en Inde, en Cappadoce, dans les Cyclades, que sais-je… Commençait à sérieusement me gonfler, avec sa joie de vivre. J’aurais dû me douter qu’il y avait un truc qui clochait, en le voyant marcher vers moi sur le boulevard, comme un mollusque qu’on titillerait à coups d’électrochocs. Ça ne lui ressemblait pas, cette espèce de vitalité.

− Par contre, vous avez pas changé de turne, j’ai dit, histoire de mettre un frein à ses envolées lyriques.

Il a éclaté de rire, on aurait dit qu’un déménageur avait laissé se répandre le contenu d’une caisse de xylophones.

− Détrompez-VOUS, jeune homme ! À vrai dire, c’est un DRÔLE de hasard qui nous a FAIT nous rencontrer ici. Je ne vis plus à Paris QUE rarement : cette demeure n’est plus guère qu’un pied-à-TERRE lorsque je DOIS me rendre à la capitale. Le RESTE du temps, je le PASSE à l’étranger, avec ma compagne…

J’ai eu l’impression un instant que le massicot me faisait de l’œil. Cette unique masse étincelante surgissant du brouillard commençait à me faire frémir. Pour me rassurer, j’ai jeté un œil à la porte d’entrée : c’est bon, en cas de pépin, un bon coup de latte devrait l’ouvrir.

Lampion s’est levé soudain, se retrouvant de la même taille que moi, qui étais assis, son ventre roulant sous la chemise de façon menaçante. Il pointa du doigt le massicot.

− Regardez ce que je me suis offert, il a dit. Vous savez ce que C’EST, n’est-ce pas ?

Il a cogné d’un poing joyeux sur la ferraille du mastodonte. Bong, bong.

− Un massicot, j’ai dit.

− ÇA, c’est la LIBERTÉ, mon ami ! Regardez ce que je fais de ces années d’esclavage…

Rapide comme un guépard sous amphés, il a soulevé un volume posé bancal sur une étagère, réveillant l’araignée assoupie sur sa toile. Les coutures lâches de la reliure ont laissé échapper des pages.

− Laissez, je vais ramasser, j’ai dit en me levant, sans essayer de masquer mon agacement. Qu’est-ce qu’il me faisait, encore, l’ancêtre ?

− Pensez donc ! Ne vous inquiétez pas de ça…

J’ai vu qu’effectivement, il y avait un sacré tas de papiers par terre. Ce n’était pas une ou deux pages de plus qui allaient changer grand-chose. J’ai relevé la tête, alors qu’Améthyste Lampion était en train de tasser un bloc de feuilles visiblement très anciennes sur le massicot.

− Qu’est-ce que vous faites ?

− Je BRISE mes chaînes !

Avant que je ne réagisse il a placé le bloc sous la lame du massicot, qu’il a rabattu d’un coup sec une fois, deux fois, trois fois, tchac, tchac, tchac, pour ne laisser bientôt que de fines lamelles de papier, et la poussière qui s’envole. J’ai vu alors qu’il y avait un grand panier d’osier au pied du bazar, et dedans, une grosse épaisseur de ces lamelles de papier.

− Mais ça va pas, enfin ! j’ai crié en essayant de l’éloigner de la machine infernale. C’est quoi, ces papiers ?

− Bof, des vieilles choses, des originaux, des autographes sans importance, il a fait en rigolant, agrippé à la poignée de la lame, sa tête dépassant à peine de l’énorme engin. J’ai décidé de ne jamais les consulter avant de m’en libérer, pour ne pas risquer de CHANGER d’avis… Si vous saviez comme ça SOULAGE ! Je m’amuse beaucoup, n’est-ce pas, je peux en découper comme ça des pages et des PAGES des journées durant…

J’ai récupéré un bout de papier qui voletait encore dans les parages. En dix ans, je n’avais pas trop perdu de mes connaissances, il faut dire que je l’avais étudiée en long, en large et en travers, celle-là : j’ai immédiatement reconnu un passage de la première traduction de Don Quichotte par César Oudin, 1614. J’ai vu rouge.

− Non mais t’as viré barge, toi, j’ai gueulé en bousculant le vieux con. T’es en train de commettre un crime, pauvre fou !

Énervé comme je l’étais, je n’ai eu aucun mal à le soulever de terre et à l’asseoir violemment, son gros cul flasque sur le massicot, plof ! Et on me regarde dans les yeux quand je parle.

Son rire s’est mis à ressembler à un tourne-disque qu’on traînerait sur une route pavée. Il y avait de la tachycardie dans l’air. Ma main serrait son cou, martyrisant son nœud de cravate. Sa chemise s’était extraite du pantalon, répandant ses bourrelets de ci de là.

− Mais qu-qu’est-ce qu’il vous prend ? Lâ-lâchez-moi ! il a dit, le sourire greffé sur le visage comme une balafre, et le dentier ponctuant le bégaiement. Il en oubliait d’accentuer les syllabes, l’ahuri. C-c’est vous-même qui disiez…

− Quoi ? j’ai fait. Qu’est-ce que j’ai dit ? J’ai dit qu’il fallait détruire des trésors pour pouvoir vivre sa vie ?

Oui, j’ai prononcé le mot « trésors ». Sur le moment, je n’ai pas trouvé plus original.

− N-non, mais…

− Va pas falloir me coller n’importe quoi sur le dos, l’ancien ! C’est toi qui pédale dans la semoule, faut pas confondre.

Je voulais que les choses soient bien claires.

D’un coup, je l’ai allongé sur la machine à découper les œuvres d’art. C’était marrant, ses pieds dépassaient à peine du rebord. Ensuite, je ne sais plus trop comment ça s’est passé, je me suis retrouvé à essuyer la lame du massicot, très émoussée désormais, et pleine de sang. J’ai vite laissé tomber le nettoyage, ça n’a jamais été mon fort de toute façon, et je me suis rendu compte que sur les murs aussi le sang avait giclé. Autant tondre une pelouse à la pince à sucre. Le corps de Lampion a glissé sur le sol comme un sac de linge sale, et je me suis retrouvé au bas des escaliers, devant la porte qui ouvrait vers l’extérieur. C’est là que je me suis aperçu que je tenais toujours la tête de Lampion par les cheveux.
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L’ennui, c’est que je ne sais pas quoi faire de la tête.

mardi 28 août 2007

Premières pages (4/4)


Armageddon forever
Robert G. Prozac – Flammarion (2005)




I
NÉCROGRAPHIE DE LA SPHÈRE DU CHAOS



Quelque impavide qu’on puisse être, on envie, en de tels moments, la simplicité des tous petits à qui Jésus déclare que ces choses, si profondément cachées aux sages et aux prudents, seront révélées un jour par son Père qui est dans les cieux.

LÉON BLOY



La quatrième Guerre mondiale battait son plein, nous venions de pénétrer dans le sixième Cercle du quatrième Monde. Un néon exsangue grésillait au-dessus de nos têtes dans le grand silence des rêveries opiacées. Schwarzmann caressait mollement une boulette de shit de la flamme de son Zippo.

— T’en penses quoi, de tout ça, Korvald ?

La question perça le silence un instant, puis se tint suspendue en l’air, comme vidée de son sens, sans recevoir plus d’écho qu’une mouche se grillant les pattes au tube luminescent du plafond. Il n’y avait pas grand-chose à dire, et Schwarzmann le savait. Les mots depuis des siècles étaient devenus inutiles, et seuls certains d’entre nous faisaient encore semblant, de temps à autres, de s’intéresser à quelque éternuement de pensée surgi du larynx d’un quelconque fonctionnaire androïde.

Depuis quelques temps d’ailleurs, je ne m’intéressais plus guère à la personne du commissaire Shwarzmann qu’en raison de son stock inépuisable d’hallucinogènes et d’excitants divers. Le Démiurge était entré dans ma vie et d’un revers de bras céleste avait balayé affaires en cours, mains courantes et dossiers classés à rouvrir. À l’avenir, je n’aurais plus, je le savais déjà, à me soucier d’autre chose que des souffrances du Crucifié à l’heure sacrée de la Rédemption. Je savais qu’éternellement je pourrais boire au Calice jamais tari le sang jailli du flanc de Celui qui était mort pour nous.

L’Europe avait sombré et nous n’y pouvions rien. J’avais tenté, à ma misérable échelle, d’empêcher le désastre. Du moins certains de ses avatars. J’y avais gagné plus de cheveux blancs que de galons et j’avais compris que si l’Homme méritait d’être sauvé, il le serait par lui-même. J’avais aperçu le génocide final dans le délire d’une nuit-méthédrine, et le spectacle était resté gravé dans ma rétine, phosphène ultime d’un monde éteint. Nous ne serions plus désormais que les guerriers cyborgs, invincibles parce que sans cesse régénérés, d’une planète où la Guerre sans cause serait devenue un état permanent et nécessaire.

Nous avions échoué lorsque nous étions nos propres ancêtres, mais désormais notre armée de clone serait éternellement triomphante d’un combat aux victimes immortelles.




Choix bibliographique établi avec DJ Zukry, et déjà publié dans le Journal de la Culture n°11, novembre-décembre 2004.

lundi 27 août 2007

Première pages (3/4)


Forget the funk, get the punk !
Mélinda Descotes – Grasset (2005).


Chirdée foncedée cramée cramoisie… le concert déchire tout, c’est clair, les bières et les joints tournent bien, sur scène c’est le kiff, Cyril me tient par la main, comme si nous étions in love, c’est comme un frangin pour moi, Cyril. Il a su me guider quand dans ma tête j’étais à bout, que la dope m’empêchait de vivre, que j’avais des suicidal tendencies. On se connaît depuis qu’on est gosses, je l’adore ce mec, il a toujours été là dans les moments les plus durs de ma foutue existence. Je regarde la scène, puis je me tourne vers lui. Putain, il rayonne ce mec ! Ouais, sûre. Il dégage un truc, un truc que seul un Cobain pouvait dégager, putain de vie ! La bière circule dans les rangs, une osmose se dégage, une harmonie envoûtante, et l’harmonie des guitares aussi, le rythme déchaîné du batteur, l’énergie, yeah, l’énergie ! L’énergie c’est la vie ! Cyril part dans un slam tordant, je flippe toujours qu’il se fasse mal, que les types le laissent s’écraser au sol, qu’il faille que je l’amène à l’hosto, aux urgences, je peux plus supporter ces odeurs de cadavres, ce blanc immaculé, j’y ai trop zoné. Cyril était là aussi pendant ma cure de désintox, quand la came me ramollissait le cerveau pire qu’un sitcom TV. Dès fois, je me dis que sans Cyril je serai plus là aujourd’hui. Je m’accroche à lui, je le tiens par le blouson, je lui serre la main, fort, très fort, et le bassiste est déchaîné, tout le monde à côté de moi crie, ce moment est magique, vraiment strong. Le concert se termine, je prends ma tire et je dépose Cyril devant chez lui. Moment de blues, il me serre très fort dans ses bras, je me dis putain tu vas pas craquer. Je chiale comme une gosse. Il me dit : « Les vraies femmes ne pleurent pas ». On se marre, comme deux teenagers. Demain je vais avoir 40 ans, et ça me fout le bourdon. Je vois mon mec par intermittence, je bosse pour un journal à la con, mon patron me fait chier, quant à la famille, n’y pensons pas. Anyway, j’ai toujours réussi à rebondir, parce qu’au fond je lâche jamais le morceau.


Choix bibliographique établi avec DJ Zukry et déjà publié dans le Journal de la Culture n°11, novembre-décembre 2004.

vendredi 24 août 2007

Premières pages (2/4)


Papa, je t’aime.
July Moquette – Stock (2005)


Papa m’attend toujours quand je rentre de l’école. Je sais qu’il aime me voir remonter la rue en danseuse sur mon vélo violet, les jambes nues sous ma jupe légère. Mon cartable est lourd sur mes épaules. Parfois, dans le dernier virage, ma trousse glisse par terre. Je dois m’arrêter et repartir la chercher. Ça fait beaucoup rire papa. Il aime bien rire, papa. Il me regarde me baisser pour prendre ma trousse, puis remonter sur mon vélo. Il aime bien quand le vent soulève ma jupe, papa. Souvent, ça le démange en haut des cuisses. Maman, elle dit qu’il a le feu où elle pense. Oh, non ! Je veux pas que papa prenne feu, jamais.

Papa m’embrasse. Il pique un peu, ça fait bizarre sur les lèvres. Il est toujours en train de vérifier si mes seins poussent. Il appuie fort sur ma poitrine à travers le tee-shirt. Après il est tout rouge et contrarié. C’est parce qu’il s’applique. Il fait bien attention à ma santé. J’aime mon papa.

Papa, je t’aime.

Parfois, je voudrais que tu crèves.

Mais je n’y pense pas trop : les enfants ne doivent pas dire du mal de leurs parents. Un papa sait ce qui est bien pour sa fille chérie. Parfois ça me paraît bizarre, ce qui est bien pour moi. Mais il me promet qu’il ne me fera pas bobo, alors je n’ai pas peur. Parfois ça saigne un peu, mais je m’essuie et c’est fini. Il me demande gentiment si j’ai eu mal, il veut dire vraiment mal. Alors je réfléchis un peu, et je dis non. C’est à partir de quand, vraiment mal ?

Papa, il essuie souvent son zizi dans mes cheveux, après. Moi, j’aime pas trop ça. Ils sont tous gras après, et mes tresses sont toutes collantes. Alors je dois laver mes cheveux longtemps pour que ça parte. Mais il sait ce qui est bon pour moi. La colle de papa, ça doit être bon pour les cheveux. Une fois, maman est rentrée plus tôt de son travail, et lorsqu’elle a ouvert, papa avait son zizi dans mes cheveux. J’étais un peu gênée. Comme papa me tenait le bras, je ne pouvais pas aller embrasser maman. Papa aussi était un peu gêné. Maman a regardé mes cheveux, elle a froncé les sourcils et elle m’a dit :

« Toi, demain, je t’emmène chez le coiffeur. »
Choix bibliographique établi avec DJ Zukry, et déjà publié dans le Journal de la Culture n°11, novembre-décembre 2004.

jeudi 23 août 2007

Premières pages (1/4)


C'est la rentrée littéraire ! Une fois de plus... Voyons ce qu'elle nous a apporté cette année, et gageons qu'il n'y aura pas de grande différence avec la rentrée dernière, pas plus qu'avec la précédente. Relisons-donc les livres d'il y a deux ans, pour nous faire une idée !

Comment j’ai failli me faire éditer chez Flammarion.
Baptiste Allain – Grasset (2005)

L’hôtesse d’accueil m’a fait bonne impression : grand sourire, grand bonjour, de bonne humeur mais très pro, vous êtes important – vous lisez cela dans son regard, vous le sentez que vous êtes important. Vous avez votre manuscrit à la main, vous êtes chez Flammarion, et vous sentez qu’aujourd’hui c’est sûr, vous allez enfin trouver un éditeur.

- « Je voudrais parler à Monsieur Beigbeder, s’il vous plaît, Mademoiselle ».
- « Vous avez pris rendez-vous ? ».
- « On peut dire ça : disons plutôt que j’ai rendez-vous avec mon destin ».
- « Nous n’avons pas ce nom-là chez nous ».
- « Oui, bien sûr… Vous n’êtes pas encore habitué à mon humour si cinglant. Sérieusement, pouvez-vous donc appeler, avec le téléphone qui est là, à vos côtés, Monsieur Beigbeder et lui annoncer ma venue imminente dans son local ».
- « Monsieur Beigbeder est en réunion. Dois-je lui laisser un message, ou lui déposer votre manuscrit ? ».

Je suis resté calme, elle ne pouvait pas deviner qu’elle avait en face d’elle le plus grand écrivain de sa génération, LE SEUL ECRIVAIN DE SA GENERATION, sale petite pute. J’ai couru, mon manuscrit sous les bras, et j’ai ouvert tous les bureaux, j’étais sûr de tomber sur celui de mon futur éditeur, j’ai croisé des gens à qui je faisais sans doute peur, je courais dans les couloirs, haletant, le teint pâle, la langue pendante, le souffle rauque, et il est sorti de son bureau, se demandant sans doute d’où venait ce bruit : « Tiens, je digère de plus en plus mal la Vodka, ce soir je bouffe bio ». Je suis resté planté devant lui. JE SUIS LE PLUS GRAND ECRIVAIN DE CE SIECLE NAISSANT. « Bien, asseyez-vous, calmez-vous, qui êtes-vous ? ». Il était gentil, calme et attentionné : il devait sortir de table.

Il ne me connaît pas, c’est normal, pour l’instant je suis un artiste en gestation, il ne peut pas deviner qu’il a en face de lui un type incroyable qui vient proposer généreusement, comme ça, en toute sympathie, alors qu’il pourrait aller chez Gallimard, le manuscrit hallucinant que vous lisez actuellement. Il prend des notes, c’est bon signe, je l’impressionne, non, ne lui dévoile pas trop le sujet de ton livre, laisse-le saliver, ah, je suis malin comme un singe, non, ne critique pas son menton, non, pauvre con, non, merde, voilà, c’est malin, il te raccompagne à la porte, tu lui serres la main, tu souris à l’hôtesse d’accueil, tu reprends le métro, tu t’effondres sur ton lit. Demain, tu iras chez Grasset.

Choix bibliographique établi avec DJ Zukry, et déjà publié dans le Journal de la Culture n°11, novembre-décembre 2004.